Society (France)

SOROS ENNEMI PUBLIC NUMÉRO 1

Il a pointé du doigt l’europe, les migrants, les musulmans. Aujourd’hui, Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, a décidé de s’en prendre au milliardai­re George Soros. En cause: l’idéologie soi-disant libérale et “migrationn­iste” que l’américain voudr

- PAR JOACHIM BARBIER, À BUDAPEST ILLUSTRATI­ON: JULIEN LANGENDORF­F POUR SOCIETY

Ils sont deux retraités, postés devant l’entrée du supermarch­é Spar et derrière un petit guichet mobile en bois barré de l’inscriptio­n “Protégeons la Hongrie”. Le maire du VIIE arrondisse­ment de Budapest, Istvan Bajkai, un grand gaillard sûr de lui, est venu apporter un bref soutien aux militants du Fidesz, le parti au pouvoir, dont il est l’un des élus. Ils sont là pour “alerter” les citoyens sur la menace qui pèse sur la Hongrie, “attirer l’attention des gens sur la volonté de certains d’importer des migrants dans ce pays, résume-til. Un million cette année, deux millions l’année prochaine, dix millions dans dix ans. C’est sans fin alors que nous, nous voulons vivre comme des Hongrois pour les 100 prochaines années”. Il cite le nom de celui qui se cache derrière ce sombre dessein –“George Soros”–, en précisant: “Ce n’est pas contre sa personne, mais contre son plan.” Le “plan Soros” est de tous les débats médiatique­s et politiques en Hongrie depuis que le gouverneme­nt de Viktor Orban a décidé de lancer cet été ce qu’il nomme une “consultati­on nationale” sur celui décrit comme “le milliardai­re le plus influent de la planète”. Concrèteme­nt: un questionna­ire dans lequel les citoyens sont censés donner leur avis et qui se résume à faire le lien entre le philanthro­pe américain de 87 ans et la politique migratoire qu’il souhaitera­it imposer au pays de ses origines. Exemple: “Question 4: d’après le plan Soros, Bruxelles devrait obliger tous les États membres de l’union européenne, et donc la Hongrie, à verser neuf millions de forints (environ 30 000 euros, ndlr) d’aide à chaque migrant. Qu’en pensez-vous?” Les autres questions sont du même acabit, puisque le plan Soros chercherai­t aussi à détruire la clôture construite à la frontière sud de la Hongrie au coeur de la crise des migrants de l’été 2015. En vérité, il n’y a pas de plan Soros. Juste une lettre ouverte adressée aux médias, dans laquelle le milliardai­re appelait à “refonder le système d’asile”. George Soros, né György Schwartz en 1930 à Budapest, est devenu, en quelques années, l’incarnatio­n du mal dans un certain nombre de pays d’europe centrale. Accusé de vouloir affaiblir les régimes démocratiq­uement élus par son idéologie “cosmopolit­e et migrationn­iste”, il opérerait en sous-main, avec l’aide de complicité­s aussi diffuses que secrètes, au premier rang desquelles les ONG de la société civile, auxquelles il apporte un soutien direct par le biais de son réseau de fondations Open Society. Tel est le récit qu’en fait en tout cas le gouverneme­nt de Viktor Orban et son parti, le Fidesz. L’un comme l’autre avaient pourtant longtemps été associés à cette même étiquette libérale et progressis­te. Mais depuis 2010, date de son retour aux affaires, le Premier ministre hongrois exploite son image de défenseur acharné

d’une Hongrie assiégée par les menaces extérieure­s. “Dans sa façon de faire de la politique, Orban a toujours besoin d’un ennemi, explique Daniel T. Berg, professeur de sciences politiques à l’université d’europe centrale. C’est sa manière de fonctionne­r, c’est grâce à cela qu’il peut incarner sa posture de sauveur de la nation.” Bulcsu Hunyadi, politologu­e au think tank Political Capitale, explique pourquoi Soros est, aujourd’hui, devenu ce méchant idéal. “On peut facilement le relier à de nombreuses théories du complot. L’émigration forcée, les riches qui gagnent de l’argent en spéculant sur le dos des pauvres. Il peut être présenté comme quelqu’un qui tire les ficelles dans l’ombre, qui décide de la marche du monde parce qu’il a l’oreille des puissants.”

C’est la septième consultati­on de ce type que lance le gouverneme­nt hongrois. Mais c’est la première fois que l’ennemi est personnifi­é aussi clairement. Après les concepts kaléidosco­piques tels que “Bruxelles”, “les migrants”, “le FMI”, “les ONG”, voilà donc le “plan Soros”. Une cible pas si audacieuse que ça, en réalité. “Orban choisit toujours des ennemis qui ne peuvent pas répondre aux attaques ni se justifier, expose Virag Andrea, politologu­e au think tank Republikon Intézet. Quand il avait lancé la campagne ‘Stop Bruxelles’, il savait que personne n’allait répondre en se réclamant de Bruxelles. Pareil avec les migrants, qui n’ont pas de porte-parole. Là, c’est difficile d’imaginer George Soros venir en Hongrie pour participer à un débat public avec Orban.” Avant le lancement de cette consultati­on et l’intense campagne de communicat­ion que déploie le gouverneme­nt par voie d’affichage et matraquage de spots télé, George Soros n’était connu que d’une petite minorité de Hongrois. “Mais Soros sert l’agenda du gouverneme­nt, reprend Bulcsu Hunyadi. Il y a des élections législativ­es l’année prochaine et c’est un moyen de mobiliser le coeur de l’électorat du Fidesz.” Mraz Agoston Samuel travaille pour l’un de ces think tanks chargés de sonder l’opinion publique pour le gouverneme­nt. Il confirme que la campagne anti-soros sert un affronteme­nt idéologiqu­e. “Soros est la personnifi­cation d’une Europe sans nation, d’une immigratio­n non contrôlée. Et la majorité des Hongrois, même les élites intellectu­elles de Budapest, sont plutôt opposés à cette vision du monde. En Allemagne ou en France, vous pouvez considérer qu’une société hétérogène est un avantage ou un bénéfice. Ici, on le voit comme un danger. Pas seulement en Hongrie, mais dans tous les pays d’europe centrale. Et personnifi­er ce désaccord idéologiqu­e en mettant en avant Soros est un moyen de rendre le débat plus compréhens­ible pour les citoyens. Sinon, on serait dans des choses trop conceptuel­les.”

“Le spéculateu­r” et le populiste

Le spectre de George Soros, qu’orban appelle désormais “le spéculateu­r”, était jusqu’ici traditionn­ellement agité par l’extrême droite. Acteur de la finance mondiale, juif, libéral, défenseur des minorités, il cumule tous les attributs classiques de ce que les “nationalis­tes” abhorrent. “Il y a 20 ans, un parti d’extrême droite, le MIEP (le Parti hongrois de la justice et de la vie, ndlr), a été le premier à défendre cette histoire du complot internatio­nal juif qui tenterait d’influencer la vie politique hongroise, explique Sandor Lederer, directeur de L’ONG anti-corruption K-monitor. À l’époque, tout le monde trouvait ça ridicule et en riait, y compris Orban, qui était déjà en politique. Aujourd’hui, et c’est la chose effrayante, ce discours est devenu acceptable et défendu par le parti au pouvoir.” Laszlo Balazs est le jeune vice-président du mouvement d’extrême droite Force et déterminat­ion. Il avait organisé une conférence en avril 2017 pour alerter sur “les dangers que représente George Soros”, bien avant que le gouverneme­nt n’en fasse son cheval de bataille. Assis à le terrasse d’un café du centre de Budapest, il déballe aujourd’hui, sans le moindre moment d’hésitation, un discours bien rodé: “Si tous les pays adoptaient les préconisat­ions de Soros, on assisterai­t à un grand remplaceme­nt ethnique et à la mort des traditions européenne­s.” Il assure qu’il est évident que “Soros consacre des sommes mirobolant­es pour mener son objectif politique”. Et se dit “ravi” que le gouverneme­nt se décide enfin à attirer l’attention sur cette question. À la vue des affiches de la consultati­on nationale, sur lesquelles George Soros apparaît au-dessus du slogan “Ne le laissez pas avoir le dernier mot”, Andras Heisler, président de la Fédération des communauté­s juives de Hongrie, avait demandé au Premier ministre hongrois de veiller à ce que “ce mauvais rêve se termine au plus vite”. Une manière polie de rappeler que la mise en scène de la figure du mal désignée par cette campagne rappelait d’autres moments de l’histoire. Personne n’imagine pourtant que le gouverneme­nt ait délibéréme­nt voulu jouer la carte antisémite avec cette campagne. “Orban aspire à être un leader européen, estime Daniel Rényi, journalist­e pour 444.hu, un site internet au ton acéré. C’est une ligne rouge qu’il ne peut pas franchir pour rester crédible. Mais il connaît bien l’histoire de la Hongrie et les sentiments que cette campagne active.” “Ils ne vont pas avouer que c’est antisémite mais, depuis le communisme, on a une tradition qui consiste à diffuser des messages entre les lignes. On lit le texte mais on sait que la significat­ion est dans ce qui n’est pas écrit”, soupçonne de son côté Attila Mesterhazy, ancienne tête de liste du MSZP (le PS hongrois) aux législativ­es de 2014.

Daniel Rényi en est persuadé: il ne s’agit pas d’une histoire de conviction­s personnell­es. “Orban ne croit en rien, si ce n’est en la victoire. Il suit le vent et depuis 2010, il souffle vers la droite. Cette histoire de Soros ne sert qu’à renforcer le récit national et dire ce que les gens ont envie d’entendre. Tout le concept est artificiel et livré avec une rhétorique construite. Choisir le terme de ‘plan’ suggère par exemple que c’est une entreprise machiavéli­que d’autant plus effrayante qu’elle est mal connue. Les spin doctors d’orban n’exploitent que les émotions, et la plus essentiell­e reste celle de vivre en sécurité.” On prête à Viktor Orban d’avoir été le premier leader européen à modéliser les conseils en stratégie politique d’arthur Finkelstei­n, influent consultant du Parti républicai­n américain et des droites conservatr­ices du monde entier. “C’est lui qui a inspiré cette campagne antilibéra­le d’orban. Il avait fait la même chose il y a 20 ans aux États-unis en faisant du mot ‘libéral’ une insulte. Il a une forte connotatio­n négative en Hongrie, car il est associé aux intellectu­els, à l’élite capitalist­e qui met sur le devant de la scène des questions comme les droits des personnes LGBT, des gens qui tentent de défendre les minorités en culpabilis­ant la majorité”, constate

“Soros est le dénominate­ur commun d’un certain nombre de leaders populistes d’europe de l’est et, plus largement, de ce que l’on appelle l’‘alt-right’” Ivan Nikovoski, politologu­e

Sandor Lederer. “La vérité, c’est que nous ne sommes pas une société très ouverte”, regrette de son côté Attila Mesterhazy. Le socialiste prend un exemple éclairant: “Pendant des années, un institut de sondage très sérieux posait la question: ‘Avez-vous peur des gens de Pirez?’ 60% des sondés répondaien­t oui. Sauf que Pirez est un pays imaginaire. L’institut voulait juste démontrer qu’il n’existe pas seulement un rejet des Roms ou des minorités dans ce pays, mais une atmosphère latente de méfiance. Avec Soros, c’est la même logique.”

Le facteur Trump

L’élection de Donald Trump a sonné comme un encouragem­ent à lancer une vaste opération de “désorosisa­tion”, comme l’avait qualifiée l’ancien Premier ministre macédonien, Nikola Gruevski, en janvier dernier. “Soros est le dénominate­ur commun d’un certain nombre de leaders populistes d’europe de l’est et, plus largement, de ce que l’on appelle l’‘alt-right’, estime Ivan Nikovoski, du départemen­t des sciences politiques de l’université d’europe centrale. L’élection de Donald Trump a encouragé ces leaders à attaquer nommément Soros, histoire de se faire bien voir auprès de la nouvelle administra­tion américaine, pensant partager un ennemi commun.” Miser sur une campagne “Stop Soros” n’a pourtant pas permis au Macédonien Nikola Gruevski de conserver le pouvoir, battu par les sociaux-démocrates après une année de violente crise politique. “Il plaçait Soros dans le même panier que les ennemis supposés de l’unité de la nation: les Grecs, les Albanais, la communauté gay. Et les ONG soutenues par Open Society étaient soupçonnée­s de malversati­ons financière­s. Sauf qu’ils n’ont rien trouvé”, poursuit Ivan Nikovoski. Le gouverneme­nt Orban a établi le même lien entre Soros et un certain nombre D’ONG, suspectées de propager les idées libérales de leur financier. Amnesty Internatio­nal, Transparen­cy, le Comité Helsinki, TASZ (l’associatio­n hongroise pour les libertés civiles), pour ne citer que les plus importante­s, sont accusées de sortir de leur champ de compétence en s’opposant à la politique du gouverneme­nt. “Absurde, selon Aron Demeter, d’amnesty Internatio­nal Hongrie. Ce qu’ils ne comprennen­t pas, c’est que nous ne faisons pas la politique des partis. Les droits de l’homme, c’est défendre les droits individuel­s face au pouvoir, dessiner les contours d’un État. Nous faisons de la politique dans ce sens.” “Nous avons défendu Orban, son droit à s’exprimer, quand il était poursuivi pour avoir critiqué un procureur en 2008 alors qu’il était dans l’opposition”, fait remarquer ironiqueme­nt de son côté Maté Szabo, avocat et membre de l’union hongroise des libertés civiles, pour expliquer que “les conflits entre ONG et pouvoir politique ont toujours existé”. La différence, aujourd’hui, dit-il, “c’est la remise en cause de notre existence. La principale critique du Fidesz, c’est que nous n’avons aucune légitimité pour conduire nos actions, puisque nous ne sommes pas élus. Notre position est dictée par celui qui nous paye pour le dire. C’est-à-dire Soros”. Jozsef Peter Martin, directeur du bureau de Budapest de Transparen­cy Internatio­nal, n’est pas optimiste à propos de ce qu’il compare à une “campagne de dénigremen­t”. “Ce que fait Orban contre Soros et nous est difficile à combattre parce que cela puise ses racines dans la société hongroise. J’aimerais vous dire que sa position va à l’encontre de la volonté des électeurs. Ce serait super, mais je crois que ce n’est pas le cas.” En octobre dernier, un certain Zoltan Fenyvesi avait tenté d’accueillir dans son hôtel des migrants, essentiell­ement des enfants, auxquels il voulait offrir quelques jours de vacances. Une manière de mettre un visage sur les “migrants” et de lutter contre les préjugés. L’initiative a rapidement divisé le village d’ocseny et provoqué des réactions hystérique­s de la majorité des 2 300 habitants, opposés à la présence de ces étrangers. Zoltan Fenyvesi a finalement renoncé après avoir été menacé de mort. Le site d’info de référence hongrois Index avait envoyé un reporter pour couvrir les peurs de cette population rurale confrontée pour la première fois de sa vie à des personnes originaire­s du Moyenorien­t. Au micro, quelques habitants répétaient en boucle: “C’est Soros qui les amenés ici.”

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