La cité des femmes
En Colombie, à une heure de route de Carthagène des Indes, des femmes vivent dans une ville sans hommes. Et alors, c’est comment?
C`est un village modeste et precieuf a la fois En Colomlrie, a une heure de noute de Corthagene des indes la Ciudad de las mujeres tente d`offrir a des femmes souvent rictimes de uriolences sefuelles un cadre de uriolences sefue;;es un cadre de ure decent Mais des ans après sa creation rien n`est encore simple.
Il y a des compliments qu’olga Orrego n’apprécie pas. Par exemple, elle n’aime pas qu’on lui dise qu’elle ne fait pas son âge. Pourtant, Olga porte bien ses 60 ans. Sa peau est mate et lisse, ses cheveux longs et épais. “C’est parce que je n’ai jamais eu d’enfants, je ne peux pas en avoir”, annoncet-elle d’emblée, avant de dérouler son histoire sans même qu’on le lui demande. Olga est née à Carepa, une ville de la région de l’urabá, une des plus affectées par la violence en Colombie. Au cours du conflit qui a déchiré le pays durant 50 ans, cette zone stratégique nichée entre l’atlantique et le Pacifique, proche du canal de Panama, riche en ressources naturelles, a été convoitée à la fois par la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), les paramilitaires et les narcotrafiquants. Une vraie poudrière qui a fini par exploser dans la vie d’olga quand elle avait 20 ans. C’était en pleine nuit, à 4h. “Des paramilitaires sont entrés dans la maison. Ils m’ont bâillonnée pour m’empêcher de crier et ont tué mon compagnon sous mes yeux. Pendant que l’un me tenait par les bras, l’autre pointait un revolver sur ma tempe et le troisième me violait. Ils se passaient le relais. Puis ils m’ont dit de quitter le village car si je racontais ce qui s’était passé, ils reviendraient me tuer.” Olga s’exécute. À sa mère, elle ne raconte rien, demande seulement de la serrer dans ses bras. Puis elle part, loin, en ville. “Je me suis prostituée et j’ai contracté des maladies vénériennes qui m’ont rendue stérile. Je ne faisais que boire et pleurer. J’ai passé quinze ans sans rien dire à personne de mon passé.” C’est grâce à sa rencontre avec la Liga de mujeres desplazadas (LMD), une association montée par des femmes qui, comme elle, ont tout perdu, que son parcours a pu finalement prendre un autre tournant. Suivie par un psychologue, Olga arrête l’alcool et la prostitution. Au contact d’une avocate, elle retrouve la parole, et les bons mots: elle n’est pas coupable mais victime, et le terme “déplacement forcé” décrit parfaitement son vécu. Puis elle rejoint la “Ciudad de las mujeres”, une cité entièrement construite et gérée depuis 2007 par une centaine de femmes victimes des déplacements forcés. Un projet unique, que des chercheurs de l’université de Bogota ont depuis souhaité reproduire ailleurs dans le pays.
La femme à l’origine de la LMD se nomme Patricia Guerrero. En 1998, après avoir passé un an en Californie, cette avocate retourne en Colombie. “On entendait parler de la guerre contre le narcotrafic, des répercussions sur les familles paysannes du pays, notamment à cause de l’épandage de glyphosate sur les champs illégaux de cocaïne, mais personne n’évoquait jamais le déplacement forcé”, se souvient-elle. Le phénomène concerne pourtant des millions de personnes, contraintes de quitter leur foyer car les groupes armés rivaux souhaitent exploiter leurs terres, ou les suspectent de collaborer avec l’ennemi. En tout, on estime à 7,4 millions le nombre de personnes ayant été obligées de fuir pendant le conflit armé en Colombie. C’est l’un des taux de déplacement forcé les plus élevés au monde, selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). La plupart échouent dans les bidonvilles des grandes villes. Une réalité que Patricia Guerrero découvre lorsqu’elle arrive à Carthagène des Indes. À l’époque, la ville, au bord de la mer des Caraïbes, accueille près de 75 000 réfugiés, serrés dans des bidonvilles crasseux. Sidérée par les conditions de vie “infrahumaines” de cette population, l’avocate décide de monter une association. “Il y avait d’importantes tensions entre les femmes et les leaders masculins des organismes de protection des populations déplacées, dont l’un demandait des faveurs sexuelles en échange d’aide humanitaire. On a donc monté une ligue composée uniquement de femmes. Toutes les membres de l’organisation ont subi une forme de violence sexuelle. Beaucoup ont été violées, certaines sont tombées enceintes, d’autres sont devenues stériles, d’autres encore n’ont plus jamais pu avoir de relations sexuelles harmonieuses et agréables. La guerre a ravagé la sexualité des femmes”, dénonce-t-elle. Les militantes commencent par se réunir périodiquement dans la maison de l’une ou de l’autre, toujours sous l’égide de Patricia, qu’elles appellent “la Doctora”. “Un jour, une des filles est morte par défaut d’assistance médicale. On a trouvé un cercueil pour elle, et on l’a enterrée. Sinon, elle aurait fini comme tout le monde dans la fosse commune, et on n’aurait pas eu d’endroit où la pleurer. C’était notre première action en tant que Ligue des femmes”, se souvient Yajaira Mejía, 45 ans, aujourd’hui représentante légale de la LMD. C’est à ce moment aussi que commencent les premières représailles. Deux membres de la Ligue sont violées, d’autres ont peur que les milices d’extrême droite tentent
“Toutes les membres de l’organisation ont subi une forme de violence sexuelle. Beaucoup ont été violées, d’autres sont devenues stériles. La guerre a ravagé la sexualité des femmes” Patricia Guerrero, créatrice de la LMD
de recruter leurs enfants par la force. Mais toutes s’accrochent, portées par le grand plan de la LMD: donner une maison à celles qui habitent dans des taudis faits de bouts de bois et de bâches en plastique. L’idée naît au détour d’une simple question: “Un jour, la Doctora nous a demandé d’écrire sur un petit bout de papier ce qui était le plus important pour nous. Puis elle dépliait et lisait les réponses. Un même mot revenait toujours: ‘vivienda’, ‘vivienda’, ‘vivienda’ (‘maison’, ndlr). Patricia nous a alors dit: ‘Non, ce n’est pas une maison qu’il vous faut. C’est une maison digne. Avec l’électricité, l’eau, dans un endroit qui n’est pas inondé pas quand il pleut, et où vous ne risquez pas votre vie tous les jours’”, retrace Ana Luz Ortega, 52 ans et pilier du mouvement.
“Personne ne nous croyait capables de faire ça”
Cette mère de famille a découvert la LMD lors de son dernier accouchement. “J’étais enceinte de six mois et j’ai commencé à perdre beaucoup de sang. J’ai dû aller chez le médecin. J’avais très peur car je n’avais dit à personne que j’étais déplacée, c’est très mal vu, les gens pensent que tu as fui car tu es guérillera et que tu as tué des gens.” Face aux réponses évasives d’ana, qui ne présente pas ses documents d’identité, le médecin comprend pourtant vite sa situation. “Il m’a dit de ne pas avoir peur ; qu’il n’allait rien m’arriver ; qu’au contraire, je devais me déclarer car j’avais le droit à des aides de l’état. Et il m’a parlé de la LMD.” Après cinq enfantements à la maison, Ana accouche pour la première fois de sa vie en clinique. Et grâce à la LMD, elle peut quitter la cabane en matériaux de récupération qu’elle s’est construite à Isla de Leon, un taudis en bordure de Carthagène où s’installent les déplacés dans des conditions d’extrême pauvreté. “J’avais acheté un emplacement pour 400 000 pesos (115 euros, ndlr), je ne sais pas si c’était légal, je n’ai rien signé. Sauf que personne ne m’a dit qu’il s’agissait d’une zone inondable. Quand il a commencé à pleuvoir, on a eu de l’eau jusqu’à la ceinture, et on a dû partir avec les enfants au coeur de la nuit. J’étais tellement déprimée... Mes enfants commençaient à se rappeler tout ce qu’on avait quitté à cause de la guerre: notre vie paysanne, notre belle ferme, les oies, les cochons. Je n’avais plus de quoi les nourrir, je leur donnais de l’eau avec de la panela (une sorte de mélasse issue de la canne à sucre, ndlr).” Patricia Guerrero part alors plaider sa cause aux États-unis, auprès de grandes ONG et d’institutions militant pour la défense des droits des femmes. L’argent récolté sera investi dans un terrain poussiéreux à une heure de route de Carthagène, dans la banlieue de la ville de Turbaco. La question du lieu est réglée, il faut maintenant construire les maisons. Un entrepreneur accepte de diriger les travaux pour un prix réduit, à condition que les femmes mettent la main à la pâte. Les mères de famille endossent alors le bleu de travail et se forment aux essentiels du bâtiment. “Au début, personne ne croyait que l’on serait capables de le faire, nous, des femmes. Mais on a appris à fabriquer des briques, des poteaux en béton, à
creuser des fondations. On a pris des cours de topographie ou encore de menuiserie. Et ça a été une vraie leçon de vie: on était parfois plus efficaces que les ouvriers qualifiés!” énumère avec enthousiasme Eidanis Lamadrid, dans la maison qu’elle s’est construite. La façade est rouge vermeil, sa couleur préférée. À l’intérieur, les murs sont peints en vert et blanc. “Les couleurs de l’équipe de foot de mon fils, il a fallu faire des concessions”, sourit celle qui a fui son village natal il y a 17 ans, à la suite d’une série d’assassinats et de menaces perpétrés par les FARC et les paramilitaires. Au-dessus du canapé en Skaï orange, le Christ veille sur les lieux depuis un grand plaid en polaire accroché au mur. La construction des maisons est une étape gratifiante, mais pas facile pour autant. Car la cité se construit aux marges de Turbaco, une municipalité stratégique pour le narcotrafic en raison de son accès privilégié à la baie de Carthagène, et qui abrite plusieurs bandes rivales. Dans les plantations qui fournissent la cantine du chantier, les femmes sont régulièrement menacées par des hommes cagoulés et armés qui tournent en moto. Plusieurs fois, des cadavres ont été retrouvés au bord des champs. Comme celui du compagnon d’une des femmes de la Ligue, par ailleurs gardien de l’atelier de fabrication des briques sur le chantier. Le “refuge”, une maison ouverte au toit de tôle qui sert de salle de réunion aux femmes de la cité, a, pour sa part, été incendié. “Nous avons été menacées entre autres par les Aigles noirs, un groupe paramilitaire qui n’appréciait pas qu’une autre organisation, la nôtre, prenne de l’ampleur”, confie Yajaira Mejía, qui a payé très cher son franc-parler: le mois dernier, elle a découvert les murs de sa maison recouverts d’insultes. Il y a quelques années, son compagnon aussi avait été assassiné. Les coupables n’ont jamais été retrouvés. “Même quand on a le courage de porter plainte, il n’y a pas de justice. C’est le plus gros problème que nous avons: tout se passe dans l’impunité la plus totale”, dénonce- t-elle.
“Ici, on est pauvres et on a faim”
Ana Luz Ortega vit depuis 2007 dans cette miniville composée de 98 maisons aux couleurs criardes, où la rue principale s’appelle “calle de las Guerreras” (rue des Guerrières) et où, ici et là, des panneaux indiquent “Cuidado, el machismo mata” (attention, le machisme tue). Elle dit qu’ici, elle a réappris à vivre. Pour ses enfants, pourtant, c’est plus difficile. “Mon fils est parti, malgré la nouvelle maison. L’endroit lui fait peur. Il est hanté par le souvenir des paramilitaires qui ont essayé de l’embrigader un jour que j’étais sortie.” C’est donc une cité contrariée et démoralisée qui accueille ce matin Musimbi Kanyoro. La directrice générale du Fonds mondial pour les femmes est venue expressément des Étatsunis
Maritza Marimon, déplacée
écouter les revendications des membres de la Ligue. Malgré les 40 degrés qui embrasent la cité dès 10h, une cinquantaine de femmes sont réunies sous le “refuge”, reconstruit après son incendie. “Que voulezvous dire à Musumbi?” demande Patricia Guerrero, qui se charge de la traduction. Luvis Cárdenas, coordinatrice nationale de la Ligue, se lance: “Les accords de paix ont été signés fin 2016 avec les FARC. Parler de paix, c’est parler de réparations pour les victimes de déplacement forcé. Mais pour l’instant, nous sommes inquiètes, nous n’avons rien obtenu de l’état colombien.” Une autre femme renchérit: “Rien que le mois dernier, il y a eu trois cas de violences sexuelles à Turbaco. Une des filles est enceinte!” Puis une troisième. “L’un des plus gros problèmes est la drogue. Beaucoup d’enfants sont exploités, ou sont déjà accros. Ils passent le bac, oui, mais après ils n’ont aucune opportunité. Il n’y a pas de travail, ici. Nous-mêmes sommes au chômage, beaucoup de nos petits souffrent de malnutrition. Nous avons une maison, mais ce n’est pas suffisant. L’état doit donner une chance à nos jeunes, au moins leur permettre de faire des études supérieures.” Les prises de parole s’enchaînent jusqu’au départ de Musimbi, qui conclut la rencontre par un discours d’encouragement, et des promesses de soutien. “C’est plus misérable que ce que je pensais”, lâche-t-elle pourtant tristement à demi-mot, avant de quitter les lieux. Petit à petit, la foule se disperse. Ne reste que le noyau dur de la LMD, un petit groupe d’amies qui a participé à sa fondation. Elles descendent le chemin de sable et s’installent au restaurant La Pizzeria, une petite échoppe en bord de route au menu succinct: du poulet, des frites et des bananes plantain. “La plupart d’entre nous ne travaillent pas, ou alors de manière informelle. Ici, on est pauvres et on a faim”, explique Luvis en se servant un grand verre de Coca. La taciturne Maritza Marimon confirme: “On est des paysannes, à l’origine. Sans formation. Trouver un emploi, c’est très difficile. En plus, les déplacées sont discriminées dans les villes. On nous soupçonne toujours d’avoir fui parce qu’on avait quelque chose à se reprocher, comme si on avait toutes fait partie de la guérilla ou des paramilitaires.” C’est pourtant loin d’être le cas. Maritza n’a pas participé aux combats, elle les a subis. Depuis que les paramilitaires ont assassiné son mari, cette veuve de 55 ans survit en vendant des bananes dans les rues de Turbaco. Eidanis Lamadrid est plus inquiète encore. “C’est vis-à-vis des jeunes que l’état doit s’engager. On a pu construire des maisons de nos propres mains, mais on ne peut
“Les déplacées sont discriminées. On nous soupçonne toujours d’avoir fui parce qu’on avait quelque chose à se reprocher, comme si on avait toutes fait partie de la guérilla ou des paramilitaires”
pas leur construire un avenir”, dit-elle. C’est aussi ce que dit Patricia Guerrero. L’avocate installe un transat sur la grande terrasse de son appartement à Carthagène, et ferme les yeux. “Les fondatrices de la Cité ont vieilli, et les enfants avec lesquels elles sont arrivées forment désormais une autre génération de jeunes adultes, très précaires, qui n’ont accès ni à la santé ni à l’éducation. On s’est battues, mais l’état ne nous soutient pas”, déplore-telle. En 2012, le gouvernement a pourtant introduit une loi sur les victimes, prévoyant notamment la restitution de leurs terres aux paysans chassés de chez eux par les guérillas. “La Colombie est très forte pour faire des lois qui ne sont ensuite pas appliquées, expliquet-elle. Vous pourrez revenir dans quelques années et vous le constaterez de vos propres yeux: encore une fois, rien n’aura changé. Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste.”
L’impossible retour
Maritza Urango paresse à l’ombre des manguiers abritant la cour de sa maison du soleil brûlant. Elle aussi s’affole du climat peu rassurant qui plane sur la Cité. “Les gens sont violents, on a eu des agressions à la machette.” À 16 ans, Maritza n’a qu’une envie, qu’elle partage avec la plupart des jeunes de sa génération: partir. “Je voulais être pédiatre, mais maman a dit que l’on n’avait pas d’argent pour que je fasse des études. Alors je voudrais être policière aux États-unis, j’aime bien le karaté”, explique-t-elle. Sa mère ne sait toujours pas s’il faut encourager ces envies d’ailleurs: “Et si vous partez tous, qu’est-ce qui va arriver à la Cité?” Maritza hausse les épaules. “Il restera les mamans, et nous, on leur enverra de l’argent.” Malgré le processus de paix, la plupart des femmes de la Ligue sont en effet coincées dans la Cité. La plupart du temps, elles n’ont pas les moyens de partir, n’ont pas pu récupérer leurs terres, et les zones rurales dont elles viennent sont encore le théâtre de violences. L’an dernier, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés s’inquiétait même de la hausse des déplacements forcés en Colombie: dans le contexte de post-accord, les zones traditionnellement les plus affectées par le conflit sont toujours disputées par différents groupes armés illégaux souhaitant prendre le contrôle de ces territoires, ce qui conduit à des meurtres, des recrutements forcés, notamment des enfants, et des violences sexuelles. Selon le Registre unique de victimes, les combats menés par des groupes armés irréguliers pour le contrôle de certaines zones du territoire colombien ont déplacé plus de 97 000 personnes en 2016 et 63 212 en 2017. Ainsi, les seules à quitter la Cité des femmes le font sous la contrainte: les nouvelles maisons en lotissement qui ne cessent de se construire autour de la petite ville ont pour conséquence une hausse des prix qui a forcé certaines femmes à partir s’installer dans des zones plus pauvres encore. “On ne sait pas ce qu’elles sont devenues”, s’inquiète Olga. Elle-même a tenté ce chemin. C’était il y a deux ans. Olga était partie retrouver sa famille à Carepa, après plus de 20 ans de séparation. “J’ai finalement pu dire à mes proches pourquoi je les avais quittés après le meurtre de mon mari: le viol, les menaces. Ils m’ont dit qu’ils me pardonnaient, qu’ils comprenaient. On a beaucoup pleuré. Ça m’a fait du bien, mais ça m’a fait du mal aussi.” Olga se souvient que pendant les longues heures de bus vers son village natal, elle tremblait comme une feuille. Sur place, elle ne pouvait rien avaler. “Dès que je mangeais, je courais aux toilettes. J’ai perdu beaucoup de poids. La conclusion, c’est que malgré le processus de paix et les années passées, je ne peux pas vivre là-bas, j’ai peur des souvenirs. Alors, j’ai laissé mes démons à la maison, et je suis revenue m’installer ici.”