UN NOM SUR LA MORT
Accidents ferroviaires, crashs d’avions, attentats… De Brétigny-sur-orge au drame de la Germanwings en passant par le 13-Novembre et Nice, elle est à chaque fois sur les lieux: L’UPIVC, l’unité de police dont le rôle est d’identifier les victimes de catas
Àchaque attentat ou catastrophe, le même rituel: des photos d’innombrables inconnus, victimes ou disparus, inondent les réseaux sociaux. Certains sont recherchés, d’autres déjà annoncés décédés, et rejoignent alors la grande mosaïque de visages destinée à lutter contre l’oubli. Ce décompte macabre est devenu une habitude, comme un passage obligé. Mais les quelques jours suivant le 13-Novembre, le recueillement s’était mêlé d’une sorte d’indignation virale: comment était-il possible, trois jours après l’attentat, de ne pas connaître le nom des 130 victimes? Comment était-il encore supportable de voir ce père, épuisé et au bord de l’effondrement, au bout d’un week-end cauchemardesque, apostropher le premier ministre de l’époque, Manuel Valls, en lui demandant de retrouver sa fille? Il y a alors dans l’air une suspicion d’amateurisme total, de services pris de court ou désorganisés. Et puis une vraie question, latente: comment identifie-t-on, concrètement, les victimes de catastrophes? “Lors du crash de la Germanwings, en mars 2015, il a fallu deux mois pour faire correspondre chaque corps avec un nom, avance la commissaire Estelle Davet, à l’époque cheffe du service central d’identité judiciaire. Mais à la suite d’un attentat dans un milieu dit ‘ouvert’, les familles à la recherche d’un proche ne peuvent pas l’accepter de la même manière, ça doit être plus court, ajoute-t-elle. Le 13-Novembre a été extrêmement compliqué à gérer, on a eu des pressions médiatiques et des autorités pour aller vite. Pourtant, il faut avoir en tête que la mort modifie tellement les traits que sur les reconnaissances visuelles, il y a parfois des fausses identifications faites par les familles elles-mêmes. Du coup, on se méfie énormément de ces pratiques qui ne sont pas exclusivement scientifiques, car en cas d’erreur, c’est à l’unité de gérer les proches.” Dans le jargon, on l’appelle L’UPIVC: l’unité de police d’identification des victimes de catastrophes. Un service d’une centaine de personnes, dont la plupart travaillent à Écully, dans la banlieue lyonnaise, au sein du service central de la police technique et scientifique. Un ensemble de bâtiments propres et anonymes, coincés au bout d’une zone pavillonnaire. Ici, la tranquillité et la discrétion priment, comme pour compenser la furie des dossiers traités. Le 13 novembre 2015 au soir, ils étaient une cinquantaine de membres de l’unité à prendre la route en voiture. Ils sont arrivés sur place dans la nuit, renforcés par des effectifs de Versailles, Lille et Orléans. Une fois sur les lieux, l’équipe se scinde en deux groupes, selon un processus fixé par Interpol et suivi par la plupart des forces de sécurité européennes à chaque catastrophe: la section “post-mortem”, dite PM, qui relève les corps et y recueille les informations dentaires, génétiques et papillaires –les empreintes– des victimes ; et la section “ante-mortem”, soit AM, qui s’entretient avec la famille ou les amis des disparus pour noter un maximum d’informations permettant d’identifier le corps. Le médecin ou dentiste de la personne décédée peut parfois être sollicité pour fournir des radios, signifier l’existence d’une prothèse, etc. Il s’agit là, avec les empreintes et L’ADN, d’identifiants primaires, scientifiques, parfois complétés par des identifiants secondaires, utiles mais jamais déterminants, “comme un tatouage, par exemple, explique Adrien, 30 ans. Ça ne suffit pas, mais c’est une piste et ça peut permettre de faciliter le travail puisque le biologiste va alors comparer L’ADN de tel corps avec celui de telle mère de famille, pour voir si ça correspond”. L’homme pose les contours de sa mission d’une voix grave, sereine et appliquée, qui tranche avec un visage encore juvénile. Reçu au concours de la police technique et scientifique il y a trois ans et immédiatement volontaire pour intégrer l’unité, Adrien était au Bataclan quelques heures
après l’attentat, mais aussi à Nice ou à Brétignysur-orge, après l’accident de train en juillet 2013. “Je le fais, dit-il, parce que j’ai la volonté d’apporter mes compétences pour remplir cette mission que je trouve noble.”
“Je comprenais la souffrance”
En AM, Adrien et ses collègues se chargent notamment de l’accueil de familles en recherche d’un proche et procèdent à un premier entretien, d’une heure en moyenne. “Description physique, vêtements portés au moment de l’événement, signes particuliers, opérations chirurgicales, données médicales et dentaires… On pose des questions, mais on accompagne aussi ces familles. Il y a également un travail de pédagogie nécessaire. À Nice, des gens nous disaient: ‘Mais je suis resté une heure auprès de lui sur la Promenade, je sais bien qu’il est mort.’ Il fallait leur expliquer que l’on devait quand même valider des décès, apposer des identités sur des corps mais toujours a posteriori, après vérification.” Concrètement, des papiers d’identité ou un téléphone retrouvés dans une poche ne doivent, en théorie, jamais mener à une identification formelle. À Nice, Adrien a vu certaines familles jusqu’à cinq reprises car il faut “aller doucement”, ne pas brusquer des personnes en état de choc auxquelles on demande, par exemple, l’autorisation de faire un prélèvement ADN. “Quand c’est trop dur, on fait une pause, on boit un café. On ne fait jamais de tunnels de trois heures. C’est trop éprouvant, à la fois pour eux et pour nous.” Au cours du processus d’identification –cinq jours complets à Nice–, les familles sont progressivement averties de l’avancée des recherches. “C’est un vrai réconfort pour nous quand on peut dire à un proche que la personne recherchée est en réanimation”, soupire Adrien. A contrario, il y a “l’annonce décès”: un terme générique, nécessairement froid et rugueux, pour nommer l’innommable. “L’entretien est obligatoirement physique, on ne le fait jamais par téléphone, prévient le jeune policier. C’est court, on va à l’essentiel, puis on passe le relais aux supports psychologiques et médicaux. Mais on s’adapte aussi aux besoins des gens, à leur caractère, à leur culture. On a appris à les connaître durant toute une semaine, quand même. Certains veulent tout savoir, d’autres absolument rien. Il n’y a pas de règle, ni dans les réactions ni dans les modalités de l’annonce.” On ne s’habitue jamais vraiment à être le messager de la mort, semble dire Adrien. Effy, à Nice, faisait partie de la “commission de réconciliation”, la cellule qui recoupe les données AM et PM pour pouvoir procéder aux identifications formelles. Sa première mission de ce type. Cette championne de tango, qui travaillait dans un laboratoire de biologie moléculaire, a voulu intégrer l’unité pour “aider les gens”. Elle a assisté à plusieurs annonces décès. “Je me contentais d’observer, ce n’est pas évident, confiet-elle du bout des lèvres. J’ai l’impression qu’il faut rester technique, mettre un filtre émotionnel entre les familles et nous.” Puis, comme pour se soulager d’un poids: “Je me suis juste permise de toucher une personne, de poser ma main sur elle, pour lui montrer que j’étais là, que je comprenais la souffrance. Ce sont des moments que l’on ne peut pas oublier.” À Nice, le 15 juillet à l’aube, Grégory, lui, a été l’un des premiers de l’unité sur les lieux de l’attentat. Une fois sa zone délimitée, il a photographié la scène puis enveloppé les victimes d’une housse noire, avant d’y adjoindre une petite fiche, faisant notamment mention des signes distinctifs, effets personnels et membres manquants. Un corps, puis deux, puis trois, puis dix. “Là, il faut faire très attention aux collègues. Certains sont très peu expérimentés et on ne voit pas de belles choses. Même si elle ne peut pas nous préparer à tout, la formation aide forcément.”
De fait, les membres de L’UPIVC ne sont jamais catapultés sur le terrain sans préparation. Les différents risques psychologiques sont d’abord exposés dans un tronc commun, puis les personnels sont divisés en AM et PM durant une dizaine de jours. S’il s’agit essentiellement d’un apprentissage technique en post-mortem, avec mannequins, les policiers préposés à l’ante-mortem font, eux, énormément de simulations d’entretiens et d’annonces décès. Avec, dans le rôle des familles, des agents ayant déjà fait face à des proches en détresse. “On apprend notamment que l’on ne peut pas parler des victimes potentielles au passé, toujours au présent, replace Adrien. C’est très sensible. Et puis on a un lexique spécifique, il y a des mots que l’on ne peut pas dire.” “Corps” remplace “cadavre” et “fragment” se substitue à “morceau”, par exemple, “dans le souci d’informer les familles mais sans les traumatiser davantage”, explique la psychologue Hélène Sarvary, présente lors des formations. “Il faut expliquer les processus avec pédagogie, apprendre à savoir quand parler et quand se taire. Il y a des techniques d’écoute, même si c’est toujours au cas par cas, car si vous devenez un automate, vous travaillez mal.” Intégrée à l’unité depuis sa création, en 1998, la psychologue mène les entretiens permettant de déterminer si un policier sera apte à
“Certains ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas supporté le onzième cadavre, alors qu’il n’était pas plus sale que les dix premiers. C’est qu’ils ont juste atteint leur limite. Tout le monde en a une” Hélène Sarvary, psychologue
L’AM, à la PM ou aux deux, puis elle encadre leur retour, pour prévenir les risques de décompensation. “Certains ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas supporté le onzième cadavre, alors qu’il n’était pas plus sale que les dix premiers, explique-t-elle. Là, ils ne doivent pas se dire qu’ils sont devenus fous ; ils ont juste atteint leur limite. Et tout le monde en a une.” Plusieurs entretiens individuels, obligatoires, succèdent à un débriefing collectif. Il y a des discussions, du café, des croissants, “c’est le retour nécessaire au monde des vivants”, explique Hélène Sarvary. “Le processus est très rôdé, se félicite Effy. C’est vraiment fondamental de parler au psy, car là-bas, devant les familles, on ne peut pas pleurer.”
Le pire, les flash-back
Les militaires non plus ne versent pas de larmes. C’est à quelques centaines de kilomètres au nord d’écully, au sein du pôle judiciaire de la gendarmerie nationale, situé à Cergy-pontoise, que se trouve le pendant de L’UPIVC: l’unité de gendarmerie d’identification des victimes de catastrophes, ou UGIVC. “À chaque événement de ce type, on se réunit dans une salle commune avec BFM-TV, pour se tenir informés des infos chaudes, expose Emmanuel Gaudry, 18 ans d’expérience. Ensuite, on contacte la région concernée pour plus de données, on détermine les effectifs nécessaires et puis on décolle, sans perdre de temps.” Différence notable avec la police, les gendarmes interviennent en zone rurale, et donc la plupart du temps dans le cadre de catastrophes aériennes ou ferroviaires, même s’ils sont venus épauler L’UPIVC lors des attentats du 13-Novembre et de Nice. Le schéma est exactement le même, à un détail près: AM, PM et suivi psychologique, mais pas de formation préalable. “Est-ce que l’on donne des détails aux familles ou pas? On parle au présent ou au passé? Quel lexique on utilise? s’interroge Xavier Desbrosses, en charge du domaine des empreintes. On fait notre formation sur le tas et sur le terrain, en binôme. À deux, c’est plus sûr, on fait moins de bêtises, car c’est déjà arrivé que l’on rende le mauvais corps…” “Moi, je n’ai pas besoin de formation, car c’est mon métier à plein temps d’inspecter la dentition des défunts”, indique Christian De Trane, odontologue médico-légal. Il s’exprime depuis son laboratoire, dans les sous-sols du pôle. Un vaste espace rempli de tables surmontées d’ossements, photographiés par un collègue hissé sur un petit escabeau. “En PM, je suis avec les collègues, je fais le même travail qu’eux et je recueille les informations dentaires ; en AM, je fais souvent le lien avec les dentistes des familles, pour obtenir des radios des victimes, explique-t-il. Car les dents, ça résiste à énormément de choses, et ça nous permet de faire le comparatif pour établir une identité. Sur le crash de la Germanwings, en moyenne, il restait trois à cinq dents par personne.” Si l’odontologue assure ne pas avoir eu recours aux services psychologiques post-opérationnels, Emmanuel Gaudry l’admet sans détour: “L’entretien psy individuel, ça fait partie de la mission, c’est désacralisé, ce n’est plus considéré comme un signe de faiblesse. Avant, ça voulait dire qu’on allait être réformé, mais c’est fini: on sait qu’on fait un travail difficile.” “Les empreintes sur les mains des enfants, c’est très dur, vous faites le lien avec vos gosses, confirme Xavier Desbrosses. Ce n’est pas facile non plus d’aller recueillir des empreintes sur des livres de classe ou des moulages, pour faire le lien avec le corps que vous avez. À la fin, vous voyez les empreintes comme des visages. Vous récupérez parfois des corps dans des états inimaginables. Quand vous faites face à ça, c’est nécessaire de décrocher.” Xavier, comme Adrien, Grégory, Estelle et les autres, a connu, de l’intérieur, la plupart des catastrophes majeures de ces dernières années, avec leur lot de traumatismes et de cicatrices invisibles. Au point de s’y habituer? “C’est dur à dire, mais on peut développer une accoutumance à la guerre, répond la psychologue Hélène Sarvary. À ça, non, c’est impossible. On peut avoir plus de technicité, de coordination entre les équipes, mais psychiquement, on ne s’y habitue pas. Il restera toujours quelque chose de gravé.” “Les flashback, ce n’est pas évident, confirme Effy, la championne de tango. Mais il y a aussi de belles choses, comme de se dire que l’on a réussi à aider telle ou telle personne. Ça rééquilibre. Du coup, si je dois y retourner…” Elle s’interrompt, avant de reprendre: “Quand je devrai y retourner, je ne me poserai même pas la question.”