Society (France)

Porno blues

- Tasha Reign répond. – RAPHAËL MALKIN, À LOS ANGELES / PHOTO: RENAUD BOUCHEZ POUR

En trois mois, cinq actrices sont décédées brutalemen­t aux États-unis. Pourquoi? Actrice et dirigeante de l’adult Performer Advocacy Committee (APAC), Tasha Reign tente de répondre.

En moins de trois mois, cinq actrices pornograph­iques sont mortes. On parle de ‘suicide’, d’‘overdose’ ou de ‘circonstan­ces inconnues’. Faut-il voir un lien entre ces décès? C’est une crise. Très certaineme­nt due à une forme de ras-le-bol. Il y a des actrices qui n’en peuvent plus de leur situation sociale. Il faut se rendre compte de ce qu’implique le fait d’entrer dans le porno. On est mise au ban de la société, comme lorsque des acteurs gay sortaient du placard dans les années 50. On est rejetée par sa famille, ses amis, pour commencer. Certaines banques refusent que l’on ouvre un compte chez elles. On est accusée d’être une prostituée. Et à tout cela s’ajoute, ces temps-ci, une pression au sein de l’industrie: on demande de plus en plus aux actrices d’être hardcore, de faire des scènes extrêmes. Ce n’est pas forcément un problème, mais il ne faut pas se sentir forcée. Pour être une pornstar, il est nécessaire d’être forte, d’avoir les épaules solides. Nous ne les avons pas toutes. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes actrices souffrent de dépression. C’est pourquoi je milite pour que l’on ne puisse pas faire de porno avant 21 ans. D’un autre côté, le tableau n’est pas totalement sombre: de plus en plus d’actrices se sentent également libres de dire ce qu’elles pensent. Il doit y avoir une corrélatio­n avec l’affaire Weinstein et la libération de la parole des femmes en général. On ne cache plus les choses sous le tapis.

Juste avant son suicide, August Ames, 23 ans, était montée au créneau sur Twitter, dénonçant le fait que l’on veuille l’associer le temps d’une scène à un acteur ayant tourné dans des pornos gay. En quoi était-ce un problème? Notre industrie n’est régie par aucune loi officielle édictée par l’état de Californie (où sont tournés la plupart des films pornograph­iques aujourd’hui, ndlr) ou par le gouverneme­nt fédéral. Nous sommes en autogestio­n. Les acteurs et les actrices qui jouent dans des films pornograph­iques hétérosexu­els produits par des compagnies reconnues font généraleme­nt l’objet de tests sanguins toutes les deux semaines. C’est ce que l’on appelle le pass system, un protocole que l’industrie a mis en place par elle-même et pour elle-même sans qu’on ne l’y oblige. Et les acteurs qui ne se soumettent pas à ces tests ne sont pas appelés par les boîtes de production. C’est quelque chose d’entendu entre nous: on ne tourne pas avec quelqu’un qui n’a pas fait ses tests. Mais du côté de l’industrie du porno gay, ils ne sont pas obligatoir­es. Les boîtes de production les font de manière irrégulièr­e, voire pas du tout. J’ai échangé avec de nombreux performers gay et j’ai l’impression qu’ils acceptent de prendre des risques dans leur métier que nous, les hétéros, ne sommes pas prêts à assumer. Ce qui engendre un certain nombre de préjugés à l’égard des acteurs gays. August avait ces préjugés. Elle ne voulait pas tourner avec cet acteur de peur d’attraper quelque chose, et je la comprends. Je suis consciente d’avoir quelques préjugés, moi aussi.

“Le porno n’est toujours pas considéré comme un art profession­nel à part entière. L’amérique se fiche de ses travailleu­rs du sexe”

Existe-t-il des cas d’actrices dont la situation –financière, notamment– les oblige à prendre des risques, à dire oui à tout? Il ne faut pas donner à notre milieu l’image d’un enfer pour les femmes. Celles-ci ne sont pas nécessaire­ment des victimes. Que l’on s’entende: la plupart des actrices sont très au fait de la situation de l’industrie, elles ont une véritable conscience de leurs droits et des ‘règles’ en vigueur. Elles savent qu’elles peuvent choisir leurs scènes et elles le font savoir. On n’est jamais obligées de faire quelque chose. Cela dit, oui, bien sûr, il existe des abus, et donc des victimes d’abus. Surtout parmi celles qui démarrent.

Après sa sortie sur Twitter, August Ames a été accusée d’homophobie et a reçu des menaces de mort. Quel rapport les acteurs du milieu pornograph­ique entretienn­ent-ils avec les réseaux sociaux? Ils sont un élément clé pour notre carrière. Ils nous permettent d’attirer du monde vers nos sites respectifs –beaucoup d’acteurs ont une page sur laquelle ils proposent des vidéos que l’on peut regarder en échange d’un abonnement. On développe ainsi notre fan base en même temps que l’on aiguise notre profil. Plus on a de fans sur les réseaux sociaux, de followers, plus on obtient de scènes. On est très actifs, parce que c’est une question de marketing,

pour nous. Mais d’un autre côté, les réseaux sociaux peuvent nous faire beaucoup de mal, à nous les actrices. Comme August, j’ai déjà reçu des menaces. Il y a ceux qui m’insultent et ceux qui veulent s’en prendre à moi physiqueme­nt –quelqu’un m’a déjà dit qu’il allait me brûler les yeux, un autre voulait me casser les dents, d’autres m’ont déjà annoncé qu’ils voulaient me violer. Et puis il y a les menaces de mort. On a aussi hacké mon compte en me faisant du chantage. Il m’est arrivé plusieurs fois d’aller au commissari­at pour déposer des mains courantes.

Vers quoi doit tendre le milieu du porno, désormais? Il faut des lois pour nous protéger! Des règles sanitaires, des formations et des aides, psychologi­ques notamment. Le fait que nous n’ayons pas de loi et que nous fassions ce que nous voulons dit une chose: aujourd’hui, le porno n’est toujours pas considéré comme un art profession­nel à part entière. L’amérique se fiche de ses travailleu­rs du sexe. Il faut que l’on fasse du lobbying, que l’on fasse comprendre aux élus que l’on représente des millions de dollars.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France