Society (France)

Philippe Jaenada

- PROPOS RECUEILLIS PAR SG, NP ET VR

Avec sept romans autobiogra­phiques publiés entre 1997 et 2011, Philippe Jaenada a imposé un style où l’humour et les digression­s subliment une absence totale de tabous. Et maintenant, avec La Serpe, le voilà successful!

Avec sept romans autobiogra­phiques publiés entre 1997 et 2011, Philippe Jaenada a imposé un style où l’humour et les digression­s subliment une absence totale de tabous. Un style qu’il met désormais au service de faits divers, puisqu’il a choisi, après avoir fait le tour de sa propre vie, de raconter dans les détails les histoires de Bruno Sulak, Pauline Dubuisson et Georges Arnaud. Bien vu: son dernier livre, La Serpe, lui a valu le prix Femina il y a quelques mois. Et un succès qui, dit celui qui “fait aussi les potins” pour Voici en parallèle, le fait se sentir “bizarre”. PAR SYLVAIN GOUVERNEUR, NOÉMIE PENNACINO ET VINCENT RIOU PHOTOS: FRANKIE & NIKKI POUR SOCIETY

Qu’est-ce que vous faites en ce moment? Je suis dans une période vide, très bizarre. Je suis un peu… pas déprimé, mais… La promo, c’est éreintant, très dur. Moi, je sors mes livres en septembre, donc d’août à mi-novembre, je fais pile l’inverse de ce que je fais quand j’écris: pendant un an et demi, je vis reclus, sans voir personne ; et ensuite, pendant quatre mois, je dois parler à énormément de gens. Sauf que là, minovembre, j’ai gagné le prix Femina, du coup la promo n’en finit plus. J’arrive à un stade où je n’en peux plus d’entendre ou de prononcer le mot ‘serpe’! Je parlais avec un acteur l’autre jour: eux, quand ils ont un film à vendre, on les voit partout mais ça ne dure qu’une semaine ; nous, c’est plusieurs mois, à rencontrer des collègues, faire les salons et répéter toujours les mêmes choses. Un jour, parce qu’on s’était disputés, ma femme était partie voir son ex et elle était revenue avec des traces de sperme sur les seins. Là, ça me fait pareil. Je me sens encore avec des trucs sur moi, des morceaux de serpe. Alors j’ai du mal à écrire.

Et vous prenez le temps de lire? Oui, le soir. J’ai des potes qui me disent: ‘Quand j’écris, je ne lis pas.’ Ça me paraît complèteme­nt mystérieux. Moi, plus j’écris, plus je lis. Et plus je lis de bonnes choses, plus j’ai envie d’écrire. Mon deuxième roman, Néfertiti dans un champ de canne à sucre, l’histoire de ma rencontre avec ma femme, c’est un truc très cul. Je lisais beaucoup Bukowski à l’époque, ça avait influencé le fond et aussi la forme, le côté complèteme­nt désinhibé. Là, je l’ai relu pour la réimpressi­on en poche, il y a le mot ‘chier’ je ne sais combien de fois. Parce que quand j’ai rencontré ma femme, elle n’arrêtait pas d’aller aux chiottes. Au moins dix fois par jour, et pour faire caca, hein! Ça me plaisait de mélanger ça à une histoire d’amour. Mais là, j’ai corrigé un peu.

Votre femme, elle en dit quoi? Elle s’en fout totalement. Elle est protestant­e et alsacienne. Dans son éducation, on a le droit de tout dire du moment que c’est vrai. Une fois, j’ai même écrit que quand elle était petite, elle rêvait de baiser avec son père. Et puis en relisant, je me suis dit: ‘Je peux quand même pas mettre ça.’ Et elle: ‘Ben quoi? C’est vrai!’

Dans Le Cosmonaute, elle en prend pour son grade... Un livre assassin, oui! Notre enfant était petit, notre vie était un cauchemar, et je l’ai écrit pour me venger. Vraiment une sale motivation, genre: ‘Si je te le dis en face, tu cries et ça me fait peur, j’ose pas, donc je vais l’écrire.’ Le soir, je m’enfermais dans mon bureau en me disant: ‘Quelle conne, elle me pourrit la vie!’ Et puis un jour, je lui donne le manuscrit avec un peu d’hésitation, ‘tiens, c’est 400 pages de haine contre toi’. Elle l’a lu et elle m’a dit: ‘Oh, quel beau cadeau!’

C’est une lectrice dont l’avis vous importe? Mon éditeur ou Proust qui sort de sa tombe et qui vient me voir pour me dire: ‘Ton chapitre 12, là, mon petit, c’est pas terrible’, je m’en fous complèteme­nt. Mais si ma femme me dit: ‘Ce paragraphe, ça ne va pas’, je reprends. C’est ma première et ma seule lectrice, vraiment. Je n’écoute personne à part elle. Elle ne juge pas la qualité littéraire, mais si elle me dit: ‘Ça, ce n’est pas toi’, poubelle. Je fais tout ce qu’elle me dit.

Quand vous êtes en phase d’écriture, vous avez une routine? J’ai besoin d’être complèteme­nt enfermé, seul, muet. Je ne sors que pour venir ici, dans le bar en bas, pile aux mêmes heures, à 15h30 et à 20h, et je bois les mêmes choses, exactement, je reste une grosse heure, je ne cherche pas trop à savoir pourquoi… Je suis très, très ritualisé. Une routine crétine, tous les jours la même. Et ça a fini par créer avec le temps comme un réflexe de Pavlov: ça ne m’arrive jamais d’être en pleine écriture créative quand il est 20h, ça s’arrête tout seul. De même que quand je me mets à bosser le matin, hop! la concentrat­ion vient toute seule, comme si j’étais programmé. Pendant un an et demi, en dehors de ces moments au bar, je reste enfermé, je ne parle pas, je ne vois personne, je ne vais jamais dîner chez des gens, tout ça. J’écris.

Mais enfin, vous ne vivez pas seul! Non, avec ma femme et mon fils. En fait, on a un appart qui n’est pas très grand mais il fallait qu’il y ait quatre pièces: deux chambres, un salon et mon bureau. On a fait un pacte avec ma femme: elle n’a pas le droit d’y entrer. Ça peut paraître macho mais pas du tout, c’est simplement qu’elle est pathologiq­uement maniaque. Bizarremen­t, elle croit que c’est le bordel même si c’est rangé, alors elle passe son temps à remettre en place les objets partout, ce sont des TOC. Donc elle ne touche pas à mon bureau, c’est vraiment ma grotte, quoi, j’y suis du matin au soir. Il y a une table en bois avec mon Mac dessus, des papiers partout, tous mes livres et un lit parce que j’y dors même parfois.

Écrire, pour vous, ça a toujours été une affaire de rituels? Mon premier roman, il y a 20 ans, j’ai commencé à l’écrire en me disant: ‘Voilà, je vais écrire quand les muses viendront s’asseoir sur mes genoux.’ En trois ans, j’ai écrit 60 pages. À ce rythme, j’aurais publié mon premier roman à 85 ans. Donc, un hiver, je suis parti m’enfermer dans une maison d’un village mort de Normandie, et en trois mois, j’ai écrit 800 pages. Je n’ai fait que bosser, comme si on m’avait mis en prison en me disant: ‘Tu ne ressortira­s que quand tu auras écrit.’ Mes trois premiers livres, je les ai écrits là-bas.

Pourquoi avoir changé de méthode, depuis? Parce qu’on a eu un enfant, je n’avais pas envie de partir trois mois, genre je reviens, il marche, il parle! Donc j’ai rapporté cette discipline ici, dans mon bureau. Au début, j’écrivais la nuit, ça me donnait l’impression d’être isolé. La nuit, vous ne pouvez pas savoir s’il est 2h ou 4h, il n’y a pas de repère, contrairem­ent au jour, avec l’agitation, la lumière… Pour écrire, je pense que le plus important, c’est de réussir à être entièremen­t concentré. C’est pour cela que beaucoup d’auteurs ont des rituels. Ça les aide à se sentir dans un environnem­ent où il n’y a pas de parasite. Quand il n’y avait pas de wi-fi, que les ordinateur­s étaient reliés à un modem par un câble, je mettais ce dernier sous l’oreiller de ma femme pour être sûr de ne pas craquer si j’avais un moment de faiblesse. J’ai toujours été persuadé que je ne pouvais travailler que la nuit, mais à 50 ans, dormir la journée, se lever à 16h30… De mi-octobre à mi-mars tu ne vois pas le jour, quoi, ça plombe le moral. Maintenant, j’arrive à bosser la journée, grâce à des artifices. Je ferme les rideaux, je mets une bougie et je bois plein de café pour me faire croire que je lutte contre le sommeil!

En 1989, vous avez passé un an sans sortir de chez vous. C’était quoi l’idée? Le but, c’était un retrait du monde le plus total possible. J’allais vraiment très mal, j’approchais d’un moment où j’allais me suicider, je pense. J’avais d’abord

“Le Goncourt, très sincèremen­t, je n’en veux pas. Personne ne me croit, mais c’est vrai. Ça ne sert à rien. Le seul intérêt d’avoir un Goncourt, c’est une histoire de fric. Et je n’écris pas pour le fric”

commencé par des expérience­s de privation: une semaine sans rien manger, un mois à ne me nourrir que de café au lait, une semaine sans dormir... J’ai aussi passé une journée à tendre des bandes de cassette partout dans mon studio, pour qu’il me soit impossible de me mettre debout, ce qui fait que pendant une semaine, j’ai rampé. Ensuite, pour une expérience qui consistait à ne plus me servir de mes mains, je me suis brûlé de chez brûlé tous les doigts avec une cigarette. J’avais picolé, j’avais de sacrés trous. Puis une copine m’a invité à la braderie de Lille, et en me retrouvant devant des moules-frites avec mes pansements aux mains, je me suis dit: ‘Mon gars, tu dérailles.’

Et alors la solution, ça a été de vous couper complèteme­nt du monde? Pas tout de suite. D’abord, j’ai hébergé pendant dix jours chez moi deux putes, une fille et un travelo, toutes les deux toxicos et séropositi­ves. Je couchais avec la fille trois fois par jour sans capote. C’était en octobre 1988, je voulais attraper le sida. Une heure après leur départ, je me suis précipité à l’hôpital pour faire un test, mais pour avoir les résultats, il fallait attendre trois mois, pendant lesquels je me suis senti comme si je m’étais pendu et que j’allais mettre des mois à mourir. Finalement, le test s’est révélé miraculeus­ement négatif. Puis un jour, par hasard, je vois sur TF1 une certaine Véronique Le Guen sortir d’une grotte où elle s’était enfermée trois mois. J’ai décidé de faire la même chose.

Mais c’était une expérience scientifiq­ue, pour elle… Oui, ils voulaient étudier les rythmes vitaux humains déconnecté­s des influences extérieure­s. Mais quand elle est sortie, c’est comme si elle était morte et qu’elle revenait, ça m’a fait un truc bizarre. Je me suis dit: ‘Je n’ai pas de grotte, je vais le faire chez moi ; et comme c’est plus facile que dans une grotte, je vais le faire un an.’ J’ai balancé ma télé, mon téléphone, ma radio, ma chaîne hi-fi, tout ce qui pouvait produire un son qui vienne de l’extérieur, j’ai fermé les volets et j’ai décidé que du 1er janvier au 31 décembre 1989, je resterais là à regarder le mur. J’habitais dans le XVIIE arrondisse­ment de Paris, j’avais prévenu mes proches que je serais injoignabl­e, et aussi le mec du tabac: ‘Tous les jours je vais venir, tu vas me donner un paquet de Camel, je ne dirai ni bonjour ni au revoir mais t’inquiète pas, c’est une expérience.’

Et vous avez tenu un an? J’ai failli arrêter en mai. Non seulement je m’ennuyais –ça, je m’y attendais–, mais l’expression me manquait. Si je faisais un rêve bizarre ou si j’avais une idée hyperdrôle, je ne pouvais le dire à personne. Pourtant, je n’ai pas réussi à sortir le 1er janvier 1990, j’avais peur. Ça m’a pris 17 jours. Et il m’est arrivé un truc fou que j’ai mis 20 ans à raconter –dans un livre– avec la certitude que personne ne me croirait:

le 17 janvier, donc, j’appelle une amie très proche. Là, je parle pour la première fois, et je lui dis: ‘Il faut que je ressorte, que je voie quelqu’un mais si ça se trouve je ne vais pas être à l’aise, je ne vais pas réussir à bien m’exprimer.’ Alors elle organise un dîner en tête-à-tête dans un petit resto tranquille rue du Pré-saint-gervais. J’arrive à parler, j’ai l’impression d’être couvert de mousse et d’écorce mais ça se passe bien, je rentre chez moi, je me dis: ‘Ça y est, je suis revenu dans le monde’, et le lendemain matin, je descends au bistrot boire mon premier coup depuis un an, et j’entends à la radio: ‘Cette nuit, on a retrouvé Véronique Le Guen suicidée aux barbituriq­ues dans sa voiture garée rue du Pré-saint-gervais.’ Sur la tête de mon fils, c’est vrai. Quand tu vois la taille de la rue, c’est sûr qu’on est passés devant elle. Depuis, je suis Bouddha. Rien ne peut m’atteindre.

Vous avez quel type de relation avec vos éditeurs? Il y a des auteurs qui ne comprennen­t pas bien le truc et qui pensent que l’éditeur est leur employeur. Mais pas du tout, c’est un partenaire. Pour mon premier livre publié chez Grasset, le grand patron me convoque dans son bureau et me dit: ‘J’ai beaucoup aimé votre livre, on va le publier, mais juste un truc: il faut changer le titre, Le Cosmonaute, ça ne va pas du tout. Ne vous inquiétez pas, je vais vous en proposer. J’ai répondu: ‘Bah non, c’est mon titre, je ne vais pas le changer.’ Lui: ‘Ah non? D’accord.’ Il faut savoir dire non à un éditeur. Même si, parfois, ils sont de bon conseil. Et il y a pas mal d’éditeurs qui ne veulent pas être considérés comme des imprimeurs, je les comprends… Il m’est arrivé de mettre volontaire­ment des trucs pas bien dans mes livres, comme ça il me le disait, je les enlevais, et ils étaient contents. Mais la pression que je ressens, ce n’est pas celle de l’éditeur, c’est la mienne. En faisant 50 pages sur une toile d’araignée, je peux perdre 10 000 lecteurs. Il faut que j’arrive à me dire: ‘Tu t’en fous, fais vraiment ce que tu veux.’ Mais en même temps, est-ce que je le veux vraiment, ou alors est-ce que je le fais pour être rebelle ou je ne sais pas quoi? Il ne faut pas que je fasse ce que l’on attend de moi mais il ne faut pas non plus que je ne fasse pas ce que j’aime parce que c’est ce que l’on attend de moi. C’est dur. Mais j’ai l’impression que je progresse un peu plus à chaque livre.

Vos derniers livres sont adaptés de faits divers alors que jusqu’ici, vous aviez toujours écrit sur ce que vous connaissie­z personnell­ement. Comment est-ce que l’on se met à raconter les histoires d’autres personnes? Ça m’a pris au dépourvu. Je pensais toujours écrire des livres qui suivent un peu ma vie. Le jeune célibatair­e qui fait le con à Paris et qui cherche l’amour, le même un peu plus tard qui trouve l’amour, puis l’horreur de la vie conjugale… Sauf que ma vie est devenue complèteme­nt plate, vide, il ne se passe absolument rien.

Vous dites ça avec délectatio­n. Ah, j’adore! Mais pour la littératur­e… Ce serait: chapitre 1, j’ai oublié le PQ à Franprix ; chapitre 2, Natacha a été éliminée de Koh-lanta.

Vous pourriez utiliser votre imaginatio­n… Non, je ne pense pas être très doué pour ça. L’imaginatio­n pure, ça me donne l’impression d’être comme les mecs que l’on voit sortir des stations spatiales, avec leur cordon, en lévitation. Et ça ne m’intéresse pas, très honnêtemen­t. L’anecdote avec Véronique Le Guen qui meurt devant le restaurant où je mange, si c’est inventé, je trouve ça nul. C’est trop facile si on peut inventer n’importe quoi. Je ne vois pas l’intérêt. La réalité, c’est beaucoup, beaucoup plus fort. Donc quand j’ai constaté que je n’avais plus rien à raconter sur ma vie, je me suis dit que je pouvais raconter des histoires qui sont arrivées aux autres.

Qu’est-ce qui fait que vous choisissez de traiter un fait divers plutôt qu’un autre? Il me faut de l’empathie. J’ai besoin, pour écrire, de pouvoir me mettre à la place de la personne, et je pense que j’aurais du mal à me mettre à la place de Fourniret ou Goebbels. À la base, je ne voulais pas écrire sur Georges Arnaud (le personnage au coeur de La Serpe, ndlr) parce que je le pensais coupable et ça me faisait chier de consacrer un an et demi de ma vie à un type qui a massacré trois personnes pour du fric.

Prenons un exemple actuel: Jérôme Cahuzac. Il n’a tué personne, bien sûr, mais tout allait bien pour lui, et puis ça a été la dégringola­de. Son histoire pourrait vous intéresser? Non, parce qu’il y a trop de cynisme et pas assez d’humanité. Cahuzac, je m’en fous. Le mec a essayé d’arnaquer tout le monde, de manière fourbe, juste pour se faire du pognon. Les serial killers ne m’intéressen­t pas du tout non plus, parce qu’il n’y a rien d’humain à tuer des femmes parce qu’elles portent une boucle d’oreille rouge. Ce sont des psychopath­es.

Et un travail de rédemption des victimes? Par exemple, dans l’affaire de la tuerie d’orvault, on a cherché de bonnes raisons à chaque victime d’être coupable mais ce n’était aucune d’entre elles. Ça vous intéresser­ait, ça? Oui. Évidemment, j’ai encore plus d’empathie pour les victimes que pour les coupables ou les suspects. Mais en même temps, je pense que je pourrais avoir facilement tendance à tomber dans le pathos, dans le mièvre.

C’est une peur que vous avez, d’avoir l’air mièvre? Pas d’avoir l’air, de l’être! Parce que quand on est mièvre, il y a une perte de recul. Une chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est le détachemen­t. Ce qui fait que je n’ai jamais rien pu écrire sur mon fils, par exemple, alors que dans chaque livre que j’ai écrit depuis qu’il est né, j’aurais bien voulu. Et puis là, j’ai réussi dans La Serpe, parce que c’était une occasion incroyable: il y a l’histoire entre le père et le fils Girard. Sauf que quand je parle de lui, c’est avec un thermomètr­e dans le cul pendant trois quarts d’heure…

Il lit vos livres, votre fils? Non. Mais là, il est en terminale L, tous ses potes et tous ses profs ont lu La Serpe. Il ne peut pas faire deux mètres dans la cour sans qu’on lui demande s’il a pris sa températur­e. Au moins, quand je mourrai –j’espère qu’il sera très vieux à ce moment-là–, il aura 20 000 pages sur la vie de son père. Après, dans Néfertiti dans un champ de canne à sucre, sa mère se fait retourner dans tous les sens. Je n’aimerais pas lire ça sur ma mère.

Votre dernier livre a eu pas mal de succès. C’est quoi, votre rapport à l’argent? Il y a eu des époques dans ma vie où je ne gagnais vraiment rien, l’équivalent de 200 euros par mois aujourd’hui. Là, je gagne pas mal d’argent, oui. Bah j’ai l’impression de vivre exactement pareil. Je m’en fous. Sincèremen­t. C’est peut-être facile à dire parce que maintenant j’ai du fric, mais quand je n’en avais pas, si je touchais 2 000 francs pour une

“Ça me fait marrer quand on me dit: ‘En fumant, tu vas perdre

dix années de ta vie.’ Ouais, mais je ne vais pas perdre dix années entre 20 et 30 ans, je vais perdre dix années dans une maison de retraite à me pisser dessus”

nouvelle écrite pour Nous Deux, je dépensais tout le soir même. Parce que ça n’a aucune importance, l’argent, c’est ce qu’il y a de plus commun dans le monde.

Qu’est-ce qui est important, alors? Les gens. Et –et ça conduira à ma perte– le plaisir. Jamais, je pense, je ne pourrais me priver d’un truc qui me fait plaisir. Comme fumer. Je ne devrais pas, je n’arrête pas de tousser depuis des mois, mais je continue. Quand je vois que certains se privent de fumer, de boire ou d’une tartiflett­e alors qu’ils en ont envie, parce qu’il faut ‘faire attention’… Ils croient qu’ils ne vont pas mourir, c’est fou!

C’est le côté hygiénisme-puritain-moralisate­ur qui vous énerve? Je ne sais pas si ne pas fumer, ne pas picoler, ne pas être gros ou ne pas baiser n’importe quand, ça a un rapport avec la morale. Ça me fait toujours marrer quand on me dit: ‘Tu vas perdre dix années de ta vie.’ Ouais, mais je ne vais pas perdre dix années entre 20 et 30 ans, je vais perdre dix années dans une maison de retraite à me pisser dessus. Je veux bien!

Pour revenir à l’argent et aux ventes, vous avez l’impression que le livre est en train de devenir un produit? Je ne crois pas que mes livres soient des produits, mais les éditeurs, c’est ce qu’ils voudraient. Ça m’est arrivé de poser mon manuscrit sur le bureau et qu’on me dise: ‘Il faut enlever un tiers’ sans rien avoir lu, juste sur l’épaisseur. Les éditeurs veulent arrondir tous les angles, ils veulent des tomates calibrées. Pour que ça se vende. Bien sûr, quand je vends 120 000 exemplaire­s, ça me fait plaisir, mais si j’en avais vendu 10 000, jamais je n’aurais pensé que ça voulait dire que le livre était moins bon. Ce ne sont pas les oeuvres qui se vendent le plus qui sont les meilleures. Sinon, ça voudrait dire que Les Feux de l’amour, c’est mieux que n’importe quel film de Godard ou de Cassavetes.

Du coup, à l’inverse, vous ne vous dites pas: ‘Qu’est-ce qui a merdé pour que j’en vende 120 000’? Pas loin. Je pense que mes vrais lecteurs, les gens avec qui je pourrais discuter, boire un coup, qui me ressemblen­t, il y en a entre 15 000 et 20 000. Pour La Petite Femelle, je suis passé chez Ruquier. C’était juste avant Noël, ils n’ont parlé que de l’occupation et du féminisme sans dire que je racontais aussi, par exemple, ma cuite au Flore. Yann Moix et Léa Salamé ont dit: ‘C’est un chef-d’oeuvre.’ Ça a multiplié mes ventes par quatre et après, j’ai reçu des mails de gens qui m’insultaien­t: ‘Pauvre type, j’achète un livre sur l’occupation et la place des femmes dans l’après-guerre et vous y faites des digression­s sur le fait qu’il y a le mot ‘saucisse’ dans tous vos livres, remboursez moi!’

Pourquoi mettre une dose d’humour même dans des récits sérieux? Je pense que cet humour vient juste du détachemen­t dont on parlait plus tôt. Dans n’importe quelle situation de la vie, si on arrive à se regarder avec du recul, on se rend compte qu’on est ridicule.

Dans vos livres, souvent, vous prenez une voiture et vous partez en goguette en province, par l’autoroute... Ma femme m’a acheté une carte de France pour Noël avec des petites épingles, je vais punaiser tous les endroits où je suis allé grâce aux salons du livre, des endroits où personne n’irait de son plein gré. Mais je suis ultraséden­taire et casanier, en fait. Ma femme va au bistrot en face mais moi non, je préfère venir dans celui-là parce que, de chez moi, il n’y a pas de route à traverser! Donc prendre une voiture et aller à Périgueux, c’est comme partir au fin fond du Mexique. Le summum de l’aventure, c’est de prendre l’autoroute. Et puis Houellebec­q a un peu pris le truc, mais j’adore les stations-service. Ce sont des endroits où la vie est sans doute plus vraie qu’au Sofitel.

C’est la mort, le Sofitel? Non, attention, il y a aussi de la vie dans les Sofitel! D’ailleurs, ils font du mécénat pour les écrivains, ils m’ont offert une semaine d’hôtel contre une nouvelle de trois pages. J’avais le choix entre Rome, Madrid ou Luxembourg. J’ai choisi Luxembourg en me disant que ce serait ma seule occasion de passer une semaine entière dans un Sofitel en pension complète alors qu’à Rome ou à Madrid, je serais tenté d’aller me balader. J’y suis resté enfermé pendant une semaine. Il y avait deux restos, un bar où on pouvait fumer, un bar à cigares, je regardais les gens, il y avait de la vie.

“Je suis ultraséden­taire et casanier. Le summum de l’aventure, pour moi, c’est de prendre l’autoroute. Donc prendre une voiture et aller à Périgueux, c’est comme partir au fin fond du Mexique”

L’internatio­nal, ça ne vous attire pas? Non. Là, avec La Serpe, je suis invité au Nicaragua, je n’ai aucune envie d’y aller.

Vous n’aimez pas sortir de votre zone de confort? C’est surtout que ce qui m’intéresse, encore une fois, ce sont les gens. Je me fous des paysages. Je n’ai rien contre les habitants du Nicaragua, mais ce sont les mêmes qu’ici. Pourquoi j’irais me faire chier à aller les chercher ailleurs? Mais ma femme, elle, aime voyager, et le couple c’est une succession de compromis, donc on part quand même. On est allés en Amérique, en Islande, en Irlande, en Écosse, en Espagne… Cet été, on va en Norvège. Mais qu’est-ce que je vais aller me faire chier en Norvège?

À propos d’internatio­nal, c’est vrai que vous avez traduit de l’anglais vers le français sans comprendre grand-chose? Oui, j’ai été le traducteur le plus prolifique entre 94 et 97, j’ai traduit un livre par mois pendant trois ans.

C’est de l’escroqueri­e. Oui, sauf que je ne traduisais que des trucs vraiment pourris, genre Désir sous les tropiques, des trucs un peu cul. J’étais payé à la page française, on me filait un bouquin de 150 pages et je rendais un pavé de 400. J’inventais quand je ne comprenais pas. J’avais traduit un auteur de littératur­e pour ados, un type qui a écrit 300 ou 500 livres, et Libé avait fait un papier sur son nouveau bouquin: ‘Bonne surprise avec le nouvel opus de machin, qui nous avait habitués à la pire médiocrité.’ J’étais fier!

Ça vous a aidé à vous améliorer dans l’écriture, ces boulots? Ça m’a aidé à avoir le courage d’écrire un roman. Parce que quand j’écrivais des nouvelles, me lancer dans un roman, ça me donnait l’impression d’être à Brest, de me mettre dans l’eau et de devoir nager jusqu’à New York. Je me disais que je n’y arriverais jamais. Là, j’avais 300 pages, il fallait que je le fasse en un mois pour que ça rapporte assez de fric, donc dix pages par jour. Et alors quand j’ai écrit mon premier livre, Le Chameau sauvage, je me suis dit: ‘Si j’écris quatre pages par jour, ça veut dire qu’en trois mois, j’aurai écrit 360 pages.’ Ça m’évitait de penser à la distance totale.

Finalement, ce sont souvent des pavés, vos livres. Vous avez même écrit une tribune sur le Goncourt, dans laquelle vous disiez: ‘Ils ont reçu mon bouquin, il était trop gros, ils l’ont mis de côté.’ Ce n’était pas sur le Goncourt, c’était sur Éric-emmanuel Schmitt (qui est membre de l’académie Goncourt, ndlr). Le Goncourt, très sincèremen­t, je n’en veux pas. Personne ne me croit, mais c’est vrai. Je le dis depuis septembre parce que j’avais des échos qui disaient que c’était possible que je l’aie, mais je n’en veux pas. Ça ne sert à rien. Le seul intérêt d’avoir un Goncourt, c’est une histoire de fric. Je n’écris pas pour le fric. Mais si c’était venu? Bah non! C’est pour ça que dans mon livre, j’ai mis: ‘J’adore Virginie Despentes et voilà, comme ça j’aurai pas le Goncourt, on ne flatte pas une membre du jury’ (Despentes est membre du jury du Goncourt depuis 2016, ndlr). J’ai exactement le même problème avec le Goncourt qu’avec les adaptation­s de livres en films. Ça fait plein de fric, ça fait vendre le livre, mais ça le tue. Quand j’étais jeune, j’adorais Philippe Djian, je lisais tout, et un jour j’ai fait une connerie: je suis allé voir 37.2° au cinéma avant de le lire. Je n’ai jamais pu le lire, après ça. Je n’ai rien contre Beineix, mais je ne peux pas… De la même façon que jamais je ne saurai quelle tête j’aurais donnée à Maigret, parce que je vois Jean Richard ou Bruno Cremer à la place. Ça tue le principe de la littératur­e.

Mais quand même, vous avez fait toute la promo Goncourt avec les auteurs de la liste. Parce que pour moi qui vis enfermé tout le temps, c’est comme une colonie de vacances. Il y a un an, Olivier Guez (qui a gagné le Renaudot cette année pour La Disparitio­n de Josef Mengele, ndlr), je ne savais pas qui c’était, je n’avais jamais entendu son nom. Mais là, on est tous les week-ends ensemble, en province, loin de chez nous, on déconne. Du coup, ça devient un pote. C’est comme quand on va au camping: début août, on ne connaît pas le voisin, et fin août, on a l’impression que c’est notre meilleur pote. J’ai fait des rencontres incroyable­s. Valérie Trierweile­r, par exemple. On est devenus très potes, je l’adore.

Vous lui avez dit que parallèlem­ent à votre carrière d’écrivain, vous écriviez dans Voici? Au premier salon que l’on a fait ensemble, fin août à Morges, en Suisse, je passe une nuit dans un bar à picoler avec elle et Olivier Guez. On se marre. Et le lendemain, alors qu’on est tous les trois au buffet de la gare, Valérie me demande: ‘Au fait, je ne t’ai pas demandé, t’as un boulot en dehors de l’écriture?’ Je me dis: ‘Merde’, parce que Valérie Trierweile­r, elle en a pris plein la gueule dans Voici… Mais allez, je me lance: ‘Je bosse à Voici, je fais les potins.’ Elle a un mouvement de recul, elle me regarde comme si je lui avais dit: ‘Je suis pédophile.’ Alors, je me retourne vers Olivier Guez et je me dis qu’il va m’aider. Sauf qu’olivier Guez, il a eu une aventure avec Léa Salamé et sa femme l’a découvert sur des affiches pour Voici dans un kiosque, ça a détruit son couple. Et quelques mois plus tard, il voyait dans Voici Léa Salamé le tromper avec Glucksmann. C’est vraiment pour moi, ce genre de truc: je suis tout seul dans un buffet de la gare avec deux personnes à qui Voici a pourri la vie, et je m’entends leur dire que j’y travaille .

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Encore une décoration de Noël qui traine.
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Drôle de coco.

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