Society (France)

Jack White

Au début des années 2000, avec les White Stripes, il incarnait la quintessen­ce du cool. Aujourd’hui, planqué derrière des cheveux noir corbeau qui lui donnent l’allure d’un personnage de Tim Burton, il ressemble plutôt à un anachronis­me vivant. Car même s

- PAR SIMON CLAIR, À LONDRES / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ PAR

Comment devenir ringard avec grâce? Incarnatio­n absolue du rock et du cool avec les White Stripes au début des années 2000, Jack White a vu les stars du rap lui voler la vedette. Mais il s’en fout.

Cela fait presque 20 ans maintenant que vous êtes là. Au début des années 2000, l’arrivée des White Stripes a correspond­u à une forme de renaissanc­e du rock, avec des groupes comme les Strokes ou les Libertines. Vous considérie­z-vous comme faisant partie de cette scène? On était fiers d’être assimilés à cette explosion. Mais en même temps, on était un peu excentrés. On venait de Detroit, on avait notre petite scène garage locale et avant de devenir un groupe grand public, on avait déjà sorti trois albums. On avait l’habitude de se déclarer contents quand il y avait plus de 100 personnes à nos concerts. Et puis d’un seul coup, ça a été la folie, tout le monde a voulu nous signer! Les Strokes ont sorti leur album à la même période, suivis des Hives, des Vines, etc. Ça ne s’arrêtait plus.

À l’époque, les gens étaient-ils surpris de voir un groupe de rock sans bassiste? Complèteme­nt. Il n’y avait pas vraiment de groupe sans bassiste. Mais après, il y en a eu des tonnes. Les Kills, les Ting Tings, Yeah Yeah Yeahs, etc. Ça a ouvert les gens à l’idée que l’on pouvait faire les choses différemme­nt. Pour nous, c’était très excitant de voir que le public acceptait qu’il n’y ait pas de batterie hypercompl­iquée ni d’orchestrat­ion complexe.

Cette approche minimalist­e, c’était quelque chose de réellement voulu ou c’est surtout que vous n’aviez pas forcément les moyens financiers pour faire autrement? C’était surtout une manière de se distinguer. On enregistra­it nos albums en cinq jours. Pas plus. Pareil pour notre code couleur. Juste blanc, rouge et noir. Rien d’autre. Le strict minimum. C’est sous ce genre de contrainte­s que j’arrive le mieux à créer. Et avec le changement de millénaire qui venait d’avoir lieu, j’étais obsédé par l’idée de trouver une sorte de version blues du xxie siècle. Un équivalent du blues de delta du Mississipp­i. Quelque chose d’aussi simple dans la forme, mais plus électrifié.

Et comment les puristes du blues vous considérai­ent-ils? Je pense que la majorité d’entre eux ne nous aimaient pas à cause du code couleur. Ils nous voyaient comme une blague. Mais c’étaient des mecs qui jouaient de la Stratocast­er (célèbre modèle de guitare de la marque Fender, ndlr). À un moment donné, dans les années 80 et 90, le blues a été confisqué par ces gens-là. Il y avait Eric Clapton, Stevie Ray Vaughan, Buddy Guy, Jonny Lang… Si vous vouliez jouer du blues, vous deviez avoir une Stratocast­er. C’était la règle numéro 1. Je n’ai jamais voulu jouer ce genre de jeu. Ce style de blues, c’est un truc de petits Blancs qui font du tourisme. Moi, je voulais détruire le matériel et revenir à quelque chose de plus cru. Du coup, on reprenait des morceaux supposés intouchabl­es, comme le Death Letter de Son House, et on en faisait des versions hypercrade­s. À mon avis, ça correspond­ait mieux à l’âme du vrai blues.

Ce qui vous a finalement fait connaître, c’est le morceau Seven Nation Army. Vous souvenezvo­us de sa genèse? Je l’ai écrit pendant les balances d’un concert en Australie. J’ai trouvé ce riff et je l’ai noté dans mon carnet sous le titre ‘Bond Thing’, car ça sonnait un peu comme un générique de film de James Bond. On a ensuite enregistré le morceau très rapidement. Je me souviens que quand l’album est sorti, le label ne voulait pas en faire le premier single. Il ne croyait pas trop en ce morceau. J’ai insisté et maintenant il est si connu que c’est comme s’il ne m’appartenai­t plus. Il vit sa propre vie. Il est repris pendant les matchs de basket, de base-ball, de hockey, de football… C’est génial. Moins les gens savent d’où vient ce morceau, plus j’aime ça.

Avant que ce titre ne vous propulse vers le succès, vous étiez tapissier d’ameublemen­t. Comment avez-vous commencé ce boulot? J’ai grandi juste à coté de l’atelier d’un tapissier, au sud de Detroit. Après l’école, je travaillai­s pour lui et quand j’ai eu 21 ans, j’ai ouvert mon propre atelier. C’était dans un ancien entrepôt industriel, j’avais une table à découper, une caisse enregistre­use et un établi pour travailler sur les différente­s pièces. Il y avait aussi un ficus qui était tout le temps en train de mourir. Ça s’appelait Third Man Upholstery. Le logo était le dessin d’un clou et le slogan disait: ‘Vos vieux meubles ne sont pas morts.’

Comme ‘Votre tourne-disque n’est pas mort’, la phrase d’accroche de la fabrique de vinyles que vous avez lancée en 2009... Exactement. Pour moi, la musique et la tapisserie, c’est un peu la même chose: une forme d’art qui nécessite un savoir-faire. Par exemple, ce canapé sur lequel on est assis en ce moment même est une vraie prouesse. Ce genre de capitonnag­e est une des choses les plus difficiles à réaliser dans le domaine. Il faut des années de travail pour savoir placer le taffetas et le velours de cette manière.

Mais cette période d’apprentiss­age est formatrice à tous les niveaux. Un jour, j’ai rénové un canapé rose qui devait dater du milieu du siècle dernier. Sur ce genre de modèle, il faut faire très attention dans la pose des agrafes car c’est elles qui tiennent l’ensemble. Donc je retourne le canapé et là, je ne vois que trois agrafes. Je n’en revenais pas. Une au milieu et une de chaque côté. Bim, bam, boum! C’est tout. C’est vraiment la manière la plus minimale de faire de la tapisserie et de considérer la pièce comme finie. J’ai trouvé que le canapé en était encore plus beau. Parce que c’est facile de faire le crado en mitraillan­t 30 agrafes partout sur le canapé pour que ça tienne de manière dégueulass­e. Mais trois… La vérité est dans l’espacement entre les agrafes. Et trois, pour un canapé, c’est le chiffre parfait. J’ai commencé à être obsédé par ce nombre. Il a quelque chose de saint –le Père, le Fils et le Saint-esprit. En fait, j’ai construit toute ma carrière autour de ce canapé rose et du chiffre trois. Les White Stripes, c’est trois couleurs: rouge, noir et blanc. Et trois instrument­s: batterie, guitare et voix.

Vous pensez que les meubles ont une sorte d’âme, comme vous le disiez pour les chansons? Oui! Je trouve que l’idée du mobilier jetable, apparue dans les années 70 et 80, est une honte. Désormais, les gens ont pris l’habitude d’acheter un canapé à 200 dollars, de l’utiliser pendant quelques années puis de le jeter. Avant, on se léguait les fauteuils d’une génération à l’autre. On les réparait. Mais maintenant, les objets finissent leur vie sur les trottoirs. À Detroit, les gens balancent tout ça trois semaines avant le passage des encombrant­s. Du coup, la ville entière est couverte d’ordures. En réaction, j’ai pris l’habitude de faire des tours en voiture pour ramasser les meubles abandonnés et leur donner une seconde vie. Ça m’a permis de trouver le célèbre Egg Chair dessiné par Arne Jacobsen, des fauteuils en fibre de verre signés Alvar Aalto (célèbre architecte et designer finlandais, ndlr) ou les premiers kits de batterie des White Stripes.

Vous demandez-vous parfois où finissent les meubles sur lesquels vous avez travaillé? Tout le temps. Mais c’est comme avec les chansons, ils ne m’appartienn­ent plus. À une époque, je glissais à l’intérieur des fauteuils des messages, des private jokes ou des poèmes pour les futurs tapissiers qui s’en occuperaie­nt. Au début des années 2000, j’avais même monté un groupe avec mon collègue tapissier. On s’appelait The Upholstere­rs (Les Tapissiers, donc, ndlr). On a sorti un disque, que l’on a imaginé totalement transparen­t, et on en a planqué une centaine d’exemplaire­s dans des fauteuils. Aujourd’hui, je sais que deux de ces disques ont été trouvés. C’était ma manière de communique­r avec le futur.

Il paraît que vous êtes un grand collection­neur de beaucoup de choses. C’est vrai? Oui. Quand j’étais plus jeune, en plus de fouiller dans les poubelles, j’allais dans les magasins de l’armée du salut pour y acheter toutes sortes d’objets que je rapportais chez moi. Au fil du temps, j’ai accumulé plein de choses. Le premier numéro de 1938 d’action Comics, par exemple, ou des pièces de taxidermie comme des hyènes, des gazelles ou une tête d’éléphant. J’ai aussi récupéré le disque acétate du premier album du Velvet Undergroun­d, le permis de conduire du chauffeur de James Brown dans les années 80, le mandat d’arrêt du bluesman Leadbelly par la police de New York ou le tout premier disque jamais enregistré par Elvis Presley. Si je fais toutes ces choses, c’est avant tout par souci de préservati­on. Je ne veux pas que tout ça disparaiss­e. Et même si je collection­ne, je suis avant tout très attaché à l’idée que personne ne possède vraiment quelque chose, que l’on est juste des curateurs qui prennent soin de certains objets.

C’est ça qui vous a donné envie d’ouvrir à Nashville votre propre presse de disques vinyles? C’est un peu arrivé par accident. J’ai d’abord ouvert un magasin de disques, puis on a fait rééditer en vinyle les vieux albums des White Stripes, on a ouvert une salle de concert sur place et on a fini par acheter une presse pour fabriquer nousmêmes nos disques. Du point de vue financier, ça n’aurait jamais dû marcher. Mais en huit ou neuf ans, on a pressé plus de 600 disques différents. Ma plus grande fierté est que l’on a joué un rôle important dans le retour du format vinyle.

Vous avez pressé des disques ayant une odeur de pêche, d’autres en or métallisé ou en platine. Vous n’avez pas peur que tout cela soit un peu gadget? Ça l’est forcément un peu. Mais si on me dit qu’il faut des vinyles phosphores­cents pour pousser les adolescent­s d’aujourd’hui à réécouter des gens comme Blind Willie Mctell, alors je le ferai. Il faut que l’objet disque continue à faire rêver, qu’il garde son romantisme. C’est aussi pour ça que l’on a monté le projet Icarus en 2012. L’idée de départ était un peu folle: envoyer une platine dans l’espace pour pouvoir y jouer un disque. On a travaillé dessus pendant quatre ans avec un ingénieur, et on a fini par fabriquer un système de vaisseau-platine triangulai­re tracté par un ballon dirigeable. Et Icarus est monté jusque dans la stratosphè­re. De làhaut, il a joué un disque en or métallisé de remix des discours de l’astronome américain Carl Sagan, qui était en charge du Voyager Golden Record (un disque de douze pouces placé en 1977 dans une sonde spatiale, avec pour but de dresser aux extraterre­stres un portrait sonore de la vie sur Terre, ndlr). D’une certaine manière, je le sais, ça n’a aucun sens d’envoyer une platine dans l’espace. Mais c’est ce genre de projet absurde qui stimule l’imaginatio­n autour de l’objet disque.

Vous n’avez pas peur de passer pour un vieil excentriqu­e? Je prends ça comme un compliment. Les nouveaux musiciens revendique­nt beaucoup le fait d’être des gens normaux. Je ne suis vraiment pas comme ça, je n’ai jamais été comme ça et je ne veux pas être comme ça. Si j’étais assis à côté de William S. Burroughs ou de Salvador Dalí, je ne voudrais pas qu’ils me disent: ‘Hey dude, ça va? On va se boire une bière?’ Je voudrais qu’il y ait un peu de mystère autour d’eux. J’ai grandi avec des gens comme le Velvet Undergroun­d, Tom Waits ou Nick Cave, qui incarnaien­t un rapport au monde très différent. À l’époque, ils étaient l’incarnatio­n du cool. Mais la ‘génération selfie’ ne s’intéresse pas à ça. En revanche, elle trouve cool de voir des gens normaux qui vivent leur vie de tous les jours dans une émission de télé-réalité. On va encore me dire que je suis un vieux grincheux… (rires)

“À un moment donné, le blues a été confisqué par des gens comme Eric Clapton et Stevie Ray Vaughan. Je n’ai jamais voulu jouer ce genre de jeu. Ce style de blues, c’est un truc de petits Blancs qui font du tourisme”

À ce propos, on vous a vu pester contre les téléphones portables pendant vos concerts. Comment allez-vous faire pour votre prochaine tournée? Je travaille avec une entreprise qui s’appelle Yondr pour mettre en place quelque chose de nouveau. À l’entrée de la salle, il faudra mettre son portable dans un étui verrouillé que chacun gardera dans sa poche. En sortant du concert, les spectateur­s n’auront qu’à faire débloquer cet étui pour récupérer leur téléphone. Certains me prennent pour un allumé mais je pense que ça va être une expérience intéressan­te. Un peu comme un escape game. Je me demande comment les gens vont réagir. Le truc amusant est qu’en réalité, tout le monde fait déjà ça. Quand tu vas au cinéma, à l’église ou à l’opéra, tu coupes ton portable. Pourquoi ne pas faire pareil à un concert? D’autant que, personnell­ement, j’ai besoin des retours du public pendant mes concerts. Je n’ai jamais de set list, j’aime que les gens me disent ce qu’ils ont envie que je joue. L’idée est d’essayer de créer une forme d’énergie ensemble. Si les gens sont calmes, je vais jouer plus acoustique. S’ils sont plus excités, je vais monter le son et jouer des morceaux plus rapides. J’ai besoin de ces signaux.

Le fabricant de guitares Gibson vient d’annoncer qu’il est au bord de la faillite. Ça vous fait quoi? Ça me fait peur. C’est une vieille entreprise du Michigan. Là d’où je viens. Pour moi, cette entreprise était immortelle. Sauf qu’aujourd’hui, la musique électroniq­ue et les DJ sont devenus si populaires que plus personne n’achète de guitare. J’ai bien conscience que jouer un morceau de rock sur une guitare est devenu un peu comme se construire une petite capsule temporelle. Mais je crois à l’effet de vagues. Ça reviendra un jour. Écouter: Jack White – Boarding House Reach (Third Man Records/beggars), sortie le 23 mars

“Les nouveaux musiciens revendique­nt beaucoup le fait d’être des gens normaux. Pas moi. Si j’étais assis à côté de William S. Burroughs ou de Salvador Dalıí´, je ne voudrais pas qu’ils me disent: ‘Hey dude, ça va? On va se boire une bière?’ Je voudrais qu’il y ait un peu de mystère autour d’eux”

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Jack White walk the line.
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