Society (France)

Le sacrifice de l’homme gris

- PAR MAÏWENN BORDRON, À CRACOVIE ET VARSOVIE PHOTOS: JAN BRYKCZYNSK­I POUR SOCIETY

C’est arrivé en octobre dernier. Piotr Szczesny, un père de famille sans histoires, s’immolait par le feu en plein centre de Varsovie pour dénoncer la politique du parti ultraconse­rvateur au pouvoir, le PIS (Droit et justice). Avant de passer à l’acte, l’homme de 54 ans avait distribué un manifeste qu’il avait signé de la mention “L’homme gris”, expression utilisée en

Pologne pour désigner un citoyen ordinaire. Trois mois plus tard, retour sur le geste désespéré d’un homme qui a voulu “réveiller son pays”.

on visage juvénile, légèrement caché par ses cheveux bouclés et ses grandes lunettes rondes, ne laisse d’abord transparaî­tre aucune appréhensi­on particuliè­re. Zofia, 28 ans, parle de son père d’un ton ferme. Son émotion se devine finalement à certains moments, quand le rythme du récit s’emballe. À ses côtés, à la table d’un café de Cracovie, son frère Krzysztof, 24 ans, est encore plus calme. Il tient ça de leur père, Piotr. “On était pareil, il ne montrait jamais ses émotions. Comme lui, je suis plutôt fermé.” Cheveux longs ramassés en queue de cheval, le benjamin des Szczesny vit encore au domicile familial de Niepolomic­e, une ville de 15 000 habitants située près de Cracovie. À la maison, père et fils parlaient régulièrem­ent de politique. “Surtout depuis 2015”, lâche-t-il dans un rire nerveux. Cette année-là, le 25 octobre précisémen­t, le parti Droit et justice (PIS) gagne les élections législativ­es après avoir, cinq mois plus tôt, remporté la présidenti­elle. Une double victoire qui marque un retour en force des ultraconse­rvateurs, proches de l’église catholique, qui ont déjà gouverné le pays entre 2005 et 2007. Cette fois, le parti durcit le ton: restrictio­n du droit à l’avortement –projet de loi finalement retiré face aux manifestat­ions massives des femmes dans le pays mais qui revient actuelleme­nt au Parlement dans une version édulcorée–, contrôle étroit des médias publics ou encore réformes controvers­ées de la justice, comme la prise de contrôle du tribunal constituti­onnel par l’exécutif.

Comme beaucoup de Polonais ayant vécu sous le communisme jusqu’en 1989, Piotr a mal vécu cette nouvelle restrictio­n des libertés. “Je me rappelle quand j’étais en Suisse l’année dernière et que j’avais ma mère au téléphone, elle me disait que mon père était très przezywac.” Zofia s’interrompt, cherche ses mots en anglais. Krzysztof lui vient en aide: “Contrarié?” L’aînée, doctorante à l’académie des beaux-arts de Cracovie, reprend: “Oui, voilà, très contrarié. À chaque fois que le gouverneme­nt enfreignai­t la loi. Il était profondéme­nt touché par ce qui se passait.” Pas au point de participer aux manifestat­ions contre le gouverneme­nt qui se multiplien­t alors dans le pays, cependant. “Il n’aimait pas la foule et il aurait fallu qu’il prenne position. Mais ce n’était pas son style. Il arrivait toujours à voir le pour et le contre pour chacun des partis.” Rien qui n’aurait pu les alerter, en somme. “On n’a vraiment rien remarqué”, souffle Krzysztof. Zofia, Krzysztof et Ewa, leur mère, ont finalement découvert ce que tramait Piotr Szczesny en même temps que le pays entier. C’était le 19 octobre dernier. Un jeudi. Quelques jours plus tôt, Piotr les avait prévenus qu’il devrait passer la journée à Varsovie pour suivre une formation. Un emploi du temps plausible pour ce consultant free-lance qui travaillai­t auprès de différente­s ONG. “Ce 19 octobre, j’étais au travail quand mon père m’a envoyé un SMS pour me dire que je devais rentrer à la maison dès que j’avais fini, qu’il avait laissé quelque chose d’important sur son bureau. J’ai pensé que c’était peut-être une facture ou un cadeau qu’il avait oublié de prendre”, raconte Krzysztof. Zofia prend le relais, son ton s’accélère comme si elle voulait rapidement arriver à la fin du récit. “Moi, il m’a appelée vers midi, mais j’avais un rendez-vous à ce moment-là, donc je lui ai répondu que ça n’était pas le moment. Il m’a écrit ensuite pour me dire que ce n’était pas grave et que sa batterie était bientôt à plat. Vers 15h30, au même moment que mon frère, j’ai reçu un autre SMS. Cette fois, il m’a dit que je devais m’arranger pour rentrer à la maison avec ma mère. C’était bizarre parce que je ne vis plus avec eux, donc il n’y avait aucune raison que je fasse ça. Mais il a insisté: ‘C’EST TRÈS IMPORTANT.’ C’était la première fois qu’il envoyait des messages aussi bizarres, ça ne lui ressemblai­t pas de ne rien expliquer.” Inquiète, Zofia appelle son frère, ingénieur informatiq­ue, qui rentre à la maison. Il est 17h. Sur le bureau de son père, il trouve plusieurs lettres. Mais il est déjà trop tard. Une demiheure plus tôt, à 300 kilomètres de là, en plein centre de Varsovie, Piotr Szczesny s’est immolé par le feu devant le Palais de la culture et de la science.

“Je proteste contre”

C’est en allant sur l’ordinateur de son père, après sa mort, que Krzysztof a compris qu’il avait pris sa décision six mois plus tôt, au mois de mars. Un travail de 600 heures sur un document Word pour rédiger son manifeste, sans que personne ne s’en rende compte. Le jour même, l’homme de 54 ans a aussi minutieuse­ment orchestré son action. Le choix du lieu, symbole de l’époque communiste, d’abord: l’immense bâtiment qui surplombe la place a été construit par Staline dans les années 50. Avant de mettre fin à ses jours, Piotr Szczesny a diffusé grâce à un mégaphone Kocham Wolnosc (“J’aime la liberté”), la chanson du groupe de rock de Cracovie Chlopcy z Placu Broni (“Les garçons de la place des Armes”), étendard de la jeunesse à la fin des années 80 sous le régime communiste. Il a aussi distribué des tracts à tous les passants qui ont croisé son chemin. Un manifeste rédigé de sa main –mais non signé, à dessein– et divisé en quinze points, sur lesquels court une anaphore, chacun commençant par: “Je proteste contre”. En haut de la liste, la restrictio­n des libertés civiques par les autorités et la violation des principes de la démocratie. Puis la dégradatio­n de l’environnem­ent, ou encore l’attitude hostile du gouverneme­nt envers les immigrés et les minorités. Le manifeste dit aussi ceci: “Moi, en tant qu’homme gris, ordinaire, juste comme vous, je fais appel à vous tous: vous ne pouvez pas attendre plus longtemps! Ceux qui sont

“Je ne pense pas que l’acte de Piotr Szczesny aura un impact sur la société. Je ne veux pas dire que ce qu’il a fait n’est pas important, mais je ne pense pas que ça puisse mobiliser les gens” Radoslaw Markowski, directeur du centre d’études sur la démocratie de Varsovie

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