Society (France)

L’appropriat­ion culturelle en question

Britanniqu­e d’origine indienne installé aux États-unis, Hari Kunzru vient de publier Larmes blanches, un roman dans lequel il dépeint une Amérique hantée par les conflits raciaux. Et où le débat d’appropriat­ion culturelle fait rage.

- PHOTO: RENAUD BOUCHEZ POUR – HÉLÈNE COUTARD /

À travers Larmes blanches, le romancier Hari Kunzru pose le débat: “Il existe aux États-unis une histoire de créativité noire monétisée par des Blancs.” Explicatio­ns.

Votre roman raconte comment de riches collection­neurs blancs s’emparent du blues. Qu’est-ce qui vous a intéressé là-dedans? L’histoire du blues est édifiante. Dans les années 20, le blues était la musique du peuple. Il y avait des petits labels, des gens qui payaient pour promouvoir des artistes. Mais la Grande Dépression a mis fin à tout ça. Puis, dans les années 50, des collection­neurs blancs se sont mis à s’y intéresser. C’est allé jusqu’à Greenwich Village, Bob Dylan l’a entendu, les jeunes gens cool l’ont entendu, et c’est devenu à la mode. Le blues a même traversé l’atlantique et est arrivé en Angleterre. Là-bas, des gens comme les Rolling Stones ou Led Zeppelin se sont servis dedans, et ont ensuite revendu le tout à l’amérique sous forme de rock. Mais pendant ce temps-là, les Noirs américains à l’origine du blues étaient passés à autre chose. Il existe bien sûr quelques collection­neurs noirs, mais si vous allez à un concert de blues aujourd’hui, il n’y a que des vieux Blancs. Pour les Noirs, c’est une nostalgie pour un temps passé qui est répressive. Et ce qui est marrant, c’est qu’il y a du très bon hiphop de nos jours qui vient du Sud des Étatsunis, mais que cette musique-là est méprisée par ceux qui aiment le blues. Aujourd’hui, le blues, c’est la musique que l’on utilise dans les pubs pour la bière, une façon d’exprimer ‘les traditions américaine­s’, une fausse authentici­té. C’est plutôt creux.

L’histoire du blues est-elle un exemple de ce que l’on nomme l’appropriat­ion culturelle? Il existe aux États-unis une histoire de créativité noire utilisée ou monétisée par des Blancs. Prenons Elvis Presley: un musicien blanc devenu

millionnai­re en chantant de la musique noire, notamment via sa reprise de Hound Dog, qui est à la base une chanson de Big Mama Thornton. Elle est morte pauvre, il est mort riche. Aujourd’hui, on retrouve cette problémati­que dans la mode. On voit beaucoup d’actrices blanches avec des tresses en ce moment, ou des photoshoot­s avec des coiffes d’indien, ou Katy Perry qui se déguise en geisha, Iggy Azalea qui porte le bindi quand elle va en Inde… C’est une question complexe, bien sûr. Qui juge? À qui ces choses ‘appartienn­ent-elles’? Qui devrait profiter des retombées financière­s? Pour beaucoup d’afro-américains en tout cas, c’est la continuati­on d’une forme d’exploitati­on.

En ce qui concerne la littératur­e, l’un des rôles du romancier n’est-il cependant pas de s’approprier les expérience­s des autres, de faire croire qu’il est et connaît des choses qu’il n’a jamais personnell­ement vécues? Bien sûr, c’est la fondation du métier de romancier: créer de l’empathie, rendre accessible la culture et l’expérience d’autres. Si l’on décide que l’on ne peut pas écrire sur quelque chose que l’on ne connaît pas, alors on se retrouve avec l’autofictio­n ou rien. Et si, de manière plus générale, on est trop strict sur la notion d’appropriat­ion culturelle, on rend impossible certaines formes d’art. Comment faire, alors? Je donne des cours d’écriture à la fac à New York. Si un élève me dit: ‘Je veux écrire un roman sur l’esclavage’, je ne vais pas lui répondre: ‘Non! Tu n’as pas le droit!’ Je vais plutôt lui demander: ‘Pourquoi est-ce que toi, tu devrais écrire cette histoire?’ Si cet élève ne peut pas répondre à cette question, alors il devrait probableme­nt changer de sujet.

L’ironie, c’est que cous avez commencé à penser à ce livre en 2008, l’année où Obama a été élu et où l’amérique s’est mise à croire à un futur post-racial… 2008 est l’année où je suis arrivé aux États-unis. L’élection d’obama semblait quelque chose de désiré par toute la classe politique, comme si le pays voulait enfin pouvoir laisser derrière lui ce lourd passé, arrêter d’en parler. Mais très vite, dans les mois qui ont suivi, tout le monde a compris que cela n’allait rien apaiser. On s’est aperçu que certains ne supportaie­nt pas l’idée d’un président noir à la Maison-blanche. Et des questions que je pensais réglées depuis mon enfance sont réapparues. Quand j’ai finalement terminé d’écrire le roman, cela coïncidait avec l’apogée du mouvement Black Lives Matter. Et j’ai eu l’impression, en écrivant de livre, de pouvoir agir et de participer. Justement grâce à cette connexion que j’essaie de faire entre le passé et le présent.

“Si vous allez à un concert de blues aujourd’hui, il n’y a que des vieux Blancs. Les Noirs sont passés à autre chose”

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