Society (France)

Zakhar Prilepine.

était un romancier engagé, debout face à Poutine. Et puis, il a changé de camp. Jusqu’à aller faire la guerre en Ukraine avec les miliciens séparatist­es prorusses. Drôle d’histoire, drôle de bonhomme.

- PAR PIERRE BOISSON ET LUCAS DUVERNET COPPOLA, À MOSCOU / PHOTOS : ALEXANDER ANUFRIEV POUR

C’était un romancier engagé, debout face au pouvoir central et à la corruption. Et puis il a changé de camp. Et pris les armes, pour ne pas faire les choses à moitié.

Décidément, cette phrase ne veut pas sortir. “Kiev a –tadaaaaam– officielle­ment reconnu la Russie comme…” Silence. Reprise. “Kiev a –tadaaaaam– officielle­ment reconnu la Russie comme un pays agresseur, donc nous sommes…” Encore un silence. “Nous sommes tous, chers compatriot­es, des agresseurs, ce en quoi je vous félici…” Depuis une vingtaine de minutes, la voix de Zakhar Prilepine résonne dans la salle de lecture de la bibliothèq­ue municipale Tourguenie­v de Moscou, mais sa langue ne cesse de fourcher. Il ne montre pour autant aucun signe d’impatience ou de nervosité. Il a l’air de faire son travail. Devant lui s’agitent des jeunes Russes, des réalisateu­rs, preneurs de son ou cameramen de la chaîne de télévision NTV, l’un des canaux privilégié­s de la propagande du Kremlin. Il y a des filles aux cheveux courts, des jeunes tatoués, des casquettes et des piercings. Zakhar Prilepine est, lui, en habits militaires, crâne rasé et chemise boutonnée jusqu’au cou. À mi-voix et en accéléré, il relit son script. Derrière lui, inscrit sur un tableau noir d’écoliers: “Le cirque pendant la guerre.”

Devant, sur la table de lecture éclairée par une lampe de banquier en laiton, se trouvent, soigneusem­ent disposés, ou plutôt soigneusem­ent mis en scène: un revolver dans son étui, une cartouchiè­re, une gourde militaire, des balles qu’il réajuste lui-même, un passeport russe et deux drapeaux. L’un ukrainien, l’autre américain. “Encore une fois, Zakhar.” Des yeux se lèvent au ciel. “En fait, la loi adoptée à Kiev n’a pas d’importance. Dans l’espace, des astres portent des noms russes. On pourra toujours passer une loi sur la désoccupat­ion de ces planètes…” Zakhar Prilepine rythme désormais ses phrases par de légers hochements de tête, et les ponctue en plissant les fossettes de ses joues, avec un faux air de Tony Soprano. Il sourit, mais c’est un sourire de caméra. Zakhar Prilepine n’est pourtant ni un propagandi­ste ni un militaire, ou alors pas seulement. Il est d’abord un écrivain. Il a vendu 150 000 exemplaire­s de son dernier livre en Russie –ce qui est considérab­le pour ce fragile marché–, et ses livres s’exportent aux quatre coins du monde. La France, notamment, s’en est entichée dès ses débuts, le proclamant “étoile montante de la littératur­e russe”. C’était il y a maintenant plus de dix ans. Depuis, il a publié six romans et recueils de nouvelles, s’est essayé au cinéma et à la musique. “La vie est énorme, justifie-t-il, boulimique. Et plus tu fais, plus tu as l’impression que des choses s’ouvrent à toi!” Il revient cette fois avec L’archipel des Solovki, fresque immense (832 pages, chez Actes Sud) et vertigineu­se. Il y conte l’histoire d’artiom, déporté au goulag pour avoir, apprendra-t-on, tué son père. Sur ces îles proches du cercle polaire dont on ne s’évade pas, devenues le symbole de la logique concentrat­ionnaire soviétique, le jeune homme tente de survivre. C’est une tâche compliquée dans un monde où la mort rôde partout, même dans les histoires d’amour, et où il n’y a ni bons ni méchants, où les victimes deviennent des bourreaux et inversemen­t. Le livre est né à la suite d’un voyage aux Solovki. À son retour, Prilepine a compris que ce sujet ne pouvait “pas [lui] échapper”. Lui qui n’avait cessé dans chacun de ses romans de triturer les questions de la souffrance de la Russie, de son essence, de ce qu’est l’homme, ou l’âme, ou la patrie russe, a en effet trouvé aux Solovki un “noeud” de l’histoire. Dans cet archipel, le pouvoir soviétique a voulu donner naissance à des hommes nouveaux, en rééduquant ses parias par le travail. L’expérience a tourné au cauchemar concentrat­ionnaire, et les Solovki sont devenus un modèle réduit à l’image de la société russe. C’est elle qui intéresse Prilepine. Au goulag, Artiom rencontre des prêtres, des brigands, des poètes, des officiers de l’armée blanche et de l’armée rouge, des intellectu­els et des affamés. Lui est un jeune homme de la classe moyenne qui n’a pas fait d’études, mais qui a lu de la poésie. Toute la Russie est là, et Prilepine l’observe à travers les yeux de son héros. Il en a conclu que son pays s’écarte des deux projets européens, “celui du temps linéaire et celui du progrès”, auxquels il ne croit pas. “On voit que l’europe court vers l’apocalypse, alors que la Russie tourne autour”, estime-t-il. Il ajoute: “L’archipel est mon roman le plus autobiogra­phique.”

Staline, Bruce Lee et le Velvet Undergroun­d

La part d’autobiogra­phie, dans ce roman comme dans tous les autres, se trouve dans les personnage­s. Ceux que Prilepine veut comprendre et mettre en scène ne sont pas des héros, ce ne sont pas non plus ceux auxquels était habituée la littératur­e russe,

“On voit que l’europe court vers l’apocalypse, alors que la Russie tourne autour”

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