Muhammad Yunus
Inventeur du microcrédit et prix Nobel de la paix en 2006, l’économiste bangladais Muhammad Yunus y croit dur comme fer: on peut être entrepreneur et ne pas être aveuglé par les profits.
Inventeur du microcrédit et prix Nobel de la paix, l’économiste bangladais y croit dur comme fer: on peut être un bon entrepreneur sans chercher le profit.
Vous proposez de repenser les théories économiques actuelles, dont le problème, dites-vous, est de considérer les hommes comme des êtres égoïstes. Mais encore? Toutes les théories économiques, classiques ou néoclassiques, considèrent que les êtres humains n’agissent qu’en fonction de leurs propres intérêts. Elles ont ainsi fabriqué un individu artificiel, uniquement égoïste, qui porterait des lunettes aux verres teintés de dollars. Le problème, c’est que cela amène ensuite les gens à se comporter comme cet individu artificiel, à être cupides, à ne chercher qu’à faire de l’argent et à ignorer tout le reste. Les lois ont été construites sur ce modèle. Aux États-unis, si les managers d’une entreprise ne maximisent pas les profits, les actionnaires peuvent les poursuivre en justice. C’est une aberration, et cela crée des gens à un seul oeil, centrés sur l’argent. Moi, je pense au contraire que les vrais êtres humains, dans le vrai monde, sont à la fois égoïstes et altruistes. Qu’ils voient des dollars, mais aussi des gens, des problèmes. Et qu’ils veulent aider.
Vous incitez, par conséquent, les grandes entreprises à créer des social business, des entreprises sociales qui oeuvrent pour régler des problèmes sociaux ou environnementaux de manière rentable mais sans but lucratif. Mais à quoi bon si, en parallèle, leurs activités continuent d’aggraver ces mêmes problèmes? Je ne veux pas mettre mon nez dans les affaires des grandes entreprises. Je laisse les gouvernements voir s’ils peuvent les contrôler. Mais je pense que si chaque grande entreprise crée un social business, on pourra régler des problèmes concrets.
Et en le faisant, les entreprises se changent elles-mêmes, elles évoluent dans leur manière de penser et d’agir. Je suis un optimiste. Pour moi, les dirigeants des grandes entreprises ont aussi ces deux côtés: ils sont égoïstes et altruistes. En montant des social business de manière volontaire, ils apprendront bien plus qu’en étant forcés à le faire par des gouvernements.
Vous avez des exemples concrets d’entreprises ou de dirigeants qui ont changé de comportement? Danone est un bon exemple. Franck Riboud s’est beaucoup intéressé au social business, il en a lancé plusieurs et redessiné l’entreprise avec l’objectif de devenir B-corp (de la certification B-corp, un label international de responsabilité sociale et environnementale, ndlr). Danone veut que chacune de ses filiales ait un but social. Ce serait la première multinationale à obtenir ce label. Et aucun gouvernement ne l’a forcée à le faire.
Le discours tenu devant les étudiants D’HEC en juin 2016 par Emmanuel Faber, directeur général de Danone, avait été applaudi, mais aussi sévèrement dénoncé comme du marketing car le modèle d’agrobusiness du groupe est désastreux pour l’environnement… Propagande ou réalité? C’est la question. Mais quand Danone dit qu’elle a décidé de devenir B-corp, c’est formel, c’est un label supervisé. Il y a des preuves concrètes de ce qu’ils font. Et on continuera d’observer très étroitement leurs activités, s’ils tiennent leurs engagements, etc.
La Grameen Bank, que vous avez fondée pour créer le microcrédit, s’associe aujourd’hui avec des grandes entreprises pour monter des social business. Vous êtes prêt à travailler avec n’importe quelle entreprise? On a quelques restrictions que l’on s’est imposées. Par exemple, on ne travaille pas avec des vendeurs d’alcool ou de cigarettes. Ils peuvent lancer leurs propres social business, mais pas avec nous. Pareil pour les compagnies pétrolières. Pour le reste, on a sept principes du social business auxquels les entreprises doivent adhérer, sur la politique environnementale, la politique de genre, etc. Ensuite, des cabinets d’audit indépendants inspectent chaque année l’entreprise, pour certifier qu’il s’agit bien d’un social business. Vous affirmez que la concentration des richesses est l’un des problèmes majeurs du monde. Mais vous ne parlez pas des inégalités de salaires au sein de ces grandes entreprises. Les salaires sont une minuscule partie du monde, qui n’explique pas la concentration des richesses actuelles. Le salariat est un phénomène très récent, et c’est une création théorique. On nous a dit que le capital devait être contrôlé par quelques personnes, et de ce fait, vous n’avez pas d’autre option que de travailler pour elles. Mais il y a toujours une autre option: créer son propre business. Pour cela, on doit aujourd’hui réformer le système financier, qui contrôle les capitaux –l’oxygène des gens– non accessibles à tout le monde. Il faut les ouvrir pour que tout le monde puisse être entrepreneur.
Mais tout le monde ne veut pas être entrepreneur! Ceux qui ne le veulent pas doivent travailler pour d’autres. Mais dans un système où tout le monde peut devenir entrepreneur, la demande sur le marché de l’emploi sera très forte, donc vous devrez payer vos salariés très cher pour les convaincre de travailler pour vous.
Uber s’est lancé sur cette promesse: tout le monde peut devenir entrepreneur. Mais ses chauffeurs, aujourd’hui, sont des travailleurs pauvres… Parce qu’ils ne sont pas traités comme des entrepreneurs mais comme des employés! Si votre travail ne vous permet pas de payer votre sécurité sociale, votre retraite, cherchez un autre business, car cela veut dire qu’il n’est pas bon! Uber perd de l’argent? Cela signifie que ce sont de mauvais businessmen. Ne vous associez pas avec des mauvais businessmen qui perdent de l’argent! Ils n’existent que parce que la valeur de leurs actions continue à augmenter, comme Amazon, Twitter. En revanche, on pourrait très bien créer un Uber 2 et en faire un social business: une plateforme qui ne chercherait pas à faire de l’argent, mais simplement à garantir que tous les chauffeurs bénéficient de leurs profits. Les gens ont encore un peu de mal à comprendre que l’on peut monter un business sans vouloir gagner de l’argent. Ça prend un peu de temps à expliquer et à s’y habituer…
Combien de temps? Ce changement de modèle économique ne peut venir que des jeunes, dont l’esprit n’est pas pollué par de fausses idées. Cela passera donc par l’éducation. C’est pour cela qu’avec la Grameen Bank, on donne beaucoup de cours à l’université. Mon objectif, c’est que d’ici cinq ans, 1% de l’économie soit du social business. C’est le palier critique à atteindre. Aujourd’hui, cela ne représente rien, peut-être 0,000001% (rires).
Vous écrivez aussi que les inégalités conduisent à l’élection de populistes, comme Trump aux Étatsunis ou Duterte aux Philippines. Le paradoxe étant que ces dirigeants, une fois au pouvoir, mènent des politiques inégalitaires. Pourquoi les pauvres votent-ils donc contre leur propre intérêt? Parce que les politiciens les induisent en erreur. En Angleterre, lors de la campagne du Brexit, ils ont dit: ‘Si vous souffrez, si vos salaires diminuent, c’est parce que des gens d’europe de l’est prennent votre travail.’ Trump, lui, s’est fait élire en promettant qu’il construirait un mur pour empêcher les Mexicains de venir travailler aux États-unis. C’est une analyse populiste de la situation, qui trompe les gens et permet de cacher les vrais problèmes. Ces hommes politiques sont, en réalité, des gens de droite qui tentent de protéger le système existant. Et quelle meilleure protection que d’attirer l’attention sur autre chose?
“Uber perd de l’argent? Cela veut dire que ce sont de mauvais businessmen. Ne vous associez pas à de mauvais businessmen!”
Lire: Vers une économie à trois zéros. Zéro pauvreté. Zéro chômage. Zéro émission carbone, de Muhammad Yunus (JC Lattès)