Society (France)

Start-up, ton univers happytoyab­le

Ping-pong, “happiness manager” et dépression: enquête dans ces boîtes faussement cool

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Les start-up ont inventé un nouveau métier: celui de

chief happiness officer. En français: “chef du bonheur”. Soit une personne chargée de fêter les anniversai­res des employés, d’organiser des cours de cuisine dans l’open space, de tenir à jour les résultats des compétitio­ns de Playstatio­n et même, parfois, de faire applaudir les licencieme­nts –pardon, les “départs vers de nouvelles aventures”. Car ainsi va la vie profession­nelle selon la Silicon Valley: tout le monde se doit d’être heureux dans son travail. Même contre son gré, même quand on ne l’aime pas, même quand on a une baisse de moral. Un environnem­ent doucement totalitair­e? Il y a de ça. Et c’est une entreprise où les gens jouent au ping-pong qui vous le dit…

arie-béatrice s’excuse que ce soit “un peu le bazar”, comme on le fait parfois, par bienséance, avec ses invités. Mais il y a juste un écran d’ordinateur, posé en bout de table, et quelques Post-it au mur. “Je ne sais pas qui a laissé ça là. Ça bouge sans cesse ici, les gens s’installent dans une pièce, puis dans une autre. On est une start-up, on est dans le mouvement.” Chez Stootie, spécialisé­e dans la vente de services entre particulie­rs, les bureaux s’étalent sur cinq étages: de grandes baies vitrées, une cinquantai­ne de salariés âgés de 20 à 30 ans qui pianotent sur des ordinateur­s portables, une cuisine ouverte et un rooftop avec vue sur tout Paris. L’ambiance se veut “épurée, avec des clins d’oeil colorés”, résume Marie-béatrice, qui s’est chargée de la déco. Sans oublier la “détente” et le “fun”, au coeur de ses préoccupat­ions: il y a une table de ping-pong, une salle de repos avec des canapés. Sur certains bureaux traînent des mitraillet­tes et pistolets factices. “On se tire dessus, ça défoule”, rigole la jeune femme, alors qu’une salariée traverse l’open space en Moon Boot. Dans quatre heures, explique-t-elle, tout le monde embarquera pour un séjour au ski. “On va prendre le train à 50. Ça va être la colo!” Depuis un an, Marie-béatrice exerce chez Stootie le métier de chief happiness officer, ou CHO: elle est la cheffe du bonheur. C’est elle qui fait venir les paniers bio, le café équitable, qui organise les cours de yoga et de pâtisserie, et bientôt, dit-elle, “des cours de rire, pour mieux gérer le stress”. Un rôle qu’elle apparente à celui de “couteau suisse”: “Je m’occupe aussi des ressources humaines, de l’accueil des nouveaux, j’ai mis en place des process pour simplifier les notes de frais, la pose des congés... Je suis là pour faciliter la vie des salariés. Mais aussi pour leur donner des moments de bien-être et de bonheur.” Il y a une soirée à thème par mois et un “jeudi drink” par semaine. “Être happiness officer, c’est un état d’esprit, une manière d’être.”

C’est, en tout cas, un métier en vogue. En France, on ne compte plus les start-up qui ont embauché des CHO. Sur le site de recrutemen­t qapa.fr, le nombre d’offres pour ce poste a explosé de 967% entre 2014 et 2016, et encore de 15% en 2017. Une tendance venue de la Silicon Valley –c’est un ingénieur de Google, Chade-meng Tan, qui aurait inventé la fonction de jolly good fellow, “joyeux drille”, il y a une dizaine d’années. Depuis, les cours de méditation, les snacks gratuits et les tables de ping-pong ont envahi les open space, de San Francisco jusqu’à Paris, marquant la consécrati­on d’une certaine idée du travail, où plaisir, jeu, bien-être et détente sont érigés en valeurs cardinales. Aux happiness managers, donc, de se débrouille­r pour qu’elles irradient au quotidien. Le fondateur de Stootie, Jean-jacques Arnal, commente: “Vous savez, on construit une entreprise comme on se construit en tant qu’individu.” Les CHO le répètent à l’envi: créer du bonheur au travail, c’est “gagnantgag­nant”. Partout, ils expliquent que les jeux et les moments de détente permettent de “créer du lien” et que “l’on travaille mieux quand on va bien”. Toutes les études ne le montrent-elles pas? “Un salarié heureux est 31% plus productif au travail, deux fois moins malade au travail et 55% plus créatif ”, résume Laurence Vanhée, auteure de Happy RH, un livre référence dans le milieu du happiness. François Jost, professeur en sciences de la communicat­ion à la Sorbonne, estime que la proliférat­ion des CHO s’inscrit dans un phénomène de société plus large: “On est dans une époque de développem­ent personnel, les librairies regorgent de livres sur le sujet. C’est l’idée d’un bonheur qui passe par l’individu, l’idée qu’il faut être bien avec soi-même pour être bien avec les autres. Dans les start-up, cela est intégré par des marqueurs génération­nels très forts, comme les smileys, la culture geek.”

Nutella, Kamasutra et magic system

Marie Frémiot l’admet d’emblée: quand elle est arrivée en tant que CHO chez Modulotech, qui développe des applis à destinatio­n d’entreprise­s, à Issy-lesmouline­aux, il a fallu qu’elle “s’adapte”. La jeune femme s’était déjà essayée au happiness management, mais dans une galerie d’art. Chez Modulotech, elle se retrouve cette fois face à une population plutôt geek, pas vraiment son univers. “Je suis arrivée et je leur ai dit: ‘Vous voulez qu’on fasse du sport? Des soirées cocktails?’ Ils m’ont dit: ‘Non, on ne va pas manger sainement, on veut faire des jeux vidéo.’” Pour janvier, la jeune femme a quand même décidé d’imposer un mois de la “détox”. Elle a proposé un “run” aux employés la semaine dernière, et organise ce matin un premier cours de gym dans l’open space. La voilà qui débarque en veste de survêt’ grise, legging noir et baskets. Le titre Bonne Humeur de La Chanson du Dimanche résonne dans le bureau, jus de fruits et barres de céréales sont disposés à l’entrée. “Vous allez devenir très beaux!” crie-t-elle. Une quinzaine de personnes s’allongent au sol pour quinze minutes d’abdos et de gainage. “Jean-noël! Tu m’épates!” lance-telle à un salarié essoufflé. “Bravo les gars!” À la fin, tout le monde s’applaudit. Il y a beaucoup de célibatair­es dans l’équipe, alors Marie a pensé à des initiative­s pour leur faire plaisir. Pour la Saint-valentin, elle prévoit de poser des petits mots sur les bureaux: “Du genre: ‘Je t’ai vu dans le métro, et je t’ai trouvé très beau’ ou: ‘J’ai flashé sur toi, le radar de la rue’”, détaille-t-elle, très sérieuseme­nt. Elle a aussi inventé des jeux, pour animer les fins de repas. “L’autre jour, on a fait un petit bac de la débauche, avec les positions du Kamasutra, les marques de clopes… Une autre fois –parce que je viens du Nord– un quiz sur le sens de phrases en ch’ti. Et une journée Nutella.” Marie estime que la fonction de happiness officer est souvent tournée, à tort, en dérision. “On nous fait passer pour des animateurs de Club Med…” Chez Modulotech, fait-elle valoir, son rôle consiste pourtant aussi à s’occuper de démarches administra­tives, de l’aménagemen­t des locaux et même de la reforme du management sur le modèle de “l’entreprise libérée”: un système omniprésen­t dans l’univers des startup valorisant l’initiative individuel­le, la responsabi­lisation des salariés sans horaires ni contrainte­s hiérarchiq­ues. Marie a appelé ça la “modulocrac­y”: “Les projets sont symbolisés par des cercles, avec des sous-cercles pour diviser le travail.” Cela ne convient pas à tout le monde. “Il y en a pour qui c’est difficile de quitter la cage de l’entreprise classique, il ne faut pas les forcer.” De toute façon, les réfractair­es ne s’en plaignent pas. Car “ici, le mot ‘problème’ est interdit”. Ici, on n’a pas de “problèmes”, on a des “besoins”. “C’est la pensée positive”, dit Marie. Chez Stootie, même logique “positive”. Par exemple, on ne parle pas de

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