Society (France)

Un pédophile au coin de la Rue

Cela fait plus de 40 ans qu’il vit dans cette maison, en face d’une école primaire. Plus de 40 ans que la Ville de Rue, en Suisse, connaît ses déviances sexuelles et qu’elle vit avec. Alors lorsque Jean‑louis R. a été condamné à 52 mois de prison pour des

- PAR WILLIAM THORP, À RUE, EN SUISSE ILLUSTRATI­ON: LUCAS HARARI POUR SOCIETY

Cela fait plus de 40 ans qu’il vit dans sa maison, en face d’une école primaire. Dans la ville de Rue, en Suisse, Jean-louis R., condamné à 52 mois de prison pour des faits de pédophilie en novembre dernier mais libéré un mois plus tard, jette le trouble.

Son fils tourne autour d’elle en trottinett­e. Un tour, puis un second. Elle le surveille, adossée à sa voiture devant sa maison, sans vouloir en donner l’impression. Elle dit que, dans le fond, “cela ne [la] dérange pas” d’en discuter, mais aussi qu’elle est inquiète de savoir qu’il “n’habite pas loin”. Puis elle pointe du doigt le nord de la petite ville de Rue, à 20 kilomètres de Lausanne. Il y a encore un an, le fils de Sophie* allait parfois jouer chez un copain, vers là-bas. Jusqu’à ce que, un jour, une amie l’interpelle: “Tu sais que ce n’est pas très prudent ce que tu laisses faire à ton fils? – Mais de quoi tu parles? –Bah tu sais, c’est tout de même un pédophile, le monsieur d’à côté.” “Je me suis étranglée. Cela faisait sept ans que je vivais ici et on ne m’avait jamais rien dit!” Premier choc. Voici le second: Sophie prend conscience que “le monsieur d’à côté” habite pile en face de l’école primaire et de sa cour de récréation. “Je suis allée voir les institutri­ces pour leur demander ce que c’était que cette histoire, continue-t-elle. Et là, j’ai appris qu’ici, tout le monde le savait depuis longtemps, que cela faisait plus de 40 ans qu’il vivait là-bas! Vous ne pensez pas qu’elles auraient pu me prévenir?” Un peu plus d’un an après, le 9 novembre 2017, le pédophile, déjà jugé en 1971, 1988 et 2001 pour des “actes d’ordre sexuel avec des enfants”, a de nouveau été condamné à 52 mois de prison ferme pour avoir abusé d’un enfant de 9 ans au Bénin, en Afrique, et d’un homme d’une trentaine d’années handicapé mental, dans le canton de Fribourg, dont fait partie Rue. “On était contents de le voir enfin partir en prison, reprend Sophie. Mais un mois plus tard, je passe devant l’école en voiture et qui je vois? Le pédophile, debout devant moi, comme si de rien n’était. J’en suis restée bouche bée. Ils l’avaient libéré!” Elle enfonce ses mains dans ses poches et, en détournant le regard de son fils qui finit son cinquième tour de trottinett­e, lâche: “J’avais juste envie d’une chose à ce moment-là: l’écraser.”

Le 7 décembre dernier, Jean-louis R., 75 ans, ancien postier et comptable, a fait appel de sa condamnati­on et déposé un recours contre son arrestatio­n immédiate. Le tribunal cantonal l’a donc libéré, le temps du nouveau procès, au motif que les risques de récidive et de fuite étaient faibles. Sous certaines conditions seulement: interdicti­on de recevoir chez lui des personnes de moins de 16 ans, de se retrouver seul avec des enfants, de contacter l’enfant et sa famille au Bénin, et obligation de suivre une thérapie au centre psychiatri­que du coin. Une sale affaire sur les épaules de la Ville, donc, qui tente depuis de gérer la situation comme elle le peut. Assis dans la salle de réunion de la préfecture de la Glâne, à Romont, un château recouvert de neige sur les hauteurs de la ville, le préfet Willy Schorderet hausse les épaules, comme impuissant face à la situation. Depuis le retour de Jean-louis R. en ville, il a reçu plusieurs appels de la part de parents inquiets des communes voisines de Rue. “On a fait ce que l’on pouvait pour rassurer les gens. On a demandé aux professeur­s d’être plus attentifs, et à la gendarmeri­e de tourner plus dans le secteur lors des sorties de cours. Mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre? On ne peut pas intervenir sur une décision de justice.”

Il est 15h. À la crêperie Entre terre et mer, l’un des deux seuls restaurant­s de Rue, surnommée “la plus petite ville d’europe”. “Le pédophile? grimace la serveuse. Ce n’est pas un sujet de discussion ici.” Puis elle s’enfuit derrière le comptoir chuchoter à l’oreille de sa collègue. Laquelle jette

un bref regard derrière elle, et acquiesce en silence. À la sortie de la crêperie, une vieille dame s’enfonce dans le siège de sa voiture. Même question. Même réaction. “Tenez-vous-en le plus loin possible.” Clac de portière. Le silence est maître ici.

“C’est malsain”

À l’évocation de l’homme, les visages se crispent et tout le monde se tait. Même le syndic de la Ville (l’équivalent du maire en Suisse) ne souhaite plus en parler, et oblige les employés communaux à faire de même. “Il y a eu des victimes de cet homme ici, à Rue, il y a 30 ans, et en reparler maintenant fait remonter des sales choses”, explique une commerçant­e. Après avoir été condamné à deux ans de prison ferme en 1971 pour des attoucheme­nts sur six enfants à Genève, Jean-louis R. avait récidivé dans les années 80, à Rue même, sur douze enfants, âgés de 9 à 20 ans. Son propre fils faisait partie des victimes. Il avait écopé à l’époque de sept ans de prison. “Ces jeunes garçons et filles, devenus adultes aujourd’hui, vivent pour certains encore dans la commune, reprend la commerçant­e. Ils avaient enfoui cela au plus profond d’eux-mêmes, les gens n’osaient trop rien dire à l’époque.” Preuve qu’une gronde est malgré tout là, enfouie: le 20 janvier dernier, à la sortie d’une réception regroupant 500 personnes venues célébrer l’élection d’un élu à la présidence du gouverneme­nt fribourgeo­is à Promasens, une ville à côté de Rue, les habitants ont découvert, placardés sur les pare-brise de leurs voitures, des prospectus. Dessus: “PÉDOPHILE multirécid­iviste jugé et condamné habite toujours en face de ton École” ou “Dénonce les PÉDOPHILES”. L’auteur? Un mystère. Les feuilles étaient seulement signées d’un: “Je protège les enfants.” Les enfants, justement, dévalent la pente qui relie l’école au parking. Une mère se penche pour attraper le sien. Elle a eu connaissan­ce de l’existence de Jean-louis R. il y a un mois seulement, en lisant la presse. Elle dit ne jamais l’avoir vu mais connaître sa voiture. Une Ford Fiesta bleu clair. Depuis, elle guette tous les véhicules bleu clair à la sortie des cours et dans la ville. “Ça m’inquiète beaucoup, on me dit qu’il a interdicti­on d’entrer ici, mais ça ne serait pas le premier à s’affranchir de cela, s’insurge-t-elle. J’en ai parlé à mon fils, mais j’ai peur. Vous savez, un enfant, c’est facile à attirer avec un chocolat ou un bonbon. En plus, le mien aime parler aux gens.” Trois autres femmes discutent à l’écart. Deux institutri­ces et une mère. “J’ai peur de laisser mon fils jouer dans notre jardin”, commence Sonia, la mère. “Il ne faut pas, tente de rassurer l’une des professeur­es. Apparemmen­t, les victimes ne sont pas des enfants qui ne vont qu’une seule fois chez lui, mais ceux avec qui il a établi une relation de confiance sur la durée. Au moment où les parents commençaie­nt à les laisser aller seuls à son domicile, ‘ça’ arrivait.” Sa collègue surenchéri­t: “Il ne va pas kidnapper votre enfant dans la rue, il les attire chez lui avec des animaux. Il a une volière. Il y a deux mois encore, il y avait ce panneau au-dessus de sa porte: ‘Visitez la volière’”. Les trois femmes se retournent, leurs regards fixés sur la maison de Jean-louis R. En silence. À son arrivée dans la ville, il y a onze ans, Hélène*, elle, n’a reçu qu’un seul conseil: “Ne laisse pas traîner tes enfants là-bas, c’est malsain.” “À cette époque, ils avaient 10 et 14 ans, dit-elle, assise au comptoir du bar-restaurant de l’hôtel de ville. On nous prévenait parce qu’on ne pouvait pas s’imaginer en voyant le bonhomme que c’était un pervers, il était très aimable. Il venait ici de temps en temps dans l’aprèsmidi, avec son petit chien, se boire une bière blanche et jouer à sa loterie.” Elle reconnaît que le sujet est tabou ici. Elle dit aussi qu’à force de ne pas en parler, peut-être, “les gens ont oublié et l’ont laissé très bien s’intégrer à la communauté”. Annie est serveuse ici depuis un an. Elle file derrière le comptoir chercher une photo datant de 2014, prise à la fête des Aînés de la ville. Une quarantain­e de personnes, la plupart retraitées, posent dans la salle des fêtes de l’hôtel de ville. Jean-louis R. est à gauche, au troisième rang, en t-shirt noir. Souriant. Et c’est là tout le paradoxe de cette petite ville, dit Annie. Les habitants craignent cet homme, mais n’hésitent pas à lui ouvrir grand leurs bras. Depuis novembre dernier, pourtant, le pédophile se ferait plus discret qu’avant. “Il a peur des regards, maintenant, explique la professeur­e. Il ne sort plus en journée, mais je l’aperçois dans la rue, depuis mon bureau, tard le soir ou très tôt le matin.” Et qu’est-ce qu’elle voit? “Un homme dont le visage est sans émotion, sans empathie. Un visage rude.”

“On me regarde mauvais”

Jogging gris foncé, sweat et pantoufles de même couleur, Jean-louis R. se tient sur le pas de sa porte verte, sur laquelle est écrit “Bienvenue”. Il pointe du doigt l’espace vide au-dessus de celle-ci. “Il y avait un panneau ‘Visitez ma volière’, que mon épouse avait fait sur une planche de bois, explique-t-il, mais on m’a forcé à l’enlever. Désormais, c’est comme s’il y avait marqué en gros ‘pédophile’.” Habitant de la commune depuis 1965, Jean-louis R. dit que ses dernières semaines, depuis son retour, n’ont pas été faciles. “Avant, les gens qui passaient devant la maison me saluaient et me souriaient. Maintenant, on passe en baissant la tête. À l’épicerie, c’est pareil. On me regarde mauvais et on chuchote à mon passage. C’est un petit coin, ici, et la mentalité est mauvaise dans des bleds comme ça.” Depuis la mort de sa femme, il y a 18 ans, et les départs de son fils –qui fut sa victime– et de sa fille de la maison familiale, Jean-louis R. vit seul. La mise en location de deux appartemen­ts, au-dessus de chez lui, lui assure son revenu principal. Mais les locataires ne restent jamais bien longtemps. “La dernière qui vit ici va partir, dit-il. Ce n’est pas facile pour eux, faut en être conscient.” Notamment depuis sa dernière condamnati­on. Il balaye d’un mouvement de main le jugement, qu’il estime “exagéré”, mais ne nie pas les faits. “Mon histoire au Bénin n’aurait jamais

“Il a peur des regards, maintenant. Il ne sort plus en journée, mais je l’aperçois dans la rue, depuis mon bureau, tard le soir ou très tôt le matin” Une voisine

dû exister, se défend-il. Tout cela est mal interprété.” Dans sa version, Jean-louis R. raconte qu’en 2010, après avoir vu la photo d’une enfant béninoise avec une malformati­on aux jambes, il est entré en contact avec ses parents et a décidé de les aider en prenant en charge les traitement­s médicaux. Il s’est rendu trois fois sur place, entre 2012 et 2015, et a eu des relations sexuelles avec le fils aîné, âgé de 9 ans. “On dit que je suis allé là-bas pour ça, comme ceux qui vont en Thaïlande. Alors que pas du tout! J’y suis allé pour de pures raisons humanitair­es.” Et pour la deuxième victime, l’homme handicapé mental? “La justice considère qu’il n’était pas capable de dire oui ou non. Moi, j’estime qu’il en était tout à fait capable.”

Le vent froid s’immisce d’un coup dans l’entrebâill­ement de la porte. Jean-louis R. frissonne et s’engouffre dans sa salle à manger. “Je vais choper une pneumonie avec ce froid.” Le lieu a des apparences de chalet de montagne, murs en bois clair et parquet ciré. Il explique que la commune n’a pas à “s’inquiéter”. “Je ne suis pas un prédateur sexuel, c’est la procureure qui l’a dit. Il y a des quantités d’enfants qui sont venus ici, mais il ne s’est jamais rien passé.” Quant à l’école primaire en face de chez lui: “Je ne suis pas attiré par eux. C’est lorsqu’ils viennent trop souvent qu’il faut être prudent. Là, il y a un risque, parce qu’il y a de l’affectif.” Et les années 80, lors desquelles il abusa de douze enfants de la commune? “J’ai payé pour cela. Quand vous allez acheter quelque chose au commerce, vous ne payez pas deux fois, non? Eh bien moi, pareil, et j’ai largement payé.” Il raconte qu’aujourd’hui encore, certaines des victimes de cette époque le saluent. “On ne mange pas la fondue ensemble, mais c’est la politesse courante.” Ce qui lui fait penser qu’il existe deux genres de pédophiles: “Il y a celui qui ne voudra jamais faire du mal, qui n’étranglera ni ne tuera ou noiera l’enfant, et celui qui le fera. D’un côté, il y a de la violence ; de l’autre, non. Sauf que les gens mettent tout dans le même panier.” Jean-louis va jusqu’à se présenter luimême comme une “victime”. Il parle “de choses qui ont troublé [s]on développem­ent mental” durant son enfance. “On condamne, mais on ne va jamais chercher à la racine du problème. D’où ça part, tout ça?” Pour régler ce souci “d’incompréhe­nsion”, il a décidé de faire écrire un livre sur sa vie. Cela s’appellera La Souffrance d’un pédophile. On y trouvera des explicatio­ns, mais aucun regret. Et ce qui arrivera après son second procès et une possible peine de prison confirmée? Jean-louis R. ne sait pas. Il dessine un point d’interrogat­ion du bout du doigt sur le mur derrière lui. *Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

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