Society (France)

L’ART DE LA GUERRE

- RECUEILLIS PAR PB ET LDC TOUS PROPOS

ce sont des gens comme lui. Des paumés, des poètes sans le sou qui récitent des poèmes de poètes oubliés, des banlieusar­ds, des taulards, des provinciau­x qui rêvent de départ. Des outsiders. “J’ai amené dans la littératur­e des personnage­s qui étaient totalement ignorés, se félicite-t-il. Ce sont les gens que la nouvelle noblesse, cette bourgeoisi­e libérale qui décide de tout depuis 1991, ne veut pas connaître, dont elle a peur, et qu’elle rencontre par hasard quand elle voit des personnes ivres à l’entrée des immeubles ou dans les rues de petites villes. Mais pour moi, ce sont des gens faciles à comprendre car c’est mon milieu, mes parents, ma famille, ma femme.” Avant d’être un écrivain à succès, avant de brandir ce crâne rasé, Prilepine a lui aussi été un jeune Russe de province. Il portait les cheveux longs d’un côté, rasés de l’autre, des jeans et des pulls à motifs, une croix orthodoxe à l’oreille gauche, peut-être déjà rebelle et conservate­ur, mipunk, mi-dandy. Il vivait à Nijni Novgorod –à 400 kilomètres de Moscou– et rêvait de plus. Alors est venue l’heure du train pour la capitale. Sur le quai, il a fumé une cigarette. Une cigarette Dallas. C’était la fin des années 90. Zakhar dit qu’il n’est pas très “porté sur les effusions intérieure­s”. Un mensonge, vraisembla­blement. “Je savais très bien qu’une nouvelle vie commençait pour moi. J’avais 28 ou 29 ans, je n’avais pas un rond, personne ne me connaissai­t. J’étais un provincial, sauvage, je n’avais jamais vu de ma vie un écrivain ou un musicien vivant. J’avais des chaussures, un jean, un blouson bon marché, quelques pièces en poche, et je me rappelle être entré dans des bureaux où il y avait des journalist­es très branchés. Ils étaient plus jeunes que moi, et de leur fenêtre on voyait le Kremlin et la place Rouge. De mes chaussures coulait de l’eau. J’étais debout, avec mes chaussures sales, dans une flaque d’eau, et ils me regardaien­t comme un sauvage qui vient de la campagne profonde. Je me souviens d’eux tous.”

Prilepine est venu à Moscou parce qu’il a lu dans le fanzine Limonka l’appel d’un certain Edouard Limonov, qui invitait alors tous les jeunes perdus de la Russie perdue à le rejoindre pour une grande aventure contrecult­urelle et politique. Le gourou écrivain redécouver­t par Emmanuel Carrère venait de fonder le Parti national-bolcheviqu­e, une mixture rouge-brun dont Prilepine est devenu membre et dont il deviendra le responsabl­e pour la région de Nijni Novgorod. À l’époque, ils sont des milliers de jeunes comme Zakhar à accourir. Ces “nasbol”, comme les appelle le chef Limonov, se retrouvent devant la porte blindée d’un bunker de la station Frounzensk­aïa. Dedans, les murs sont tapissés d’affiches de Staline, de Bruce Lee et du Velvet Undergroun­d. “On était 200, 300, on dormait là, ensemble, dans la même pièce, rejoue l’écrivain. On a compris que dans chacune des 80 régions russes, il y avait des jeunes gens fous comme nous qui détestaien­t ce qui se passait.” Le pays est en ruines, dépouillé par les gangsters et futurs oligarques, et Prilepine ne pardonnera jamais aux vautours. Mais il comprend aussi que c’est une époque où tout est possible. Y compris de devenir écrivain. Et pourquoi écrivain, d’ailleurs? Zakhar Prilepine répond en parlant de son père, professeur d’histoire, né à la campagne, un homme grand, fort, un dur qui jouait de l’accordéon et aimait la sculpture. “Adolescent, il était déjà peintre, musicien, mais il n’est pas entré aux Beauxarts, il est devenu instituteu­r. L’été, il faisait des travaux de réparation dans le bâtiment pour gagner de l’argent. Ce n’était pas un homme réalisé, c’est pour ça qu’il a bu toute sa vie. Il est mort à l’âge de 47 ans, et je vais vous parler de sa mort avec une métaphore. Deux personnes, un homme et son enfant, marchent sur une rivière gelée. À un moment, la glace commence à craquer et ils tombent tous les deux dans l’eau. L’homme sort son enfant de l’eau froide et le jette très, très loin de la glace, et en le faisant, il s’enfonce encore plus profondéme­nt dans l’eau. Mon père m’a jeté en me disant de faire ce qu’il n’avait pas pu faire.” Prilepine dit qu’il n’aime pas parler de lui, mais il n’est jamais meilleur que lorsqu’il parle de lui-même. Dans ses livres, ses histoires ressemblen­t à celle de son père. Ce sont des histoires à la fois comiques et tristes à mourir. Des histoires d’hommes sur la brèche, confrontés à des situations extrêmes qui révèlent leur nature profonde et les amènent à réfléchir sur les grandes questions de la vie. “Ce qui m’intéresse, explique-t-il, ce sont les moments où des gens adultes et raisonnabl­es se réunissent et vont quelque part où leur vie peut s’arrêter à un moment donné.” C’est le goulag, donc, dans L’archipel des Solovki ; la Russie déchirée par les années 90 dans Des chaussures pleines de vodka chaude ; les groupuscul­es d’extrême gauche révoltés par le délitement social dans San’kia ; ou la Russie campagnard­e et miséreuse dans Une fille nommée Aglaé. “Il écrit dans une langue à la fois très contempora­ine et très russe, et il a un talent incomparab­le pour rendre les situations”, situe Michel Parfenov, chef d’édition de la collection “Lettres russes” chez Actes Sud, qui publie la majorité de ses oeuvres en France. Dans son livre Limonov, Carrère disait de lui qu’il était un “excellent écrivain, sérieux et tendre, qu’on pourrait, pour situer, rapprocher de Philippe Djian à ses débuts –mais un Philippe Djian qui aurait été à la guerre”.

Zakhar Prilepine est allé à la guerre. Et pas à n’importe quelle guerre: celle de Tchétchéni­e. C’était en 1996, il venait d’avoir 20 ans, il sortait de son service militaire et il s’est engagé. “Volontaire”, rappelle-t-il aujourd’hui. De ses batailles, et de celles menées encore en 1999 au Daghestan, Prilepine a tiré son premier roman, Pathologie­s, qui lui vaudra sa première traduction internatio­nale en France. Pathologie­s se conclut sur le meurtre d’un ennemi au couteau, et une épitaphe. “Je ne pleure pas, je continue à regarder le plafond, les yeux secs. Je ne demande pardon à personne, pour aucun de mes actes.” Les 20 années suivantes, Prilepine a mené une autre guerre encore, dans la foulée de Limonov, contre le libéralism­e, la corruption, la déliquesce­nce, le pouvoir. Fidèle à ses copains, qu’il a vus détruits par la politique de Poutine. “Poutine est un système, et tout le système doit être changé. Le pays doit être sorti de l’état de gel politique. Pour cela, nous avons besoin d’un Parlement libre, d’une discussion, d’une presse indépendan­te”, déclare-t-il en 2010. En 2012, il participe aux mouvements de protestati­on massifs et demande à nouveau la démission de Poutine. Et puis, dans une interview, le 1er octobre 2014, il annonce une “trêve personnell­e avec le pouvoir”. Car Prilepine partage avec Vladimir Poutine, comme avec Limonov d’ailleurs, le même traumatism­e de la chute de l’union soviétique. Et, comme eux, il vit prisonnier de l’idée d’une grande Russie éternelle. Voilà

pourquoi Zakhar Prilepine soutient l’invasion de la Crimée, puis la guerre menée en sousmain en Ukraine. Pour le dire simplement, il change de camp. Il organise d’abord une collecte de fonds pour l’aide humanitair­e dans le Donbass, écrit quelques articles sur la situation puis, à l’automne 2016, il s’y installe. Comme soldat, cette fois. Limonov avait fanfaronné avec la guerre, il avait fait mine d’y jouer. Le combat de Prilepine est peut-être tout aussi gaguesque, mais il est moins drôle. Combattant avec les milices séparatist­es prorusses qui ont pris le contrôle de l’autoprocla­mée “République populaire de Donetsk”, il y commande un bataillon. Il a frayé avec les controvers­és chefs de guerre Givi et Motorola, assassinés depuis. Il aurait 200 hommes sous ses ordres, et n’en est pas peu fier. “J’ai lu beaucoup de livres, louvoiet-il. J’ai lu tout Tolstoï, ça m’aide à gérer mes limites, à diriger les gens qui m’entourent.”

“C’est la norme d’aller à la guerre”

Dans la bibliothèq­ue municipale Tourguenie­v de Moscou, Zakhar Prilepine continue docilement son numéro de marionnett­e au service de la propagande d’état. Voilà deux ans qu’il n’a plus écrit, ou pas grand-chose. Quelques poèmes en hommage à Motorola, qu’il décrit aussi en héros dans ses cahiers de guerre, Ceux du Donbass: chroniques d’une guerre en cours, qu’actes Sud a refusé de publier et qui sont sortis aux Éditions des Syrtes le 15 février dernier. “Il n’a plus rien en chantier”, atteste Michel Parfenov, désolé. Bien sûr, Prilepine n’a pas perdu sa plume. Mais c’est un théoricien moins subtil que l’écrivain, capable, dans “Plaidoyer pour le Donbass”, de raconter s’être fait escroquer dans un aéroport par deux policiers ukrainiens véreux et n’avoir pas trouvé quelqu’un pour parler russe dans un bureau de change de Lviv, pour en conclure qu’“au sein d’un peuple frère, gentil, bon, merveilleu­x, et dont le sang coule aussi dans [s]es veines, se sont infiltrés des êtres démoniaque­s”. Comment l’auteur d’un livre comme L’archipel des Solovki peut-il se retrouver à jouer cette farce-là? Zakhar Prilepine ne le fait sans doute pas pour la gloire, lui qui ne semble pas la mesurer à la puissance des projecteur­s. À Donetsk, il vit de manière spartiate. Il y a fait venir sa femme et ses quatre enfants. Sur les photos de famille, il pose toujours au centre, enserrant les quatre têtes blondes dans ses gros bras. On pourrait le prendre pour un Américain du Midwest. Est-il contraint par le pouvoir de jouer la propagande? C’est une hypothèse. Prilepine assure en tout cas que Poutine est au fait de sa présence dans le Donbass. Hors de son camp, son rapprochem­ent avec la ligne du Kremlin l’a isolé de tous. Sa défiance vis-à-vis de la bourgeoisi­e s’est transformé­e en amertume, qui est devenue une haine de l’élite. “Je n’ai aucun contact avec ces gens-là, vilipende-t-il. Ça fait déjà cinq ou sept ans que je n’ai pas vu ces représenta­nts de la bourgeoisi­e. Cela fait longtemps que je n’ai pas côtoyé d’hommes d’affaires ni mes amis écrivains.” Pour le reste, il élude toujours les questions sur la guerre en demandant pourquoi, si Byron a fait la guerre, si Saintexupé­ry et Hemingway ont fait la guerre, lui, Zakhar Prilepine, n’aurait-il pas le droit de la faire à son tour? Son quotidien dans le Donbass, il le banalise en parlant d’“un travail comme les autres”, où on prend son café, on tire un peu à la mitrailleu­se, et puis on rentre chez soi. “Quand je suis parti là-bas, j’ai regardé ma famille et je me suis dit: ’Je les vois pour la dernière fois’, reprend-il. Après, j’ai compris que cette peur disparaiss­ait quand tu voyais la guerre comme un boulot. Pour moi, c’était la norme d’aller à la guerre. Le monde est organisé de telle façon que périodique­ment, les hommes font la guerre. Ceux qui veulent la font, ceux qui ne veulent pas ne la font pas.” Alors peut-être que Zakhar Prilepine n’a pas changé de camp et qu’il a simplement toujours été dans celui de la guerre, puisqu’il ne cesse d’en vanter les mérites, comme un poète futuriste. “J’aime être avec les gens sur le front, mener cette vie, dit-il. Là-bas, tout est beaucoup plus réel qu’ici. Vous savez, Limonov est un très grand écrivain qui rêvait d’être un militaire profession­nel. Il n’a pas réussi et moi je l’ai fait, avec facilité. Quand il était à Paris, Limonov aimait porter un manteau militaire. Moi, je peux me permettre de ne pas en porter à Paris.” Au moment où il le dit, Zakhar Prilepine porte en effet un pull noir uni et des chaussures de montagne. L’instant d’après, il part se changer avant de s’installer devant les caméras. Il revient habillé en treillis militaire et en rangers.

“Limonov est un très grand écrivain qui rêvait d’être un militaire profession­nel. Il n’a pas réussi et moi je l’ai fait, avec facilité”

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Avant l’enregistre­ment de son émission de télé.
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