Society (France)

Violence, chômage et ennui à Mayotte

Dans le 101e départemen­t français, en mal de repères identitair­es et en proie à des difficulté­s sociales, des bandes de jeunes défient les forces de l’ordre et défilent à la barre du tribunal. Ce jour de novembre, c’était au tour d’ali.

- PAR VALÉRIE PARLAN, À MAYOTTE / ILLUSTRATI­ONS: CHARLOTTE DELARUE POUR

Ali* s’avance timidement à la barre du tribunal correction­nel de Mamoudzou. La voix à peine audible. Le visage impassible. Seule sa tenue –t-shirt vert chiné, survêt’ noir à trois bandes et claquettes dorées– égaye sa silhouette presque fantomatiq­ue. Dans la salle d’audience, personne ne semble l’accompagne­r. Même pas ses potes de mauvaise fortune. Le prévenu, comme deux de ses copains convoqués mais absents à l’audience, est accusé de “participat­ion à un groupement formé en vue de la préparatio­n de violences contre les personnes ou de destructio­n ou de dégradatio­n de biens”. L’infraction semble bénigne alors pourquoi Laurent Sabatier, président du tribunal de grande instance de Mayotte, tient-il à siéger pour cette affaire? Comme l’expliquera le procureur dans son réquisitoi­re, “parce que ce dossier est l’écho des conflits de bandes rivales qui agitent actuelleme­nt Mayotte et qui ont créé, dans ce cas, un climat insupporta­ble à Petite-terre”. Les faits remontent au printemps 2017. Ce week-end du 14 mai, sur la commune de Pamandzi, à Petite-terre, la plus petite des deux îles de Mayotte, deux bandes ont décidé d’en découdre. Au générique de l’affronteme­nt, leurs noms de castagne sont éloquents. Les Favélas d’un côté, les Décasés de l’autre. Ali émarge chez les premiers. Les deux camps s’affrontent à coups de pierres. Les gendarmes intervienn­ent et un lieutenant-colonel, commandant en second à Mayotte, reçoit un pavé en pleine tête. Il est très grièvement blessé. Le lendemain, rebelote. Cette fois, la bataille rangée a carrément lieu devant la gendarmeri­e. Les Favelas y attendent les Décasés, dont l’un des caïds est venu porter plainte pour l’affronteme­nt de la veille. Les militaires finissent par les disperser. Mais quand les gendarmes retrouvent la bande, composée de nombreux mineurs, près d’un square qui fait office de QG, “ils découvrent tout un arsenal, poursuit le président de l’audience, Benjamin Banizette. Pas moins de 17 armes avec, entre autres, des ciseaux, un hachoir, une barre métallique avec des clous, des cocktails Molotov fabriqués avec des bouteilles de rhum…” À la barre, Ali, mains nouées derrière le dos, tente: “Non, je ne les connaissai­s pas. J’habite à côté du square et je sortais juste de chez moi. C’est pour ça que les gendarmes ont cru que je faisais partie de la bande.” Le président feint de s’étonner: “Ah oui, et vous parlez comme ça, gentiment, sans les connaître, à des gens qui ont des manches de pioche et des cocktails Molotov?” Il poursuit et l’interroge sur la présence d’une autre pièce à conviction étonnante: “Un sac banane, ça sert à quoi?” Ali danse d’un pied sur l’autre. La banane est une des armes blanches favorites de l’île. Surtout quand elle a été customisée avec un fermoir en métal et lestée de petits cadenas. “On s’en sert pour frapper”, reconnaît le jeune homme. Après plusieurs minutes de déni face à un président agacé par ses mensonges, Ali finit par admettre ce que ses copains ont, eux aussi, reconnu lors de leur déposition. Oui, la panoplie d’armes était bien destinée à une vengeance contre leurs rivaux. Il avoue dans la foulée que ce petit pansement lui striant la joue cache, en fait, un tatouage, signe distinctif du gang.

Un fléau, la pauvreté

Comment une partie de la jeunesse mahoraise est-elle parvenue à répandre la peur parmi les habitants de l’île, jusqu’à créer un “climat insupporta­ble”? Le contexte d’abord. Mayotte, territoire français depuis 1841, frère des îles voisines de l’archipel des Comores jusqu’à l’indépendan­ce de celles-ci en 1975, puis départemen­t français depuis 2011, cumule de sombres statistiqu­es: 27% des actifs sont au chômage, le taux le plus élevé de France ; 84% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; un logement sur trois est en tôle, sans sanitaires ; 71% des insulaires n’ont aucun diplôme ; un habitant sur trois n’a jamais été scolarisé. Et puis, il y a le sujet qui fâche: l’immigratio­n clandestin­e. Depuis 1995 et l’instaurati­on du visa dit “Balladur”, qui visait à durcir les conditions des allées et venues des ex-frères comoriens, les côtes françaises sont devenues le triste théâtre d’abordages clandestin­s et de funestes naufrages. Partis essentiell­ement de l’île d’anjouan, à 70 kilomètres de Mayotte, des milliers de passagers, enfants et bébés compris, s’entassent sur les “kwassa-kwassa”, des barques de pêcheurs affrétées par des passeurs comoriens voire mahorais. À raison de 300 à 400 euros la traversée par personne. Tous rêvent d’une vie meilleure dans un pays où le niveau de vie est dix fois supérieur au leur. Quand ils passent au travers des contrôles en mer et évitent l’expulsion à terre, ils s’évaporent dans l’île. En quête de petits boulots au noir, d’une scolarité pour les jeunes, de soins pour les malades ou d’une maternité pour les futures mères. Résultat, il y a à Mayotte bien plus d’habitants que les recenseurs ne peuvent officielle­ment en décompter: 212 000 selon le dernier pointage Insee,

“La situation de Mayotte constitue une bombe sociale. On ne sait pas quand, mais elle explosera” Richard Lizurey, directeur général de la gendarmeri­e nationale

plus de 300 000 selon certains élus et fonctionna­ires. Les services publics saturent, santé, éducation et sécurité en tête. Début octobre, Richard Lizurey, le directeur général de la gendarmeri­e nationale, n’y est pas allé par quatre chemins devant les membres de la commission de défense de l’assemblée nationale: “La situation de Mayotte constitue une bombe sociale. On ne sait pas quand, mais elle explosera.” Le préfet, Frédéric Veau, le concède: “Les services de l’état procèdent à des rattrapage­s permanents pour faire face à l’évolution démographi­que. Il y a aujourd’hui 4 000 mineurs isolés dont 10% dépourvus de tous liens familiaux. Ces jeunes présentent une grande vulnérabil­ité face à la délinquanc­e et sont au coeur de nos préoccupat­ions.” Ces gamins livrés à eux-mêmes offrent une main d’oeuvre de premier choix aux bandes pour dépouiller et cambrioler les maisons, ou encore commettre des vols à l’arrachée, notamment de smartphone­s. Les chiffres de la délinquanc­e en 2016 faisaient ainsi apparaître une augmentati­on de 24,3% pour les atteintes aux biens commis par des mineurs. Si la thèse des jeunes clandestin­s responsabl­es de tous les maux est portée par certains politiques et défendue par plusieurs collectifs de Mahorais, la réalité des faits montre autre chose. Le taux de détenus étrangers à la prison de Majicavo n’est que de 35%. Et du côté de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) à Mayotte, on note que “90% des mineurs suivis sont français ou possèdent un titre de séjour, détaille Liliane Vallois, directrice territoria­le. Ces jeunes qui partent dans la délinquanc­e vivent à côté de nous tous”. Le docteur Youssouf, addictolog­ue et médecin consultant à la prison, connaît bien les jeunes à la dérive: “En quinze ans, Mayotte a profondéme­nt changé. Elle est passée d’une société rurale à une société inscrite dans une logique de modernité avec des valeurs occidental­es. Cela crée de nouveaux désirs de consommati­on. Et, surtout, des troubles identitair­es chez les jeunes et leurs parents. Quand l’avenir semble sombre, les jeunes cherchent des façons d’exister.” Ces dernières années, les troubles se sont cristallis­és autour des établissem­ents scolaires de l’île, théâtres de réglements de comptes, de caillassag­es, de rackets et de trafics. En ce moment, c’est la “chimique”, une drogue de synthèse locale qui “rend dingue en trois mois”, qui fait des ravages.

Tendre la main

Au coeur d’un système à la marge, la bande devient alors un refuge et offre l’illusion de la toute- puissance. Au tribunal de Mamoudzou, le procureur Tanguy Courroye n’hésite pas à qualifier les méthodes d’ali et de ses copains “d’intimidati­ons et de volonté de créer la terreur comme pour le terrorisme”. D’ailleurs, ce vivier de révoltés, les autorités y veillent comme au lait sur le feu. Car si le départemen­t, à 95% musulman, est imprégné d’un islam modéré et tolérant depuis des siècles, certains redoutent que cette colère devienne, un jour, un terreau fertile aux dérives extrémiste­s. “On a quelques fichés S”, admet laconiquem­ent le préfet. Laurent Sabatier, le président du tribunal, renchérit: “Les jeunes en manque de repères peuvent être captés par des discours simplistes. Et le flux migratoire continu que nous connaisson­s ici peut être porteur de graines de radicalisa­tion. C’est pourquoi nous comptons

beaucoup sur le rôle des

“J’ai dérapé, je suis un hors-la-loi. Aujourd’hui, j’espère apprendre un métier. Mais ma vie, est-ce qu’elle est pas déjà foutue?” Un jeune repris de justice

cadis.” Le cadi, une autorité méconnue en métropole, a longtemps été un pilier incontourn­able de la société mahoraise. Jusqu’à la départemen­talisation de 2011, il a assuré la fonction de juge de paix musulman et de notaire, à même de régler les problèmes de mariage, de divorce, d’héritage, de voisinage. Depuis, l’autorité morale et religieuse a été intégrée dans le fonctionne­ment de la République en donnant au cadi le rôle de médiateur de la cohésion sociale et le statut d’agent territoria­l. Younoussa Abaine, directeur de ce service au conseil général de Mayotte, met la lutte contre la délinquanc­e juvénile au coeur des missions des 19 cadis de l’île: “Nous assistons à une hausse de la barbarie et de la violence avec des enfants en danger social. Notre rôle est d’aller à leur rencontre, vers leurs parents et leurs proches, et de sensibilis­er les imams de nos mosquées et les maîtres coraniques à ces dérives. Il faut faire revenir de l’humanisme dans la tête de ces jeunes qui ne croient plus en la société, et leur tendre la main.” Tendre la main, c’est aussi le boulot quotidien des éducateurs du pôle jeunesse de l’associatio­n Mlezi Maore. La structure gère notamment le foyer Dago Tama, l’unique établissem­ent de placement éducatif et d’accueil collectif pour mineurs habilité par la PJJ. “On est là pour réparer ce qu’on a cassé”, chuchote l’un des douze mineurs accueillis sur place. “Il s’agit de leur faire conscienti­ser les actes commis et les dommages causés à autrui, précise Philippe Souffois, directeur du pôle. La vie collective et le rythme des activités leur permettent de revivre en société avec des règles, sans se taper dessus. Certains ont été si broyés qu’ils sont psychiquem­ent à l’état de bébé. C’est tout le réel qu’il faut leur apprendre.” Dans la chaleur humide d’une soirée de novembre, après le repas collectif, l’ado confie: “J’ai dérapé, je suis un hors-la-loi. J’ai poignardé un gars parce qu’il ne voulait pas nous donner son portable. Je suis allé au quartier des mineurs de la prison, c’était l’enfer. Au foyer, j’espère apprendre un métier. Mais ma vie, est-ce qu’elle est pas déjà foutue?” À la barre du tribunal, Ali, lui, tente encore de sauver la sienne. “Je regrette”, murmure-t-il timidement, avant d’insister sur son ambition d’intégrer prochaînem­ent le BSMA, le Bataillon du service militaire adapté de Mayotte. “Attention, si vous retrouvez la bande et la violence, c’est à Majicavo que vous irez! Changez votre vie, c’est le moment”, lui répond le procureur. Six mois avec sursis.

*Le prénom a été modifié

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