Society (France)

Goodyear, le vrai bilan

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Trois ans déjà que l’usine Goodyear d’amiens-nord a fermé ses portes, laissant 1 143 salariés sur le carreau. Pour quel résultat? Entre déprime, CV sans réponse et divorces, trois anciens racontent l’après.

Avant la fermeture de Goodyear, il y a eu sept ans de luttes et de travail au ralenti. Quelle était l’ambiance à l’usine? Stéphane Chevin: Ils envoyaient les chefs de zone au casse-pipe. Ils nous réunissaie­nt dans l’entrepôt et essayaient de nous faire passer la pilule pour qu’on accepte tout et n’importe quoi, notamment les quatre-huit (division d’un temps de travail ininterrom­pu de 24 heures entre quatre équipes qui se succèdent, ndlr). On nous a punis, aussi. À un moment, on n’avait plus de pneus gratuits. Ensuite, on n’a plus eu droit aux primes de productivi­té, alors que les autres usines en donnaient. Ils ont fait ça tout doucement, ils avaient le temps. Cela a duré sept ans. Ils voulaient juste fermer. Ils savaient très bien où ils allaient. Reynald Jurek: Il fallait arriver et repartir à l’heure, alors qu’on n’avait qu’une heure de travail, ou rien à faire du tout. Le reste de la journée, la direction laissait les gens tout faire. Et quand je dis tout, c’est tout: des jeux d’alcool jusqu’aux barbecues dans la cour. Et c’était complèteme­nt délibéré. La direction conseillai­t même aux gens d’aller démonter des cabines de douche pour faire des tables de poker. SC: J’ai pris douze kilos pendant cette période. Peut-être à cause de l’anxiété. Au laboratoir­e, on jouait à la belote, à des jeux sur l’ordinateur. On dormait. Les gars venaient avec leur oreiller et leur matelas gonflable. Il y a eu beaucoup de poker, des concours de boules et puis l’alcool. Ça, c’était une catastroph­e. On ne laisse pas les gens crever à petit feu comme ça. L’ennui, l’inoccupati­on, c’est violent. Eric Monvoisin: Quand tu dis à quelqu’un: ‘Il n’y a pas de boulot, mais tu dois rester là et tu peux faire ce que tu veux’, il faut s’attendre à tout. RJ: Il y a des armes à feu qui sont entrées dans l’usine. On sentait qu’on était proches de quelque chose qui allait être plus que dramatique.

À quoi a ressemblé le jour de la fermeture de l’usine, le 21 janvier 2014? EM: Il y a eu des déchiremen­ts. Même moi, j’ai chialé. Il y avait des gars qui viennaient juste d’acheter une baraque, ou des jeunes papas. Des gars qui me disaient: ‘Qu’est-ce que je vais devenir?’ RJ: C’est le ciel qui tombe sur la tête des gens. Une véritable catastroph­e sociale. Depuis, on a perdu une dizaine de copains. Plusieurs sont tombés dans l’alcool. Ils ont divorcé, vendu leur maison. Ils ont tout perdu, pas seulement leur travail. Ils ont perdu leur vie. SC: Personnell­ement, à la fermeture, je n’ai pas spécialeme­nt réagi. Peut-être du soulagemen­t. Wamen (Mickaël, secrétaire de la CGT et leader de la lutte, ndlr) nous a laissé le choix. Il a dit: ‘Soit on continue à occuper l’usine, soit on accepte le plan de licencieme­nt, en essayant de récupérer un maximum

“Il y en a une qui a surfé sur ça. Elle s’appelle Marine Le Pen. Là où j’habite, elle fait 80% aux élections. Et il n’y a pas un Noir, pas un Arabe, pas un Chinois. Même pas un métis”

Reynald Jurek

de pognon.’ On a dit ‘OK, on arrête.’ Il le fallait. Ma frangine a fait 36 ans de Goodyear. Elle a commencé aux achats de matières premières. Au début, ils étaient cinq dans le service. À la fin, elle était toute seule avec cinq ordinateur­s.

À la suite du premier accord, Goodyear s’est engagé à continuer à verser vos salaires pendant deux ans et à tripler vos indemnités de départ. Il y a aussi eu le fameux plan de reclasseme­nt... EM: Deux ans, c’est vite passé. Se former, c’est bien. Mais se former à quoi? Comment? Est-ce qu’on va trouver quelque chose derrière? RJ: On est sur une catégorie de gens qui vivaient au mois par mois, et à qui on a donné en moyenne 50 000 euros d’indemnités. Pour beaucoup, cet argent a été craqué en trois mois. J’avais un pote avec une vieille Clio, qu’il réparait à coups de Scotch depuis des années. Quand il a eu sa prime, il s’est acheté une Clio neuve. Il était tout content, sauf que six mois plus tard, il la revendait parce qu’il n’avait pas de boulot et quasiment plus de chômage. SC: Moi, j’ai touché dans les 90 000 euros. J’ai mis des sous de côté, pour la famille, les études de mes enfants. On s’est aussi fait plaisir, on est tous partis en vacances au Portugal pendant quinze jours. Sodie (cabinet du groupe Alpha, en charge de la cellule de reclasseme­nt, ndlr), en revanche, c’était une grosse merde. Ils nous obligeaien­t à suivre des choses complèteme­nt débiles. On pouvait candidater pour tous les postes. Opérateur laboratoir­e en Chine, par exemple. Je ne sais plus quoi en Australie. Des choses aberrantes. RJ: J’ai eu la même propositio­n que 450 copains. Il y avait dix postes à pourvoir chez Dunlop à Amiens-sud. Je me suis battu sept ans pour ne pas faire les quatre-huit et j’irais faire ça là-bas? Ça ressemblai­t surtout à de la provocatio­n. SC: Chez Sodie, qu’est-ce qu’ils ont réussi à faire? Quelqu’un a publié les résultats? Il y avait plein de petites affiches: untel a créé sa boîte, untel aussi. Aujourd’hui, tu leur demandes où ils en sont: ‘Bah j’ai fermé, je n’ai pas tenu le coup.’ Y a un gars qui faisait des nems, ça a duré six mois. Un autre qui faisait de la relaxation avec des galets chauds, un autre de la sophrologi­e, un électricie­n, un maréchal-ferrant. Tous tombés. RJ: La direction vous dira sans doute qu’ils ont fait un plan de départ exceptionn­el. Mais moi, quand je rencontre des anciens aujourd’hui, les trois quarts sont au chômage, en fin de droits

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