Society (France)

Golshifteh Farahani

Elle a besoin des grandes villes, mais préfère la campagne. Est une idole en Iran, mais n’y est pas allée depuis dix ans. Joue dans des petits films d’auteur, et dans des bouses d’hollywood. Se dit défenseuse de la cause des femmes, mais ne se reconnaît p

- PAR AXEL CADIEUX ET RAPHAËL CLAIREFOND PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR

Elle joue dans des petits films d’auteur et dans des bouses d’hollywood. Se dit défenseuse de la cause des femmes mais ne se reconnaît pas dans #Metoo. L’iranienne Golshifteh Farahani sait-elle sur quel pied danser?

Vous êtes en escale à Paris? Ouais, pour quelques jours. J’avais le trac parce que je n’habite plus ici depuis un an à peu près, mais là ça va mieux. Je n’ai jamais pu accepter de vivre pleinement à Paris, en fait. Je suis à 50% rat des villes, 50% ermite dans les montagnes. J’ai besoin de silence, de calme, de soleil, donc je suis partie. J’habite entre Porto et –vous allez rigoler– Ibiza. Mais un endroit reculé d’ibiza, au milieu de rien, dans les montagnes. Là-bas, si je meurs, il faudra des jours avant que quelqu’un l’apprenne. Qu’est-ce que ça me fait du bien d’être seule avec moi-même!

Vous sortez du tournage des Filles du soleil d’éva Husson, sur un bataillon de soldates kurdes. Une expérience difficile? Le tournage le plus dur de ma carrière, dans le froid des montagnes géorgienne­s. On portait des armes lourdes, donc on avait des ampoules en permanence. Puis je me suis cassé le doigt (elle le montre, violemment tordu). Emmanuelle Bercot (qui joue aussi dans le film, ndlr) et moi, on avait tout le temps des taches bleues sur les jambes, alors qu’on ne prenait pas de coups. On ne comprenait pas, on avait même du mal à marcher. C’était simplement l’usure du corps. Et puis la société géorgienne entrait en résonance avec le film: c’est un pays assez misogyne. Une femme nous a dit que si son mari ne la frappait pas, cela voulait dire qu’il ne l’aimait pas. Je disais à mon chauffeur privé d’aller à droite, il allait à gauche. Il ne m’écoutait tout simplement pas. Et nous, on arrive avec toute une équipe de femmes,

de la productric­e à la scripte en passant par les actrices. Entourées par des hommes qui ne comprennen­t rien et doivent leur obéir. Génial! À mes yeux, si on doit trouver un exemple de femmes fortes, qui ont pris les armes, ce sont les yézidies (communauté religieuse originaire du Kurdistan irakien, ndlr). Après des viols à répétition, des tortures, des meurtres, elles ont décidé de se rebeller.

Ce qui est étonnant, c’est que vous êtes aussi attachée au projet de film de Caroline Fourest sur le même sujet… (Elle soupire) Ça, on réfléchit. Si je le fais, ce sera juste une apparition. Parce que c’est ma copine et que je l’admire beaucoup.

Vous partagez ses positions, son opposition au voile, notamment? Caroline et moi, on ne fait pas le même métier. Elle a le poing levé, fait du bruit, débat, signe des tribunes. Moi, je suis dans la discrétion, je m’exprime via les films que je choisis de faire. Comme Les Filles du soleil, par exemple. Concernant le voile, je suis née en Iran, un pays où il est imposé aux femmes. Je sais de quoi je parle. Et je pense que chaque femme fait absolument ce qu’elle veut, jusqu’au port du burkini. Je m’en fous, c’est un droit. Les femmes s’habillent comme elles le désirent, point.

Dans votre jeunesse, en Iran, vous vous battiez pour votre liberté? En fait, en Iran, j’ai toujours provoqué les choses sans trop le vouloir. C’est mon caractère. À 16 ans, par exemple, je me suis

rasé les cheveux, j’ai mis un bandeau autour de ma poitrine et je suis sortie jouer avec les autres garçons. Et je ne faisais pas ça pour contester le pouvoir ou quoi que ce soit. Rien de construit intellectu­ellement. C’était juste mon envie du moment, instinctiv­e. J’étais donc un garçon bizarre, avec un petit nez, un visage fin... Les autres ados me regardaien­t étrangemen­t. Mais ça passait.

Donc vous jouiez déjà la comédie au quotidien… Oui, et ça continue aujourd’hui. Quand je me fais harceler, par exemple, je demande l’heure au mec. Avant que tu ne m’abuses, je vais engager une discussion et tu vas être paumé. Ça modifie le rapport immédiatem­ent.

Avez-vous connu le harcèlemen­t en tant qu’actrice? Non, pas vraiment… En Iran, mon père était une vraie personnali­té (Behzad Farahani est un acteur et metteur en scène iranien, ndlr), il faisait peur aux gens. Donc non, ça rigolait pas avec nous. Il nous protégeait, ma soeur et moi. Et je ne sais pas pourquoi, mais en France, c’est un peu la même chose, on ne m’emmerde pas. Après, franchemen­t, je trouve toute cette histoire de #Metoo disproport­ionnée. Comment s’appellent ces jouets qui tournent sur eux-mêmes sans s’arrêter? Les hand spinners. C’est la même chose. C’est un phénomène dingue, on est passés d’un extrême à un autre.

Vous ne vous reconnaiss­ez pas dans ce mouvement? Quand ça devient un truc de promotion, une story pour Instagram, un hashtag, ça me fatigue. Je n’aime pas l’esprit, je trouve que ça favorise les comporteme­nts grégaires. Comme à l’aéroport, quand les gens forment une file d’attente et que certains se foutent dedans sans même trop savoir pourquoi. J’ai l’impression de me battre pour la liberté des femmes depuis des années, depuis que je suis gosse. Mais ça implique du travail, un combat de tous les jours, pas des slogans pour faire comme tout le monde. Aujourd’hui, c’est fashion, c’est bien vu, c’est de l’opportunis­me. Sans moi! Vous avez vu le festival de Cannes? Vous avez vu la sélection? On ne fait pas plus macho. Même quand le film est réalisé par une femme, c’est l’histoire d’une victime. Mais cette année, comme par hasard, après tout ce qui s’est passé, une femme est présidente du jury (Cate Blanchett, ndlr). Quelle énorme blague.

Vous avez tourné aux États-unis dans le remake d’intouchabl­es, produit par… Weinstein. Et qui pourrait du coup ne jamais sortir. Ça vous ennuie? Le scénario était nul, franchemen­t. J’ai su tout de suite que ce serait de la merde. Ils ont essayé d’adapter le scénario à la société américaine mais c’est impossible, ça n’a rien à voir.

Mais pourquoi avez-vous joué dedans, alors? Pff… Je ne sais pas. C’est comme le cinquième Pirates des Caraïbes, ce gros film IKEA. C’est con, pourquoi je l’ai fait? Je n’ai même pas cette lubie d’avoir une carrière américaine comme plein d’autres acteurs, je m’en fous complèteme­nt. Paterson, de Jim Jarmusch, Les Filles du soleil, oui… Mais

Pirates des Caraïbes, ce n’est pas de l’art. Pourquoi je joue dedans, franchemen­t?

Pour l’argent? Même pas! Je préfère mourir de faim plutôt que travailler pour l’argent (sic). Et puis les États-unis, c’est la galère. Avec les impôts, il ne reste rien à la fin. Je suis bien mieux payée en France que pour tous ces projets de merde que je fais là-bas. J’ai pris ça comme des aventures, je me suis dit: ‘Pourquoi pas…’ Aller d’univers en univers, c’est ce que j’aime. Je passe des dîners de gala à des amis bergers, dans le désert égyptien, qui ne savent rien de ma vie. J’ai des proches dans des communauté­s bohémienne­s, un peu hippies. Au Brésil, en Inde, au coeur du Mexique désertique, dans les forêts amazonienn­es. Vous me verriez là-bas, vous ne me reconnaîtr­iez pas. Ce sont des endroits qui me fascinent. Et en même temps, sans Paris, sans les grandes villes, sans l’opéra et les réceptions, je meurs. L’entre-deux, c’est peut-être Burning Man.

Burning Man? Le festival dans le désert du Nevada? Oui. J’y suis allée cette année, pour la première fois depuis 2007. Ça a beaucoup changé en dix ans. C’est toujours magique et extraordin­aire mais on voit beaucoup plus de mannequins, de filles toutes préparées, sans une tache de poussière, alors qu’il n’y a pas d’eau, qu’on ne peut pas se laver et qu’on est tous sales... Quand les gens viennent en jet privé, on peut deviner que c’est encore un truc de fashion. Et avec ça, beaucoup d’esprit ‘cocaïne-speed’. En 2007, le Burning Man, ce n’était pas ça. Il y avait de la consommati­on de drogues, bien sûr, mais beaucoup de LSD.

Vous prenez plutôt quoi comme drogue, vous? Moi je suis high naturellem­ent, donc je ne prends pas de drogue. Je me souviens d’une nuit au Berghain, à Berlin (boîte mythique de la ville, ndlr), après avoir passé cinq heures à danser, j’ai presque fini à l’hôpital. J’étais en train de faire une overdose sans rien avoir pris. Tout le monde était étonné...

Quel est votre rapport à l’iran aujourd’hui? Vous avez suivi les récentes manifestat­ions? Pas vraiment, je suis une enfant perdue. Le pays est là, mais j’ai des cicatrices très profondes. Pourquoi appuyer sur une douleur qui circule dans mes veines? Je ne préfère pas. Je suis sûre que vous avez beaucoup plus d’informatio­ns que moi sur l’iran aujourd’hui. Ça fait presque dix ans que je suis partie. Et l’iran est un pays qui change très vite, ce n’est pas comme ici où rien ne bouge. Là-bas, chaque année, même les rues changent, la langue change. Le pays, aujourd’hui, je ne le connais plus. La vraie douleur de l’exil, c’est ça: finalement, on n’appartient à aucun endroit, même pas à la terre que l’on a quittée. L’exil est devenu une grande partie de moi, je respire l’exil. Dès que je me lève, je suis en exil. Il y a une histoire célèbre sur vous et l’iran. En 2008, après le tournage de Mensonges d’état, de Ridley Scott, vous avez subi des interrogat­oires de la part de la police. Oui, je suis retournée en Iran après le tournage, et c’est là que j’ai subi des interrogat­oires. Ils croyaient que Mensonges d’état était un plan de la CIA et ils cherchaien­t la source: qui m’avait choisie? Pourquoi? Ils croyaient vraiment que c’était une manière d’agir sur l’iran... C’était lourd, parce que pour moi, ce n’était pas du tout ça, évidemment.

En quoi consistaie­nt ces interrogat­oires? C’était le truc classique: poser les mêmes questions, jouer à good cop/bad cop, crier, rigoler... Vous ne pouvez pas imaginer la pression dans laquelle on vit, avant et après. Même si on n’est pas torturée, tapée physiqueme­nt, ils vous tapent sur le subconscie­nt, sur le cerveau. Ils savent faire, ils sont très doués. Je suis quasiment devenue une malade mentale qui aurait dû passer ses journées à l’hôpital après ces entretiens. Si j’avais été au courant de l’effet de ces séances, c’est ce que j’aurais fait, en tout cas. J’aurais dû les prendre beaucoup plus au sérieux, parce que durant les années qui ont suivi, j’en ai payé le prix fort. C’est un truc que l’on ne sent pas à la surface mais qui nous ronge de l’intérieur. Et quand on s’en rend compte, c’est trop tard. Comment vous êtes-vous reconstrui­te? J’ai essayé un peu de psychanaly­se ici (à Paris, ndlr), et ça ne marchait pas du tout, j’avais l’impression d’avoir juste une tasse de merde et qu’on la mixait (elle mime le geste de touiller), avec juste l’odeur qui remonte, c’est insupporta­ble. Donc j’ai essayé de comprendre ce dragon qui vit à l’intérieur de moi et qui est traumatisé. J’ai réalisé que je souffrais du syndrome PTSD (trouble de stress post-traumatiqu­e, ndlr), comme les soldats. J’ai mis neuf ans à comprendre.

Et quelles sont les solutions, du coup? La meilleure cure pour le PTSD est interdite en France: ce sont des thérapies à la MDMA. Ils le font au Canada, avec des soldats. J’ai voulu essayer, mais comme je ne suis ni américaine ni canadienne, les médecins n’ont pas le droit de m’en prescrire. Ce sont des thérapies sur des longues durées –90 jours– pour changer complèteme­nt de cadre. Après ces séances de préparatio­n, la MDMA nous permet de travailler sur le traumatism­e sans douleur. Bref, là, je cherche encore une solution pour suivre cette thérapie. J’ai trouvé la personne avec qui je pourrais faire ça à San Francisco mais le problème, c’est que je bouge tout le temps... Trois mois là-bas, putain! C’est long, alors que moi j’ai envie de tout donner, tout le temps. Je crois que le problème de notre monde, c’est que l’on ne vit pas pleinement, passionném­ent. Spécialeme­nt en France. Des zombies.

Les zombies, c’est justement le thème de La Nuit a dévoré le monde, le film dans lequel vous avez tourné et qui est en salle en ce moment… Voilà! C’est pour ça que j’aime beaucoup ce film. Je crois que dans quinze ans, on sera dans un monde où la priorité sera de survivre. On va vivre un moment assez intéressan­t…

Vous vous préparez comment, vous, à ce moment où il faudra ‘survivre’? On en rit, mais ce jour va arriver. Moi, j’y crois. Je vais même commander de la nourriture pour un an, mes amis l’ont déjà fait. C’est une société, américaine je crois, qui vous livre un gros frigo que vous n’ouvrez pas, comme un coffre. Et à l’intérieur, il y a à manger pour une personne, pour un an. Si un jour il y a un problème et qu’il n’y a plus assez d’essence pour les voitures, les gens qui habitent dans les villes seront les plus vulnérable­s. Ceux qui habitent dans leur ferme en province, ça va. Là, ma maison à Ibiza, je suis en train de l’aménager avec des panneaux solaires. Je veux en faire une ferme, être autonome.

Vous aspirez à une vie plus posée? Je ne suis jamais vraiment posée. J’ai été déracinée de mon pays natal, et je n’arrive plus à m’implanter durablemen­t ailleurs. En plus, à cause du travail, je suis toujours dans un avion et franchemen­t, je déteste ça. Quand je vois une valise, j’ai envie de vomir dedans. J’en peux plus, j’en peux plus, j’en peux plus. C’est mon rêve, d’avoir une vie banale.

En même temps, vous vous ennuieriez vite, non? Peut-être pas... Si j’ai une chèvre! (rires)

“Chaque femme fait absolument ce qu’elle veut, jusqu’au port du burkini. Je m’en fous, c’est un droit. Les femmes s’habillent comme elles le désirent, point”

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