La famille Bitcoin
S’il y en a qui croient au Bitcoin, ce sont bien eux. Les Taihuttu. Une famille néerlandaise qui a décidé de vendre tout ce qu’elle possédait –maison, voitures, vêtements– pour investir dans la nouvelle monnaie virtuelle qui affole les spéculateurs. Et pa
Aux Pays-bas, la famille Taihuttu a décidé de vendre tout ce qu’elle possédait –maison, voitures, vêtements– pour investir dans la nouvelle monnaie virtuelle qui affole les spéculateurs. Coup de folie?
Les deux premières semaines, Romaine était inquiète. Elle se demandait: “Qu’est-ce qu’on a bien pu faire? On a forcément dit quelque chose de mal pour que les gens s’intéressent autant à nous.” Son mari, Didi, lui rétorquait que non, ils n’avaient “rien fait de grave”. Que c’était juste l’époque, “un peu folle”, qui faisait de leur histoire “quelque chose de spécial”. Car plus les jours passaient, plus l’engouement s’accélérait. Didi Taihuttu recevait des mails de fans par dizaines, qui tous l’érigeaient au rang de “héros”. L’un d’eux s’était confectionné une casquette siglée “I love Taihuttu”. Et un autre était allé encore plus loin. Il avait réalisé un montage de Didi en noir et blanc, accompagné du message: “Viva la revolucion de la monetaria.” “C’était fou”, s’amuse aujourd’hui Didi. Avant d’ajouter: “Regardez-moi: je ne suis qu’un mec en jogging qui vit dans un camping dans la forêt.” Plus exactement, au camping de De Schatberg, à l’ouest de Venlo, dans le Sud des Paysbas. Ce jour de fin novembre, c’est en jean vintage, “sorti pour l’occasion”, et en sweat Puma taché que Didi se tient assis dans son chalet de fortune. Une maisonnette d’environ 50 mètres carrés cachée parmi les mobile homes et chauffée par un unique radiateur électrique, où il habite avec sa femme et ses trois filles âgées d’une dizaine d’années depuis qu’ils ont vendu, il y a quelques mois, tout ce qu’ils possédaient: leur maison, leurs voitures, leur moto, les jouets des enfants. Tout ça pour acheter des Bitcoins. C’est ce
geste fou qui les a rendus “cultes”, assurentils. Les Taihuttu resteront comme la première famille entièrement Bitcoin de l’histoire. Didi a découvert la monnaie virtuelle en 2010. Un an, donc, après que le mystérieux Satoshi Nakamoto, dont l’identité n’a toujours pas été révélée, l’a officiellement inventée. Qualifié de “cryptomonnaie”, cet argent exclusivement électronique n’est alors utilisé que par une poignée d’internautes du dark web. Achats d’armes, de drogue, blanchiment d’argent: le Bitcoin apparaît à l’époque comme la solution de paiement rêvée pour l’internationale des consommateurs aux usages illégaux. Avant de basculer peu à peu dans l’économie “normale” –depuis 2014, Microsoft accepte ainsi les paiements en Bitcoins. S’il n’a pas de cours légal, il peut être “tradé” et vendu avec une plus-value ou moins-value, et a été adopté par quelque trois millions de personnes dans le monde. Considéré comme une version dématérialisée de l’or ou de l’argent, et donc comme une valeur refuge, il a vu son cours s’envoler: un Bitcoin vaut aujourd’hui 9 585,10 euros alors qu’il valait un peu plus de 5 000 euros fin octobre et 1 039 euros au printemps dernier. Une ruée vers l’or d’autant plus folle que le nombre de Bitcoins ne dépassera jamais 21 millions d’unités, et pas une de plus (actuellement, il y en a 16,7 millions en circulation). Autant dire que les places sont chères.
Dauphins, canoë et Bacardi-coca
Didi Taihuttu ne veut pas dire combien il possède de Bitcoins. De peur de se faire “hacker”, dit-il. Mais il est d’accord pour revenir sur son histoire. Lorsqu’il a appris l’existence de cette monnaie virtuelle, le Néerlandais gagnait sa vie en travaillant pour un site de casino en ligne et possédait en parallèle trois entreprises d’informatique. Il revêtait chaque matin un joli costume trois pièces, possédait 700 mètres carrés de bureaux dans le centre-ville de Venlo. La vie s’écoulait grassement et paisiblement. Puis un jour, un collègue lui annonce qu’il a découvert quelque chose qui va “changer le monde”: le Bitcoin. “Il m’assure que l’on va pouvoir se faire beaucoup d’argent, se rappelle Didi. Je lui ai répondu que je n’y croyais pas. Mais huit jours plus tard, je lui ai finalement dit qu’il fallait tenter notre chance.” Didi et son collègue ne veulent pas se contenter de spéculer. Ils achètent une vingtaine d’ordinateurs, les installent dans une pièce de 40 mètres carrés, les formatent avec une carte graphique spéciale et les font tourner à plein régime pour résoudre la formule mathématique qui leur permettra de créer un Bitcoin. Dans le jargon: ils “minent”. Pas une mince affaire. “On a eu beaucoup de problèmes, raconte-t-il. Pour commencer, quand vous avez 20 ordinateurs dans une petite pièce comme celle-là, il fait vite 40 degrés. Les ordinateurs explosaient. On a donc dû installer l’air conditionné, puis ensuite un tuyau qui évacuait l’air chaud dans notre open space.” En tout, Didi dépense 40 000 euros en équipement. Avec confiance. “On avait acheté des Bitcoins à 0,60 centime de dollar à l’époque, avance-t-il. On espérait avoir un retour sur investissement dans les deux ou trois mois suivants.” Bonne pioche. Le Bitcoin grimpe vite à 60 dollars, puis 100, 200, pour finir à 400 dollars. “On était hyperexcités. On se disait que l’on allait devenir millionnaires.” Mais quelques mois plus tard, Didi prend peur. La consommation en électricité des ordinateurs est énorme et il devient de plus en plus difficile de créer des Bitcoins, les calculs mathématiques s’avérant toujours plus complexes. “Le cours commençait à dégringoler, il était redescendu à 200 dollars, on commençait à se dire que c’était la fin du Bitcoin. S’il baissait encore, on allait perdre de l’argent. Alors, on s’est dit que c’était une belle aventure, que l’on s’était bien marrés mais qu’il était désormais temps d’arrêter.” Didi et son associé bazardent le matériel et convertissent leur monnaie virtuelle en quelque chose de plus clinquant: l’euro.
Didi longe l’avenue Burgemeester-vanrijnsingel, dans le centre-ville huppé de Venlo, jusqu’à une grande maison en briques rouges. C’est là qu’il a passé sa jeunesse et monté en 2005 son premier business informatique. Des beaux souvenirs, à l’écouter. Il en sourit. Puis son visage s’assombrit à la vision du Julianapark, qui jouxte l’avenue. “C’est là que je promenais mon père en chaise roulante”, souffle-t-il. Le 20 décembre 2014, alors qu’il a repris sa vie d’avant, Didi reçoit un coup de fil. C’est son père. “Je reviens de l’hôpital, j’ai un cancer des poumons, il ne me reste plus qu’un an ou deux à vivre.” “Cela a été un choc, se remémore le Néerlandais, en regardant ses pieds. Ma mère était déjà morte quelques années plus tôt et lui allait la rejoindre bientôt. Malgré tout l’argent que je me faisais, je ne pouvais rien faire pour lui. Et c’est là que j’ai pris conscience des choses. Qu’est-ce que je faisais de ma vie si ce n’est courir après l’argent? J’étais vide à l’intérieur, un comédien.” Son père décède en janvier 2016. Dans la foulée, pendant neuf mois, Didi et sa famille parcourent le monde. Ils sillonnent la Thaïlande, le Vietnam, l’indonésie, les Philippines, l’australie. À Brisbane, ils nagent avec les dauphins. Au Cambodge, ils apprennent le canoë. Des péripéties racontées sur un site internet nommé Yolo Familytravel. C’est finalement à Bali, sur l’île de Nusa Lembongan, que le virus Bitcoin va revenir. Un soir, pendant que Romaine s’occupe des enfants, Didi sirote un verre au bar de la plage. “Un Bacardi-coca, précise-t-il. C’est à ce moment que le type à côté de moi a commencé à me parler. Je lui ai raconté mon histoire, il m’a livré la sienne: il venait du Cap, en Afrique du Sud, et avait tout plaqué pour spéculer sur les monnaies virtuelles. Et c’était un ancien trader. Voir un type comme lui, qui s’y connaît, tout lâcher pour les Bitcoins, ça m’a ouvert les yeux.”
Il confie alors à sa femme qu’il veut faire comme cet homme. Elle hésite, il argumente. Ils parlent de changer de vie. Elle propose de déménager dans une maison plus petite, moins luxueuse. Il avance le camping familial dans lequel ils passent une partie de leurs vacances. Romaine finit par accepter. Retour au bercail pour la “Yolo family”.
Didi Taihuttu le jure: ce coup-ci, il n’est pas venu pour s’enrichir. Miser sur le Bitcoin, dit-il, ce n’est pas seulement spéculer. C’est aussi embrasser une révolution, faire partie d’une communauté et trouver un moyen de financer une vie débarrassée du désir de consommation et des contraintes du monde du travail. Planté devant son ancienne propriété, vaste demeure de 200 mètres carrés construite dans un quartier cossu, il assure n’avoir aucun regret. Il a vendu la maison à la fin du mois d’août dernier, 20% en Bitcoins, le reste en euros. “Puis j’ai tout converti en Bitcoins”, sourit-il, les mains enfoncées dans sa doudoune. Il reprend: “Je suis bien plus heureux maintenant.”. Et ses filles, qui partagent désormais une chambre de neuf mètres carrés à trois? “Elles aussi sont plus heureuses aujourd’hui. Bon, le jacuzzi leur manque parfois.” À quelques kilomètres de là, dans un coin morne de Venlo, se trouve une petite place entourée d’une vingtaine de box blancs. D’un coup de clé, le Néerlandais ouvre l’un d’eux. Dedans: un vélo rose pour enfant, des clubs de golf, des enceintes, une vieille machine à sous, une mallette remplie de jetons de poker et des piles de DVD fourrés dans de larges cartons. Le butin d’une vie. Celle du Didi d’autrefois. “J’avais trois voitures et une belle moto, une Yamaha 1100 Dragstar Classic. Mais je ne l’ai conduite que six fois. En l’achetant, je savais que je n’aurais pas le temps de m’en servir, mais je la voulais quand même. Je voulais toujours plus, soupire-t-il en déballant un boîtier GPS encore sous cellophane. Quand on a vidé la maison, on a été choqués de voir tout ce qui était encore empaqueté, ces objets si chers que l’on n’avait même pas ouverts.” Dans un coin du box pendent une dizaine de manteaux de fourrure, accrochés à des cintres. “J’en avais acheté des dizaines. J’étais tellement obsédé par l’argent que je me foutais de savoir que tous ces animaux mouraient.” Aujourd’hui, tout cela est à vendre sur Marktplaats, l’équivalent du Bon Coin néerlandais. Une paire de chaussures Magnanni taille 41 à 70 euros, une statue de bouddha en bronze à 40 euros, un quad électrique à 1 000 euros... Mais aussi une école Playmobil, dont la valeur atteint une petite trentaine d’euros. Car même les enfants doivent participer à l’effort collectif. Lorsqu’il a fallu vider leurs anciennes chambres, leur xpère leur a présenté clairement la situation. “J’ai apporté une caisse dans laquelle elles pouvaient mettre les jouets qu’elles voulaient garder. La boîte était pleine en dix minutes, ça débordait. Les filles m’ont dit: ‘Papa, ça ne rentre pas!’ Je leur ai demandé de réfléchir: ‘De quoi avez-vous vraiment besoin?’ Il y avait des jouets qu’elles n’avaient pas touchés depuis des années.” Didi referme son box, un carton sous le bras. À l’intérieur, une webcam mobile commandée par iphone. Il ne s’en est servi qu’une fois. Un gadget acheté 220 euros, revendu quatre fois moins. Une somme payée en cash, suffisante pour tenir deux jours. Didi l’a calculé: pour faire vivre sa famille, il a besoin de 40 euros par jour.
Didi a vendu la maison à la fin du mois d’août dernier, 20% en Bitcoins, le reste en euros. “Puis j’ai tout converti en Bitcoins”, sourit-il, les mains enfoncées dans sa doudoune
Power to the people
Lorsqu’il leur a expliqué son projet de vie, ses beaux-parents ont grimacé. “Ils m’ont demandé si je m’étais cogné la tête contre un rocher à Bali”, rit-il. Désormais, euxaussi possèdent des Bitcoins. Mais pas suffisamment pour lui. “J’essaie d’aider ceux qui souhaitent investir dans les monnaies virtuelles, mais c’est frustrant. Il faut toujours les convaincre d’acheter, parce qu’ils n’ont
“On a pris un risque, mais on s’en fiche. Si je perds tout mon argent, tant pis. Je retournerai travailler”
jamais véritablement confiance. Je leur répète: ‘Vends ton van et réinvestis l’argent dans les Bitcoins, tu pourras en acheter six comme ça l’année prochaine!’” Avec les banques, le courant ne passe plus non plus. Le Néerlandais file la métaphore footballistique: “L’un des conseillers de mon agence ne savait même pas ce qu’était un Bitcoin. Imaginez Didier Deschamps dire qu’il ne connaît rien au football et en même temps entraîner l’équipe de France...”
Alors, Didi a retiré son argent de la banque. Ses deux comptes n’affichent plus que des centimes. Il en est persuadé “à 1 000 %”: les Bitcoins seront la prochaine monnaie. Ou plus précisément, le prochain étalonor. Dit autrement: l’unité de compte sur laquelle repose le système économique. Pour lui, la technologie derrière les monnaies virtuelles représente la grande révolution technologique des prochaines années. Son nom: le blockchain, un système de transaction virtuel sécurisé, applicable à tous les domaines de la vie et qui permet de se passer des intermédiaires traditionnels que sont les banques, les notaires, etc. “C’est comparable au changement apporté par Internet, qui a été une révolution pour l’information. La blockchain est une révolution pour les data.” Pour l’heure, les monnaies virtuelles ont ainsi pour point commun de n’être régies par aucune banque centrale ou gouvernement. Les internautes gardent donc le plein contrôle sur ces devises. “D’une certaine façon, grâce à cette technologie, le pouvoir revient au peuple, proclame Didi. Mais pour ma part, je ne veux pas que les banques disparaissent, simplement qu’elles reviennent à la fonction pour laquelle elles sont bonnes: protéger notre argent.” Depuis son chalet, Didi explique que la grande bascule pourrait arriver plus vite que prévu. Sa prophétie? Dans trois ans, 30% des transactions se feront via des monnaies virtuelles. Trois ans plus tard, leur nombre s’élèvera à 50%. À ce stade, les banques, les gouvernements et la communauté crypto n’auront d’autre solution que de “combiner leurs forces pour créer une nouvelle monnaie”. Pour l’heure, déplore Didi, les mentalités ne sont pas prêtes. Et pas seulement sur la question des monnaies virtuelles. “Le gouvernement des Pays-bas me permet de fumer de l’herbe mais pas de faire découvrir le monde à mes filles”, râle-t-il, en gobant une cacahuète. Mi-novembre, le père de famille a été convoqué au palais de justice de Ruremonde, à une vingtaine de kilomètres du camping. Objectif: lui permettre de s’expliquer sur son voyage de neuf mois, périple durant lequel ses filles ont été déscolarisées sans autorisation préalable. “Je pensais parler à quelqu’un dans un bureau et lui expliquer pourquoi j’avais fait ça. Mais quand je suis arrivé, c’était comme un vrai procès, avec un juge en robe noire. Je risquais jusqu’à 30 jours de prison et une grosse amende. Je me sentais comme un criminel alors que je voulais seulement montrer le monde à mes enfants. C’était juste ça, l’idée de mon voyage. Le juge a senti l’émotion. Cette fois, ils ne m’ont pas condamné, mais j’ai écopé d’une peine de deux ans de probation.” Comme durant tout l’automne, le ciel bas pèse comme un couvercle sur le camping. Sur le sable de la plage artificielle, Didi dessine le symbole du Bitcoin. Au bras de Romaine, il jure ne ressentir aucune angoisse vis-à-vis de l’avenir. “On a pris un risque, mais on s’en fichait de perdre. Si je perds tout mon argent, tant pis. J’ai toujours une famille heureuse, la forme, des enfants en bonne santé. Je retournerai travailler dans une entreprise et recommencerai à tout reconstruire comme je l’ai déjà fait.” Surtout, Didi a pensé à un plan B. Lorsqu’un producteur britannique l’a contacté il y a quelques semaines, une idée a germé dans son esprit. L’homme d’affaires voulait “acheter” son histoire. “Au téléphone, ce type m’a dit: ‘Si dans deux ans tu fais faillite, tout le monde voudra lire ton histoire. Et si tu deviens multimillionnaire, tout le monde voudra aussi lire ton histoire.’” Didi a décliné l’offre, mais a bien réfléchi à cette proposition. Un jeu gagnant à tous les coups, pour une fois. Il a déjà écrit 60 pages sur sa vie. On n’est jamais trop prudent.