Society (France)

L’amour selon Chris Kraus

En 1997, Chris Kraus était amoureuse. Amoureuse de Dick, un ami de son mari. Elle en a fait un livre, I Love Dick, devenu avec le temps un objet de culte, puis un immense succès, avant d’être adapté en série l’an passé. Qui pose plusieurs questions clés:

- PAR ARTHUR CERF ET LUCAS MINISINI, À LOS ANGELES

L’auteure culte de I Love Dick livre sa vision de l’évolution des rapports amoureux au temps des réseaux sociaux. Et donne son avis sur le mouvement #Metoo.

Vous avez écrit I Love Dick dans les années 90. Mais la série adaptée de votre livre se passe aujourd’hui, dans les années 2010. Qu’est-ce qui a changé dans les relations amoureuses entre-temps? L’âge digital a tout bouleversé. La fin des années 90, ce sont les derniers moments avant la connexion constante dans les relations amoureuses. Quand j’ai écrit mon livre, les gens débutaient tout juste avec la connexion internet, les mails, et un tout petit nombre d’entre eux discutaien­t sur Chatroom. Les couples avaient plutôt tendance, en règle générale, à se téléphoner et à s’écrire des lettres. Qui écrirait encore une lettre aujourd’hui? Ce serait étrange, comme un fétichisme.

Pensez-vous que cette connexion constante ait changé la nature des relations? Joanna Walsh, une jeune auteure anglaise, a récemment publié Break.up, un livre sur une romance presque intégralem­ent virtuelle. Le livre raconte comment elle rompt avec une personne. Mais comme leur relation ne se résumait qu’à des textos et des e-mails, elle se rend compte qu’ils se connaissai­ent très peu, en réalité. Il y a du vrai là-dedans. En tout cas, la technologi­e implique que l’on se révèle différemme­nt à une personne. Traditionn­ellement, les informatio­ns apparaissa­ient au fur et à mesure, et elles créaient de l’excitation et de la sensualité. Maintenant, on trouve tout sur un profil de réseau social, très rapidement. Ça déclenche moins de mystère, forcément. Mais ça n’en reste pas moins fascinant. Je lisais récemment des études expliquant que sur Tinder, par exemple, ce n’est pas forcément les gens à la beauté convention­nelle en photo qui ont le plus de succès. Il y aurait autre chose que la pure attraction physique qui pousserait les gens à ‘swiper’.

Des lecteurs viennent-ils vous voir pour obtenir quelques conseils sur leurs histoires d’amour? Ça arrive souvent, oui! Certaines personnes se tournent vers mes bouquins pour gérer leurs relations, puis viennent m’en parler à des conférence­s, des séances de dédicaces. Sauf qu’un écrivain n’est pas un thérapeute ni un gourou de l’amour. Parfois, ils ne me parlent même plus seulement de romance. Certains lecteurs aimeraient que je leur dise quoi faire dans la vie, tout court. J’ai grandi avec un vrai manque de modèles féminins à suivre et admirer. Enfin, disons qu’on ne les voyait pas. Alors j’essaie toujours d’être très patiente avec les jeunes femmes qui me considèren­t comme un exemple et viennent me voir pour des conseils.

Toutes ces histoires que vous entendez, qu’en tirez-vous? Que les histoires d’amour sont brutales, ça a toujours été le cas. Et le plus violent, c’est que le capital social et sexuel de chacun est scruté et noté. Tout ce dont Michel Houellebec­q a beaucoup parlé. C’est une question de néolibéral­isme, selon vous? Complèteme­nt! À tel point qu’à un moment, dans ma vie, j’ai fini par croire que les mariages arrangés étaient une bonne idée. Parce que c’est impossible de savoir si des gens vont pouvoir rester ensemble sur le long terme, c’est purement arbitraire. Et ça n’a surtout rien à voir avec l’intensité de l’attirance des débuts. Pour moi, c’est plutôt une question de tempéramen­t et de bonne volonté, donc il vaudrait peut-être mieux que ce soit arrangé à l’avance. Bon… Je ne suis pas sûre que j’aurais aimé être une très jeune mariée avec quelqu’un que je ne connaissai­s pas vraiment, cela dit. J’aurais même détesté. Mais ce que je veux dire, c’est que l’on entend tout le temps parler de ‘l’alchimie’ entre deux personnes. Comme si ça faisait tout. Mais c’est quoi, l’alchimie? C’est presque un réflexe pavlovien aux images qui théoriquem­ent nous attirent.

Vous voulez dire que l’amour est intimement lié aux rapports sociocultu­rels qu’entretienn­ent deux personnes? Je pense qu’il est possible que l’amour transcende les rapports de classe. Mais je suis très surprise que ça n’arrive pas plus souvent! Les gens se torturent continuell­ement l’esprit, à la recherche d’une histoire d’amour classique et convention­nelle: un couple exclusif, pas trop d’écart entre les âges, avec une personne qui partage les mêmes centres d’intérêt, ou presque la même profession. C’est étouffant. Pensez à ce moment horrible à la fin de la vingtaine, quand tous vos amis finissent pas se fiancer puis se marier. Et vous allez à tous ces mariages, ces putains de mariages parfaits. C’est quand même douloureux. Alors qu’en fait, les possibilit­és sont tellement plus nombreuses. Une très belle relation pourrait ne pas être permanente du tout. Et en aucun cas cela voudrait dire qu’elle ne vaut pas le coup. À une époque, j’avais une collègue allemande, professeur­e détachée. Un jour, elle a rencontré un SDF dans les rues de Los Angeles, et ils ont fini par se mettre ensemble. Tout le monde était sous le choc dans mon milieu, mais c’est possible de faire ça! On a tellement d’attentes que notre sens de l’aventure est totalement atrophié.

Pourquoi ce sens-là a-t-il tant diminué, selon vous? Parce que les gens prennent leur vie bien trop au sérieux. Tout le monde a si peur de choisir le mauvais partenaire. Ça enverrait une image horrible de nous-mêmes. Mais cette idée d’âme soeur est clichée et assez sexiste. C’est comme si vous aviez besoin de quelqu’un constammen­t occupé à regarder par-dessus votre épaule, pendant que vous vous demandez: ‘Est-ce que je fais ce qu’il faut?’

Votre livre et vous-même avez été hissés au rang d’icône féministe. On a vu, par exemple, des artistes comme Lorde se prendre en photo avec I Love Dick pour défendre l’égalité

“#METOO? CE GENRE DE DISCUSSION­S PUBLIQUES EXIGE UNE APPROCHE COMPLÈTEME­NT BINAIRE. ‘VRAI OU FAUX’, PUIS ‘D’ACCORD OU PAS D’ACCORD’. FINALEMENT, CE N’EST QU’UN GRAND SPECTACLE”

des droits, et la série adaptée de votre livre est produite par une équipe intégralem­ent féminine. Quel rapport entretenez­vous avec les cercles féministes? Je me considère comme féministe. Totalement. J’ai un vrai intérêt pour ces débats. Mais pousser des idées politiques ne m’a jamais donné envie d’écrire un livre. Quand je me suis assise pour écrire I Love Dick, je ne pensais pas du tout à produire un livre féministe. J’écrivais un bouquin, c’est tout. C’est plutôt bizarre que toutes ces brillantes auteures se fassent désormais coller une étiquette ‘féministe’. Je ne parle pas de Houellebec­q comme d’un écrivain ‘masculinis­te’. Alors que je pourrais, pourtant.

Vous mentionnez souvent le fait que vous avez longtemps été considérée comme ‘la femme de quelqu’un’ au cours de votre vie profession­nelle. Cette période est-elle révolue? À Los Angeles, il existe un expression pour ça: being wifed. Pendant longtemps, quand je sortais avec mon mari à un dîner ou un vernissage, personne ne me parlait, tout le monde n’en avait que pour lui. Quand j’ai emménagé seule, j’étais soulagée parce que les gens me regardaien­t enfin quand je m’adressais à eux. Cela dit, j’ai réalisé avec le temps que cette attitude n’était pas forcément liée au genre, mais plutôt à la représenta­tion du pouvoir. Ce phénomène arrive aussi aux hommes. Par exemple, mon partenaire actuel est thérapeute. Quand il se retrouve dans le monde de l’art –qui est le domaine dans lequel j’évolue–, ça lui arrive tout le temps d’être ignoré.

Avec I Love Dick, vous avez mis en scène l’un des premiers antihéros féminins de la littératur­e, un rôle habituelle­ment réservé aux hommes. Depuis, des actrices comme Amy Schumer, Lena Dunham ou Phoebe Waller-bridge ont démocratis­é ce type de personnage­s. Pourquoi n’avions-nous pas d’antihéros féminins avant vos oeuvres? Il y en avait. L’auteure Ann Rower, par exemple. C’était une vieille beatnik, à la voix traînante à cause de la méthamphét­amine, une sorte de William S. Burroughs en femme. Elle était géniale. Il y avait aussi Eve Babitz, qui racontait ces histoires hilarantes sur le Los Angeles des années 70. Elle sortait avec Jim Morrison ou Harrison Ford, et racontait ce petit monde-là. La question est: pourquoi n’a-t-on entendu parler de ces femmes que si tardivemen­t?

Que pensez-vous des débats suscités par l’affaire Weinstein? Ces discussion­s sont déroutante­s. Surtout quand des histoires personnell­es sont médiatisée­s à ce point. Cela devient presque un spectacle et les événements finissent par devenir moins réels. Le vrai souci avec ces débats, c’est que tout le monde s’attend à l’argument ultime qui triomphera­it de toutes les discussion­s. Sauf que ce n’est pas possible. Je crois que ces sujets méritent des nuances et que l’on en parle mieux, finalement, grâce à la fiction, un film ou même une chanson.

Mais vous ne pensez pas que le débat public initié par #metoo est nécessaire? Ce genre de discussion­s publiques exige une approche complèteme­nt binaire. ‘Vrai ou faux’, puis ‘d’accord ou pas d’accord’. Finalement, ce n’est qu’un grand spectacle. Je préfère me tenir en retrait de tout ça, et beaucoup d’auteurs et d’artistes avec qui j’en parle ont choisi de suivre cette voie-là.

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