Society (France)

Baltimore, dix ans après The Wire

Un coin formé par deux rues, Barclay Street et Lanvale Street, dans le quartier de Greenmount West. Un endroit que l’équipe de The Wire avait choisi d’ériger en symbole de Baltimore. Dix ans pile après la fin de la série culte, qu’est devenu le corner?

- PAR RAPHAËL MALKIN, À BALTIMORE PHOTOS: JARED SOARES POUR SOCIETY

Il y a une décennie, à l’hiver 2008, se terminait la plus grande série de l’histoire. Depuis, Baltimore a vu passer la double présidence Obama, le mouvement Black Lives Matter, une nouvelle épidémie d’héroïne et Donald Trump. Et? Réponse, entre violence et “gentrifica­tion”.

un homme est mort. De nuit, dans ce coin de rue à peine éclairé par le mauvais jaune d’un lampadaire. Une exécution au modus operandi aussi terrible qu’il paraît réglementa­ire: une balle dans la tête tirée par derrière et puis une autre, encore, une fois le corps effondré sur le pavé. Le visage caché par le revers d’une capuche, l’assassin s’est ensuite empressé de déguerpir, laissant sa victime agoniser dans le silence d’un quartier désert, seulement giflé par le froid de l’hiver. Une bien triste scène de télévision, déroulée sous l’oeil stupéfait de Rudy Ordonez et Lauren Rosales, gentil couple peu habitué aux coups de feu. “J’ai dû prendre le bras de mon mari. Je n’en revenais pas et lui non plus”, dit aujourd’hui Lauren Rosales quand elle repense à cette séquence visionnée il y a un peu plus d’un an. Vissés sur leur canapé, les amoureux, alors, avaient tressailli: bon sang, ce jardinet râpeux, cette façade lisse, ce croisement d’allées de briques rouge sang… “Nous nous sommes repassé la scène, complète Rudy Ordonez. Et c’était bien ce que nous pensions, c’était ça!” Sur l’écran, là où le dernier épisode de la saison 4 de The Wire racontait la fin de l’un de ses personnage­s émérites, le trafiquant de drogue à la petite semaine Preston “Bodie” Broadus, c’est bien la maison dont ils venaient tout juste de signer la promesse d’achat qui était apparue. Leur nouvelle baraque, star de la télévision! Un instant grisés par cette étonnante découverte, Rudy Ordonez et Lauren Rosales se figent très vite. “Nous avons souri, puis nous nous sommes demandé si vivre ici était une bonne ou une mauvaise idée, bredouille à rebours Lauren Rosales. Quant à mes parents, ils étaient catégoriqu­es. Après avoir saisi le lien avec la série, ils nous ont demandé de trouver une autre maison.” The Wire: une série qui dit les travers de l’amérique moderne en disséquant avec un réalisme chirurgica­l les tensions qui balayent la ville de Baltimore, notamment ses bas-quartiers, là où les coins de rue sont pourris par les guerres de trafic. Célébrée par les critiques de tous bords comme le modèle ultime de narration télévisuel­le, la série a diffusé les épisodes de sa cinquième et dernière saison sur la chaîne câblée HBO il a dix ans précisémen­t, entre janvier et mars 2008. Une décennie qui aura vu, depuis, Barack Obama s’installer à la Maison-blanche, renouveler son mandat, avant de laisser la place à Donald Trump et son bataillon de revanchard­s. Le tout sur fond d’épidémie nationale d’overdoses aux opiacés et de poussée du mouvement Black Lives Matter. 2008-2018. Dix ans, une éternité. Qu’est donc devenu le “corner de Bodie”?

Greenmount West. Fixé sur des coordonnée­s qui annoncent le début des marges orientales de Baltimore –l’east Side–, c’est un coin de voies rebondies depuis lesquelles on distingue en ligne de mire le Plexiglas pas si lointain des quelques gratte-ciel qui constituen­t le coeur d’affaires de la grande cité portuaire du Maryland. De fait, si l’on dévale tout droit Charles Avenue, on fonce en un rien de temps sur le downtown, puis sur la marina. C’est là-haut, à Greenmount West, que se rencontren­t Barclay Street et Lanvale Street, à l’endroit où, dans la série, Bodie Broadus finit sa courte vie. Une intersecti­on à la géométrie stricte comme Baltimore en compte des centaines, selon le modèle de la cartograph­ie urbaine qui règle la plupart des villes américaine­s. Aujourd’hui, rien dans ce minuscule pâté de ville ne semble à première vue refléter les images souffreteu­ses de The Wire. Les dealers, les coups de feu, les immeubles croûteux, l’épicerie délabrée située pile au fameux croisement: rien que de la vieille télé, tout ça. En ce jour d’hiver, la personne qui fait le pied de grue à la jonction entre Barclay et Lanvale est une postière qui porte la mèche colorée. Boudinée dans son uniforme ciel de L’US Postal, elle gare tous les matins sa camionnett­e côté Barclay et, selon les mêmes manières sifflotant­es, visite ce carré de briques à l’ocre immaculé. Un regroupeme­nt qu’un promoteur avisé a fait diviser en quatre maisons. Chacune dispose de sa propre entrée, annoncée par une signalétiq­ue en chiffres d’or: le 1701, le 1703 et le 1705 Barclay, et le 400 Lanvale. Rudy Ordonez et Lauren Rosales ont emménagé il y a un an tout rond au premier nommé, une bâtisse mignonne de trois petits étages, à laquelle il faut ajouter un garage auquel on accède côté Lanvale. Rassurés, ils disent que pour aucune raison au monde ils ne

souhaitera­ient aujourd’hui repartir de Greenmount West, comme si le cadavre de Bodie n’avait jamais barré l’entrée de leur perron à la télévision. Ils respirent, les mariés, comme s’ils étaient soulagés d’avoir remporté un pari pas forcément gagné d’avance: “Nous ne nous sommes pas trompés. C’est peut-être le meilleur endroit de Baltimore en ce moment.” Et c’est vrai que par-delà les frontières du corner, les environs de Greenmount West ont l’allure fringante d’un comté pavillonna­ire où il ferait bon vivre. Encerclant la jonction entre Barclay et Lanvale, Ptiman Place, Federal Street ou bien Lafayette et Brentwood Avenue sont jalonnées de maisonnett­es au bleu et rouge d’aquarelle sans tache. Les voisins s’y saluent avec le sourire. “S’il y a de l’énergie ici, c’est aussi parce que c’est un quartier d’artistes”, indiquent Rudy Ordonez et Lauren Rosales. Près de chez eux se trouve le City Arts, la résidence d’artistes qui, aux côtés de l’annexe voisine de la Baltimore Design School et de plusieurs galeries installées çà et là aux alentours, constituen­t l’aile créative de la ville. Un statut connu à Baltimore sous le nom de “Station North”, comme l’indique cet immense logo de couleur qui surmonte le toit d’une des rares tours du quartier.

Supermarch­é de la drogue

“Ce n’est pas le paradis, parce que le paradis, c’est les Bahamas. Mais c’est quand même pas mal du tout ici.” Tina Knox vit avec ses enfants et ses petits-enfants au 1705 Barclay Street. Trois étages aussi, de bruits, de jouets et de tas de choses, “avec l’air conditionn­é et le chauffage”, comme elle le fait remarquer. Lorsqu’elle parle, Tina Knox ulule chaque voyelle, à la manière des bourgeois anglais. L’accent typique de Baltimore. Madame Knox ferme les yeux et réfléchit. Si ses calculs sont bons, cela fait 53 ans que cette infirmière afro-américaine, qui vient de fêter son 58e anniversai­re, vit dans le quartier. Avant le 1705 Barclay, il y a eu le 1523 avec ses enfants, et puis, lorsqu’elle était plus jeune, Brentwood, et aussi Guilford. Elle rouvre les yeux. “Là où on vivait il y a dix ans, c’était l’enfer. Mais Barclay et Lanvale, ça, c’était pire. Un doggy dogg world, comme dit mon fils. Il aurait fallu me payer des millions pour que j’y vive!” Le sifflement des balles encore, mais, cette fois, dans la vraie vie. C’était l’année 2009, et un article du Baltimore Sun rapportait qu’un homme arrivé comme une furie à l’exact emplacemen­t de la fourche formée par Barclay et Lanvale avait dégainé un pistolet et blessé quatre personnes, avec pour seule revendicat­ion ce cri: “Ici, c’est le territoire des BGF!” Le tireur s’appelait David Hunter, gâchette en chef du “Greenmount Regime”, faction locale de la Black Guerrilla Family (BGF, donc), cette puissante compagnie du trafic de drogue régnant sur Baltimore, à l’image du clan Stanfield dans The Wire. Une autre époque: celle du “Gritty Greenmount”, ou “Greenmount la brutale”, comme on l’appelait dans les commissari­ats. “On avait l’impression qu’il n’y avait que les dealers et leurs clients qui vivaient dans le coin”, marmonne Clarence Johnson, vieil habitant du quartier. “Il fallait parfois se barricader chez soi pour éviter les ennuis. Nous étions tous dans The Wire! C’était notre vie”, confirme Joseph Harvey, qui vit depuis toujours sur Lafayette Street et avait d’ailleurs été embauché par les réalisateu­rs de la série pour jouer le grand-père silencieux de Lex, un dealer de Barclay et Lanvale abattu sur un terrain vague. “Le quartier était comme un immense supermarch­é de la drogue et nous faisions de sacrées affaires. À 18 ans, nous étions beaux comme des businessme­n”, soufflent de leur côté AP, Dreko et Pee Jones, qui ont longtemps refourgué sous leurs parkas ces cailloux de crack étiquetés selon les goûts et les couleurs: “Pandemic”, “Plymouth Rock” ou bien encore “Mike Tyson”. Les trois garçons racontent l’étonnante farandole

“À l’époque, il fallait parfois se barricader chez soi pour éviter les ennuis. Nous étions tous dans The Wire! C’était notre vie” Joseph Harvey, habitant du quartier

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Ci-dessus, le corner dans The Wire. Ici, le même endroit dix ans plus tard.
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