Dossier Russie
C’est l’histoire d’une chaîne de télévision, mais c’est surtout l’histoire de la Russie de Poutine, mise sous coupe et empêchée avant même d’avoir pu contester le pouvoir central. À Tomsk, au coeur de la Sibérie, TV2 devint au début des années 90 la toute
TV2. Pourquoi une chaîne de télé locale, plantée à Tomsk, au coeur de la Sibérie, a-t-elle été interdite d’émettre par le pouvoir central? Parce qu’en Russie, tout ce qui ne passe pas par Poutine est menacé.
Il n’y a pas si longtemps encore, les douze marches à l’entrée du 53, ulitsa Yelizarovikh, ressemblaient à une scène de ballet. Les 400 employés de la compagnie TV2 dévalaient les escaliers dans un sens ou dans l’autre. Le bleu des gyrophares escortait les voitures des invités dans les locaux de la chaîne jusque sur le perron. Et ce coin sans âme de l’est de Tomsk paraissait quelques couleurs de plus. Plus rien n’enlève désormais sa fadeur au quartier. C’est un vendredi de janvier comme un autre dans la plus grande ville de Sibérie. La température affiche -40°. Le ressenti est de -51°. Pour apercevoir une trace de vie au 53, il faut traverser un hall désert et des couloirs vides, emprunter un escalier et passer par des salles laissées dans le noir. “Il n’y a plus que nous”, dit Victoria Muchnik, une journaliste rescapée. TV2 était la grande chaîne de télévision sibérienne. Aujourd’hui, la chaîne, les stations de radio qui émettaient sous son nom, tout a disparu. Il ne reste qu’un site internet et dix personnes à la marge de manoeuvre réduite. Les accusations criminelles peuvent tomber d’un moment à l’autre. Les refus d’interview sont la norme. Viktor Muchnik, mari de Victoria et rédacteur en chef, assure qu’il aimerait couvrir l’élection présidentielle russe comme n’importe quel journaliste, mais que l’époque ne rend pas le travail facile. “Il n’y a jamais de menace directe, explique-t-il. C’est plutôt une connaissance qui dit: ‘Je parlais avec quelqu’un, qui me disait qu’il valait mieux ne pas faire ce sujet.’ Ces discussions où l’on glisse des indices sont les plus dangereuses.” Créée au moment de l’éclatement de L’URSS, TV2 fut la première chaîne de télé privée indépendante de Russie. En 2014, presque un quart de siècle plus tard, elle a reçu l’interdiction d’émettre par le pouvoir central, l’euphémisme courant en Russie pour dire: Vladimir Poutine. Comment une si petite chaîne, établie si loin du Kremlin, a-t-elle pu effrayer un pouvoir si grand? Ailleurs dans le pays, d’autres journalistes se sont attaqués frontalement au pouvoir. Ont enquêté sur l’argent du Kremlin, décortiqué les montages financiers des riches oligarques. Ceux-là ont parfois été retrouvés morts. Des accidents. Aucun journaliste de TV2, en revanche, n’était spécifiquement chargé d’enquêtes sensibles, aucun n’a fait la tournée des médias internationaux pour présenter son livre choc. Alors? “Peut-être que les problèmes que nous touchions du doigt se répercutaient à l’échelon du dessus”, imagine Viktor Muchnik. Peutêtre qu’à travers l’actualité d’une ville de 570 000 habitants, les journalistes de TV2 pointaient les imperfections et la lente dérive d’un pays tout entier. “Nous sommes un cas d’école”, veut croire son rédacteur en chef.
La déception Eltsine
19 août 1991. Des chars T-80 envahissent la place Rouge de Moscou. La tentative de coup d’état est menée par huit dirigeants soviétiques nostalgiques de la ligne dure que le secrétaire général du Parti communiste, Mikhaïl Gorbatchev, est en train d’abandonner. Pendant que ce dernier est retenu sur son lieu de vacances en Crimée, les putschistes interdisent aux télévisions d’émettre. Trois mille six cents kilomètres plus à l’est, à Tomsk, le fondateur de TV2, Arkady Maiofis, commente pourtant les images des évènements en studio. Tous les jours, ses journalistes envoient leurs cassettes par un avion de l’aeroflot. “Nous étions les seuls à diffuser ces images, vante Viktor Muchnik. Des vétérans de la
guerre en Afghanistan venaient spontanément devant nos locaux pour monter la garde, au cas où. Les habitants nous remerciaient. C’était un scoop immense.” Pendant les trois jours où le pouvoir vacille, la Russie n’a que les images de la chaîne sibérienne pour savoir de quoi pourrait être fait demain. Lorsque les putschistes échouent finalement, Maiofis interroge face caméra le chef local du KGB. “Nous sommes comme tous les soviétiques, répond l’espion. Nous attendons des instructions.” TV2 surgit dans le paysage médiatique russe. Pour la première fois, le nom de Tomsk est associé à une idée neuve. À l’époque, la ville n’est rien d’autre qu’un champ de ruines. “Notre ville ressentait peut-être mieux que les autres toutes les conséquences de l’effondrement de L’URSS”, raconte Muchnik, historien de formation. Les soldats confinés dans les unités militaires ramassent des orties pour se nourrir. Certains ouvriers ne sont pas payés pendant des mois. Les maisons en bois construites entre le xviiie et le xxe siècle, qui font la magie du petit centre-ville, craquèlent. Autour, les grandes barres d’immeuble destinées à accueillir les travailleurs manquent de s’effondrer. Mais personne ne se lamente sur son sort. “La mentalité est particulière ici, poursuit Viktor. Tomsk et la Sibérie ont toujours été une punition pour le pouvoir en place. Depuis l’époque des tsars, c’est ici que l’on envoie en exil les opposants. Mais ceux qui ne sont pas morts dans des camps ont fondé une famille. Ces familles sont restées, et se sont approprié l’endroit. Cela influe sur le rapport au pouvoir.” Il précise que les descendants d’exilés, dont il fait partie, ont choisi de voir le climat continental (-40°C l’hiver, +40°C l’été) comme une vertu plutôt que comme une punition. Aujourd’hui, la ville est fière de cette origine rebelle, de ses neuf universités et de ses milliers d’étudiants. Ses habitants aiment rappeler que la Sibérie n’a jamais connu le servage. “Nous avons tous cette humeur anticolonialiste, conclut Viktor Muchnik. C’est comme si les gens étaient plus intelligents ici.”
L’idée de créer la première chaîne privée et indépendante en Russie germe dans le cerveau d’arkady Maiofis en 1990. Aujourd’hui installé en Israël, le jeune homme est alors un reporter à succès de la télévision d’état. Mais les amis à qui il s’ouvre sont d’abord incrédules. “Nous ne savions vraiment pas à quoi pouvait ressembler une télévision indépendante, resitue Muchnik. L’URSS existait encore. Ou plutôt: un pays était en train de mourir, un autre de naître. Avec lui arrivaient des choses nouvelles: des banques, des écoles privées. La période était grisante, mais nous, nous n’avions aucun modèle à suivre.” Comment gagner de l’argent? Comment monétiser ses contenus? De quoi parler? Sans avoir aucune des réponses à toutes ces questions, la petite bande décide tout de même de partir à l’aventure. TV2 est créée un soir de novembre 1990. L’emblème de la chaîne sera un chat. “Celui de Rudyard Kipling, dans The Cat That Walked by Himself, précise Muchnik, avant de citer le poème. Mais le plus sauvage de tous était le chat / Il se promenait seul et tous les lieux se valaient pour lui. Nous n’avons pas choisi ce chat par hasard. Nous étions tous très anticommunistes. Nous pensions que nous pouvions changer les choses, que la presse allait jouer un grand rôle dans le changement qui s’amorçait. Nous pensions aussi qu’il y avait des gentils et des méchants, et que nous, nous pouvions aider les gentils et détruire les méchants.” Jusqu’à la campagne présidentielle de 1996, TV2 soutient le candidat Eltsine, partisan d’une ouverture libérale. La compagnie supporte aussi le maire sortant lors des législatives de la même année. Il perd. “Sa défaite nous a fait comprendre que ce n’était pas nous qui ferions le changement, renseigne Muchnik. Et le mandat d’eltsine a été une énorme déception.” Une fois installé au Kremlin, c’est peu dire que le héros du putsch manqué de 1991, qui s’était dressé debout sur un tank pour dénoncer la junte, n’est pas à la hauteur de l’espoir suscité. Eltsine s’enlise dans le bourbier tchétchène. Apparaît ivre en public. Assiste, impuissant, à la dévaluation du rouble. Et le peuple russe, qui pensait enfin pouvoir relever la tête après tant d’années à courber l’échine, a honte. “Nous avons alors réalisé qu’il n’existe pas de bons ou de mauvais, que ce sont les mêmes. Nous avons donc arrêté de nous voir comme une force politique. À partir du mandat d’eltsine, nous avons décidé de devenir objectifs.” En parallèle, l’équipe parvient à monter des dizaines de programmes inédits. Pour les jardiniers. Pour les propriétaires de chiens. Pour les fans de metal. Pour les enfants. L’effet est considérable. Les habitants de Tomsk, habitués à être informés par les télés d’état de la moindre goutte de pluie tombant sur Moscou, voient pour la première fois à la télévision ce qui se passe dans leur jardin. Alexey Bazaïev illustre peut-être mieux que quiconque l’esprit originel de TV2. Recruté par Viktor Muchnik, qu’il a eu comme professeur d’histoire à la fac, ce journaliste est arrivé en 1996 pour animer un talk-show de début de soirée, et cela sans aucune expérience. “Je recevais des politiques de premier plan, des personnalités, se souvient-il aujourd’hui, dans des habits qui sentent le tabac froid. Et puis j’en ai eu marre de devoir porter un costume et une cravate. Je suis allé voir Arkady, je lui ai dit que je voulais créer une émission de documentaires sur notre région. Il m’a dit ‘OK’.” Bazaïev arrête de se raser et part en vadrouille dans les coins les plus reculés et hostiles de Sibérie. “Je suis fier de dire que ce projet n’existait pas sur les chaînes fédérales. Ils avaient des programmes consacrés aux villes civilisées en Europe, oui. Moi, c’étaient les lieux les plus éloignés de la civilisation. La Sibérie est un espace infini.” Bazaïev parle depuis trois quarts d’heure, alors il propose d’aller fumer une cigarette. Le fumoir est désert. Une table, deux bancs, un cendrier. Une statuette de Vladimir Poutine en kimono. “Prenez soin de moi, je suis irremplaçable”, dit la légende. “En tout, j’ai fait 59 voyages en deux ans, reprend-il. Cinquante documentaires. Poser des questions à des bureaucrates ou au Premier ministre, c’était bien. Mais ce n’était pas le plus intéressant.”
Une répression claire et brutale
Le premier TEFI, prix le plus prestigieux accordé à un média russe, est remporté en 2000. La ville célèbre la victoire comme si c’était la sienne. “Des habitants nous
“À la fin de L’URSS, nous pensions que la presse allait jouer un grand rôle dans le changement qui s’amorçait. Nous pensions aussi qu’il y avait des gentils et des méchants, et que nous, nous pouvions aider les gentils et détruire les méchants”
Viktor Muchnik, rédacteur en chef de TV2
félicitaient, rappelle Victoria Muchnik. Tout le monde faisait la fête, un moment magnifique.” En tout, TV2 remportera 23 TEFI. L’identification fonctionne d’autant mieux que l’équipe de foot locale parvient, en même temps, à se hisser en première division. Mais voilà qu’un nouvel homme arrive à la tête de la Russie. Vladimir Poutine, longtemps confiné aux seconds rôles, est élu président le 26 mars 2000. Relativement méconnu du grand public, l’ancien bras droit de Boris Eltsine, avec qui il a appris les rouages du pouvoir, se désole de l’état dans lequel se trouve son pays à l’aube du xxie siècle. Il siffle la fin de la récréation. “Dès son arrivée au pouvoir, il a progressivement repris la main sur les médias, éclaire Johann Bihr, en charge de l’europe de l’est à Reporters sans frontières (RSF). Il a commencé en chassant les oligarques qui possédaient NTV et ORT, les chaînes les plus regardées. À la place, il a mis des hommes à lui. En deux temps, trois mouvements, il avait la première source d’information de ses concitoyens dans la poche.” Lorsque la nouvelle arrive dans les locaux de TV2, elle laisse tout le monde indifférent. “Beaucoup ici pensaient que c’était simplement l’histoire de Moscou, que cela ne pouvait pas nous affecter”, dit Viktor Muchnik. Avant de glisser: “Même si moi, je pensais que ça pouvait tous nous toucher.” De fait, à TV2, les opposants sont traités avec la même importance que les représentants du pouvoir en place. “Quand Boris Nemtsov (opposant à Poutine, mort assassiné en 2015, ndlr) est venu à Tomsk, nous l’avons demandé en interview, illustre le rédacteur en chef. Pas pour le soutenir. Parce que ce n’était pas professionnel de ne pas l’avoir. Ça a été automatique: du point de vue du pouvoir, c’était le signe que nous étions des opposants.” En ville aussi, les journalistes se font remarquer. Ici en reprochant au gouverneur de la région sa mauvaise gestion du déblayage de la neige. Là en attaquant la compagnie qui assure le prix du chauffage en ville dans l’opacité la plus complète. Mais dans un État où Poutine s’affaire désormais en cuisine et au service, érafler un gouverneur revient à affronter le Kremlin. La situation se raidit encore en 2012, quand Poutine annonce, après un intérim de quatre ans effectué par Dmitri Medvedev, qu’il souhaite se rassoir dans le fauteuil de président. Des manifestations monstres ont alors lieu dans tout le pays contre la corruption, la fraude électorale, pour la démocratie. “En 2011 et 2012, on a assisté à un réveil de la société civile, éclaire Johann Bihr de RSF. Les opposants ont été invités de façon systématique à s’exprimer dans les médias, il y avait un tout début d’ouverture, et cela a fait très peur au Kremlin.” Si, lors de son premier mandat, Poutine avait opté pour une reprise en main capitalistique des médias, il penche cette fois pour “une répression claire et brutale, en faisant voter des lois très restrictives. Sans aucune décision de justice, il devient possible de fermer des sites internet pour ‘protection de l’enfance’ ou ‘extrémisme’. Tout le monde peut être accusé d’extrémisme”. Ce n’est pourtant pas à cause d’un sujet ou d’une interview que TV2 va attirer pour la première fois l’attention du régime. En 2012, deux journalistes de la petite chaîne ont l’idée de créer le défilé du Régiment immortel. L’idée est simple: commémorer la fin de la Grande Guerre patriotique, comme les Russes appellent la Seconde Guerre mondiale, en
arborant une photo d’un membre de sa famille tué au combat. Lancée sur TV2, l’initiative rencontre un immense succès. “Mais Poutine a vu ça comme un affront, explique Victoria Muchnik. D’abord parce qu’il considère que les politiques mémorielles ne peuvent venir que du chef de l’état. Ensuite parce qu’il a réalisé toute l’influence que quelques journalistes, depuis leur petite ville sibérienne, pouvaient avoir sur l’ensemble de la société civile. C’était patriotique, donc c’était à peu près OK. Mais si ces journalistes décidaient de lancer une initiative de contestation et qu’elle était autant suivie, que se passerait-il? Il a eu peur.”
Coupures et coups fourrés
Dans l’immeuble de la rue Yelizarovikh, les contrôles se font plus fréquents, et ils sont faciles. Pour obtenir la licence de diffusion, les télévisions doivent respecter un temps donné pour les programmes enfantins, les informations, diffuser un certain nombre de comédies musicales… “Pendant longtemps, personne ne s’en est vraiment préoccupé, explique Viktor Muchnik. Mais quand le service fédéral de supervision des médias voulait punir une chaîne, il envoyait quelqu’un regarder tous les programmes, et disait: ‘Il manque deux minutes à l’un des programmes pour enfants tel jour de tel mois.’ On a commencé à se méfier. Il fallait être irréprochables.” L’ukraine sera la goutte de trop. Quand des soldats russes pénètrent en Crimée en février 2014, des volontaires de tout le pays décident de les rejoindre. “Il était évident que le départ de ces volontaires était organisé par le pouvoir, déplore Victoria Muchnik. Mais officiellement, la Russie ne faisait pas la guerre en Ukraine.” La chaîne commence par diffuser un reportage sur les va-t-en-guerre au départ de Tomsk, montrant les bus affrétés par le gouvernement. Puis envoie un reporter sur place, qui constate de ses propres yeux la présence de soldats russes. Diffuse les images. Les reportages disent le contraire du discours officiel, ressassé en boucle sur les télévisions d’état. L’occasion est trop belle pour Poutine de faire un tri supplémentaire. La première coupure de TV2 a lieu le 19 avril 2014, à 21h. Un simple “accident” d’antenne à réparer. Devant la lenteur des autorités à résoudre le problème, les journalistes proposent de financer eux-mêmes le coût de la réparation. Deux semaines plus tard, TV2 revient. C’est le début d’une partie d’échecs contre un adversaire qui ne dit pas son nom: le pouvoir fédéral. Des manifestations ont lieu en ville. Des intellectuels apportent leur soutien. Des hommes politiques s’indignent du sort réservé à la chaîne locale. En vain. Les journalistes sont même officiellement accusés de vouloir “renverser par la force le système constitutionnel russe et plonger le pays dans le chaos, dans le but de permettre aux bandits américains de voler la Russie”. Les coupures accidentelles se multiplient. La chaîne propose cette fois d’acheter un chargeur pour éviter les pannes. L’institut de contrôle répond qu’il n’y a pas de problème, que tout sera remplacé le lendemain. “‘Demain, demain, demain’, ils disaient toujours ça”, s’agite Viktor Muchnik. En mai, le service de contrôle des médias envoie à la chaîne un avertissement en vue de lui retirer sa licence. Motif invoqué: non diffusion de ses images en ligne. Pour le dire autrement: le pouvoir a coupé l’électricité et accuse TV2 de ne plus avoir de lumière. Tous les recours seront effectués en pure perte. Arkady est directement menacé de prison. Un soir, il se confie à Muchnik. Que
Les journalistes sont officiellement accusés de vouloir “renverser par la force le système constitutionnel russe et plonger le pays dans le chaos, dans le but de permettre aux bandits américains de voler la Russie”
doit-il faire? Partir? Choisir l’exil? “Je lui ai dit qu’il valait mieux qu’il quitte la Russie, dit ce dernier. Il a des petits-enfants, c’était mieux pour tout le monde. Ils l’auraient vraiment mis en prison.” Le rédacteur en chef, lui, est resté. Par entêtement, et par fierté. “Beaucoup d’endroits me plaisent, je pourrais vivre dans un autre pays que la Russie, assure-t-il. Le problème, c’est que je ne pourrais pas vivre dans une autre ville que Tomsk.” Il ne veut combattre personne, simplement continuer à travailler. Le voici justement en train d’animer la conférence de rédaction du lundi matin de ce qui est désormais un site internet. Une mise en garde sur l’usage personnel de Facebook. Un sujet sur une agence de mannequins pour les seniors qui vient d’ouvrir en ville. Un soupir. L’homme a l’air fatigué. Il y a quelques jours encore, il était à Bruxelles, où il a donné une conférence et déposé une candidature pour des bourses européennes. Mais il préférerait ne pas trop s’épancher sur son voyage. On l’accuserait d’être un agent de l’étranger. Il raconte que le pouvoir a récemment fait passer une loi interdisant à un rédacteur en chef ou un propriétaire de média d’être binational. En septembre 2016, il a été accusé d’avoir deux nationalités. “J’ai écrit à 144 ambassadeurs pour leur demander de confirmer que je n’étais pas un ressortissant de leur pays. Je sais que je ne suis pas tunisien, ni nigérien, ni argentin. Il me manque pas mal de réponses, dont celle de l’ambassade de France.” Le couloir qui va de la salle de rédaction à son bureau est jonché de photos retraçant l’épopée. Les héros, beaux et bien habillés, n’ont plus grand-chose à voir avec les quelques rescapés qui passent les premiers coups de fil pour leurs prochains sujets – pourquoi enlever son gros pull et enfiler une veste quand toutes les caméras prennent la poussière dans leur étui? Au moment de dire au revoir aux téléspectateurs, juste avant la coupure définitive de la fréquence, les mêmes s’étaient endimanchés. Il fallait marquer le coup. Ils avaient tous une coupe à la main, leurs habits de fête, et disparaissaient de l’écran les uns après les autres, dans un effet un peu maladroit. Le 31 décembre 2014, à minuit, l’horloge de la place Rouge apparaissait à l’écran et sonnait ses douze coups. On entendait l’hymne national russe
grésiller.•tous quand l’image s’est mise à