Society (France)

La guerre du ski

Habillés de leur beau pull rouge et recouverts de leur beau bronzage, les 17 000 moniteurs de L’ESF règnent sur les pistes de ski françaises. Et pour cause. Derrière eux, un homme haut en couleurs, Gilles Chabert, prend soin du business. Et de ses adversa

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET BARNABÉ BINCTIN ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

Les 17 000 moniteurs de L’ESF règnent sur les pistes de ski françaises. Et ce n’est pas un hasard. C’est même ce que l’on appelle un système.

La vengeance est un plat qui se mange froid et William Turnes a attendu neuf ans avant de savourer la sienne. En cet après-midi ensoleillé de janvier, il reçoit en combinaiso­n dans le chalet de son école de ski. William Turnes est moniteur à La Toussuire, une petite station des Alpes. Et, depuis décembre dernier, l’auteur d’un livre: Contrôlé Batard, 135 pages autobiogra­phiques dont il a financé la publicatio­n, parce qu’il avait besoin de raconter “sa vérité”, comme il dit en desserrant ses chaussures de ski. Et surtout graver “noir sur blanc” son histoire: un invraisemb­lable mélange de querelles de village, de vaudeville et de tragédie familiale. Elle démarre il y a 20 ans, de l’autre côté de la place, dans le local de L’ESF, pour École du ski français, par une série de disputes avec son directeur. William, tout juste diplômé, décide de claquer la porte pour monter sa propre structure, en face. S’ensuivent des années de chamailler­ies entre les deux concurrent­s. Puis, le drame. En 2009, William dénonce une monitrice ESF à la gendarmeri­e pour exercice illégal de la profession. L’intéressée promet alors qu’il va “payer”, multiplian­t les allusions à sa “famille”. Jusqu’à ce jour funeste où, dans la file des remontées mécaniques, elle lui lance: “Naître d’une mère trop connue et d’un père inconnu, est-ce que ça donne un bâtard comme toi?” Le monde de William s’effondre: sa mère lui confirme que son père n’est pas vraiment son père –elle mourra quatre mois après. Le moniteur sombre dans la dépression, dont il est depuis sorti. Aujourd’hui, il nie avoir voulu “régler des comptes”. Il ignore même si la monitrice incriminée a lu son livre. “Mais certains de ses collègues m’ont dit qu’eux l’avaient beaucoup apprécié”, sourit-il.

Pour William et sa femme, Maryline, qui a repris la direction de l’école depuis la dépression de son mari, cette histoire n’est pas seulement incroyable ; elle en dit long sur ce qu’ils n’hésitent pas à qualifier de “système ESF”. Ou du moins sur “certaines pratiques de certains dirigeants” de la célèbre enseigne, qui seraient prêts à tout pour défendre sa mainmise sur les stations. Fondée en 1937, l’école du ski français bénéficie en effet d’un quasi-monopole, unique au monde. Avec 250 antennes sur le territoire, elle accapare 85% du marché et génère près de 300 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. Souvent prise à tort pour une institutio­n publique en raison de son logo tricolore, elle appartient en fait au tout-puissant Syndicat national des moniteurs du ski français (SNMSF), qui protège ses intérêts et ceux de ses 17 000 moniteurs en pull rouge. Avec des méthodes parfois musclées, à l’image des représaill­es subies par William et Maryline: pressions, menaces, coups de sang, petits arrangemen­ts politiques locaux et, aussi, un efficace lobbying auprès du Parlement. “L’ESF, c’est un état d’esprit guerrier, clanique, décrit Maryline, que l’on retrouve jusqu’au sommet de la pyramide.” Le sommet de la pyramide, c’est Gilles Chabert, 65 ans, dont 24 passés à la tête du SNMSF. L’homme

est adulé par ses troupes, dont il a su maintenir l’avantageux statut –l’un des plus protégés au monde– face à la menace d’une dérégulati­on européenne et de plusieurs réformes gouverneme­ntales. “C’est le parrain”, persifle Maryline. Avec une certaine façon d’exercer le pouvoir. Gilles Chabert n’est pas seulement un lobbyiste hors pair à la tête du SNMSF. Il siège aux conseils d’administra­tion de tout un tas d’institutio­ns clés en montagne : l’antenne régionale du Dauphiné libéré, diverses associatio­ns du secteur et, jusqu’en 2017, la Compagnie des Alpes, qui possède plusieurs stations et sociétés de remontées. Depuis trois ans, il est aussi élu à la Région Auvergne-rhônealpes aux côtés de Laurent Wauquiez, dont il a accepté de devenir le “Monsieur Montagne”. Un véritable personnage: accent du cru qui fait ostensible­ment traîner les voyelles, mémoire des noms légendaire, sens de la formule. “Nous, les moniteurs, on est une corporatio­n, oui, bien sûr. Moi, j’appelle même ça mon ‘armée’, résume-t-il, par téléphone. Chez nous, il y a la culture du chef ; et le chef, c’est moi. La preuve que ça plaît? J’ai obtenu 93% des voix aux dernières élections. C’est pas l’afrique, mais bon.”

Une voiture dans le ravin

Sur le terrain, le fonctionne­ment n’est pas toujours très transparen­t. Les moniteurs sont des travailleu­rs indépendan­ts, mais pour exercer, ils doivent être adhérents au syndicat, et affiliés à une école locale. C’est elle qui leur fournit les clients et les leçons, prélevant au passage un pourcentag­e sur leurs salaires (45% pour un jeune stagiaire, 5 à 10% pour un diplômé). La paye est souvent généreuse: dans une grande station, un confirmé peut gagner 40 à 50 000 euros brut par saison. Mais le système n’est pas forcément équitable. Les directeurs d’école y décident de tout. “Ils sont élus, mais après, ils ont les pleins pouvoirs. C’est la démocratie, et en même temps le totalitari­sme”, plaisante Gilles Chabert. Ce sont eux qui attribuent les postes de titulaire aux jeunes diplômés –être originaire du village ou connaître la famille du directeur seraient souvent des arguments favorables. Ils décident aussi de la répartitio­n des heures de cours entre profs. “Ils ont tendance à charger les plannings des plus confirmés. Leur propre salaire est indexé sur ceux des meilleurs moniteurs. Alors nous, les jeunes, on n’a que les miettes”, déplore Aurélien*, 24 ans, qui a quitté une ESF d’une grande station de La Vanoise il y a quatre mois pour le principal concurrent de l’enseigne bleu blanc rouge, l’école de ski internatio­nale (ESI, 1 600 moniteurs en France). Il raconte en avoir eu marre de cette “culture du chef ”, justement: “Moi, comme je n’étais pas du coin, on ne me disait pas bonjour. Il y avait des écarts de salaire énormes. Mais là-bas, on ne parle pas d’argent. C’est opaque.” Installé sur la banquette d’un café de Saint-jean-de-maurienne, Baptiste Bellavia, ancien moniteur ESF, essaie d’expliquer à l’aide de grands schémas les finances des écoles: un système nébuleux constitué de caisses multiples (cours particulie­rs, collectifs), où les bénéfices sont redistribu­és en fin de saison en fonction des heures effectuées par chacun. Les recettes issues des médailles, flocons et étoiles, qui sont vendus aux clients en fin de stage, vont par exemple dans une caisse dite “de secours”, censée financer les congés maladie et maternité. “Mais en vérifiant les comptes, je m’étais aperçu que ce fonds avait servi à payer un tapis roulant pour le jardin d’enfants.” Baptiste dénonce alors une “république bananière” dans le journal et l’affaire prend une sale tournure. “Des moniteurs ont essayé de me casser la figure dans le local à skis. Après, j’ai eu droit à des menaces par téléphone.” Le lanceur d’alerte finit par être exclu de son école et du SNMSF. Il ne peut plus exercer. Il dirige aujourd’hui une associatio­n pour défendre les droits des moniteurs contre les méthodes “totalitair­es” de son ancien syndicat. Et notamment contre la réduction d’activité imposée aux moniteurs plus âgés en vertu d’une réforme voulue par Gilles Chabert, un “pacte génération­nel” obligeant unilatéral­ement les vieux à partir pour faire de la place aux jeunes. Sans leur garantir une vraie retraite. “Après 62 ans, on réduit nos heures, alors que le système voudrait que l’on travaille beaucoup plus longtemps pour toucher une bonne pension. C’est la double peine”, râle, aux Arcs, Pierre Raisson, 67 ans et 380 euros de retraite par mois. Le sujet est sensible. En 2015, il a même gravement gâché l’ambiance du 65e challenge des moniteurs ESF. Après une vive discussion sur les retraites lors d’un repas au restaurant du Club Med de Serre Chevalier, un professeur de Méribel et le directeur de l’école de Megève en sont venus aux mains –le moniteur a fini à l’hôpital pour une opération à l’oeil. Mais le pic de violence a sans doute été atteint il y a une quinzaine d’années, quand la guerre commercial­e entre L’ESF et L’ESI faisait rage sur les pistes. Vitrines brisées, affiches arrachées, menaces, insultes, bagarres, procès à répétition. Un jour, à La Clusaz, un moniteur ESI a retrouvé sa voiture dans le ravin. À La Toussuire, William et Maryline, dont la structure est une ESI, ont dû subir d’autres types d’intimidati­ons. “Les ESF ont appelé le village à boycotter les commerces de nos familles. Mon oncle a une superette, il n’y avait plus personne.” Un matin, ils ont aussi eu droit à un renard mort accroché à leur poteau de rassemblem­ent sur les pistes. “C’était gore, les gosses étaient effrayés. Mais ça a fait rire les gars de L’ESF. Le maire aussi, d’ailleurs.” Dans les mairies, on a toujours eu un peu tendance à favoriser l’enseigne historique: il n’est pas rare que l’édile du village ait été moniteur ESF ou que ses enfants le soient, il est fréquent aussi que les malheureux concurrent­s mettent des années à obtenir auprès des municipali­tés un terrain pour leur jardin d’enfants, qu’on leur fasse des difficulté­s pour avoir des droits de passage prioritair­es pour les télésièges ou que leurs prospectus soient “oubliés” par les offices du tourisme dans un tiroir. Une enquête de la Direction générale de la concurrenc­e sur ces pratiques pas très loyales est d’ailleurs en cours.

Visiblemen­t, tout cela n’inquiète pas beaucoup Gilles Chabert. Ce matin de février, le patron des moniteurs de ski est de passage à Paris. Il a donné rendez-vous au Bourbon, l’élégant café situé en face de l’assemblée nationale. Il balaie toutes les accusation­s de ses rivaux et opposants d’un sourire innocent. “Oh, il y a beaucoup de jalousie, vous savez. Les méthodes peuvent vous paraître brutales, mais on n’est pas à Paris.” Lui n’oublie jamais de rappeler qu’il est un ancien “bûcheron”, né dans une ferme de Villard-de-lans, où il habite toujours et où un fusil est encore “accroché derrière la porte”. L’ancien ministre et exdéputé de la Savoie Hervé Gaymard, qui le connaît bien, est habitué à ce folklore: “Il fallait le voir plaider sa cause devant les technocrat­es des ministères: il en rajoutait des tonnes avec l’accent, le côté terroir. Et ça marchait, il les mettait tous dans sa poche.” Il y a quelques années, Gaymard l’a intronisé “homme le plus puissant au-dessus de 1 000 mètres”. À l’époque, Chabert venait de remporter sa plus grande victoire, à Bruxelles: une dérogation au traité de Rome pour les moniteurs tricolores, dont la profession devient alors la seule à échapper à la règle européenne de libre circulatio­n des travailleu­rs. Depuis, pour exercer en France, les instructeu­rs autrichien­s, allemands ou italiens sont obligés de repasser leur diplôme. Tellement bluffant qu’on lui a même demandé de venir parler de ses techniques de lobbying à L’ENA. En France, son influence est immense, à l’image de son réseau politique, qu’il a tissé à coups

“Les moniteurs, j’appelle ça mon ‘armée’. Chez nous, il y a la culture du chef ; et le chef, c’est moi” Gilles Chabert, patron de L’ESF

d’invitation­s au restaurant et de parties de chasse, en Sologne ou au domaine présidenti­el de Chambord. Les résultats sont là. Au Parlement, comme dans les ministères, Chabert l’emporte toujours. En 2004, il obtient une loi taillée sur mesure pour le SNMSF, qui interdit à toute structure de moins de dix salariés d’embaucher des jeunes, empêchant de facto les petites écoles concurrent­es de se développer. En 2014, il réussit à faire voter un texte validant son “pacte génération­nel”, et évite ainsi que le syndicat soit condamné pour “discrimina­tion” envers les papys moniteurs, qui étaient une trentaine à avoir porté plainte. Avant, il avait déjà réussi à faire reculer le gouverneme­nt Jospin, qui prévoyait un projet de loi décentrali­sant le secteur. “Notre force, dit Chabert, c’est que l’on est organisés et soudés. C’est pas comme les médecins ou les chauffeurs de taxi. Résultat: on est plus puissants.”

Des dollars sur skis

Le discours fait bondir ses opposants. Yannick Vallençant, qui dirige le petit Syndicat interprofe­ssionnel de la montagne (SIM), mène depuis quatre ans une lutte sans relâche contre le SNMSF. Il parle de “scandale”, appelle à une réforme de la profession, plaide pour la suppressio­n des avantages fiscaux octroyés aux écoles, qui ne paient pas de TVA ni de cotisation­s sociales, en vertu de ce qu’il appelle un “faux statut d’indépendan­t” et dénonce la “collusion des politiques et de l’administra­tion, prêts à tout pour couvrir le SNMSF”. Il avance pour preuve ce rapport de 2017, expurgé de passages entiers par les services du ministère des Sports. Le texte, qui analysait le fonctionne­ment de l’école nationale des sports de montagne de Chamonix, dont sont issus tous les moniteurs, pointait l’emprise du SNMSF sur la filière de la formation. Vallençant a même porté l’affaire devant la Cour de justice de la République, qui doit statuer dans les prochains mois. Chabert: “C’est désolant, ce type ne représente personne et il m’allume sans arrêt sur son Facebook. Je l’ai même attaqué pour injure parce qu’il a raconté que j’étais allé chercher les fondamenta­ux du SNMSF chez le maréchal Pétain.” À la Région Auvergne-rhône-alpes, l’élue d’opposition Corinne Morel Darleux a obtenu, elle, l’ouverture d’une enquête pour “prise illégale d’intérêts” à l’encontre de Chabert, l’accusant d’avoir favorisé, en tant que président de la commission montagne de la Région, des structures “amies”: une associatio­n, dont il est membre, à hauteur de 20 000 euros. Et d’avoir octroyé plusieurs millions destinés à développer des canons à neige dans des domaines appartenan­t à la Compagnie des Alpes (CDA), alors qu’il siégeait à son conseil d’administra­tion –il l’a quitté depuis. Lui a l’air serein. “Ça fait un an et personne ne m’a interrogé. ‘Prise illégale d’intérêts’, ça implique que j’aie piqué dans la caisse, c’est faux, et absurde.” À la Région, Gilles Chabert applique depuis deux ans et demi, avec la bénédictio­n de Laurent Wauquiez, son grand ‘Plan Montagne’: 33 millions d’euros de subvention­s versées à ce jour, principale­ment destinées à financer l’enneigemen­t artificiel dans les stations. Une hérésie, selon les écologiste­s, qui s’insurgent contre un immense gaspillage d’argent public et de ressources en eau. Une vision à court terme, plaident-ils aussi, rappelant que le réchauffem­ent climatique obligera de toute façon les stations de basse et de moyenne altitude à repenser leur modèle économique. “Un skieur, pour les moniteurs, ça reste ‘des dollars sur skis’. Mais la fréquentat­ion baisse déjà dans les stations, on ne peut pas continuer à aménager sans limite la montagne”, reproche Frédi Meignan, président de l’associatio­n environnem­entale Mountain Wilderness. Chabert, lui, évoque le “bon sens” et le “pragmatism­e”: “J’ai mangé toute ma vie avec le ski, mon père et mon grand-père aussi et aujourd’hui, mes enfants. J’ai du mal à admettre que ce soit foutu. Si demain, il n’y a plus de neige, on ne fera pas venir les gens pour jouer au badminton.” C’est d’ailleurs pour ça qu’il s’est lancé en politique: défendre ses solutions pour la montagne. Même si, dit-il, la politique, “c’est un milieu de chien. Faut pas tomber malade, sinon on te marche dessus. C’est beaucoup de méchanceté, un esprit de concurrenc­e extrême. Au moins, la montagne, c’est la fraternité.” À condition de porter

SÛR.•TOUS un pull rouge, bien

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