Tous écrivains!
Comme tous les ans, le Salon du livre est de retour. La consécration pour une minorité d’auteurs publiés quand deux millions de Français affirment avoir un manuscrit qui dort dans un tiroir. En marge des maisons d’édition classiques, les éditeurs particip
Le Salon du livre est de retour. Et cela tombe bien: avec les éditeurs participatifs, vous allez aussi pouvoir publier!
“Nous avons examiné avec attention votre manuscrit. Malheureusement, celui-ci ne nous a pas pleinement convaincus.” La réponse type des éditeurs pour l’écrasante majorité de celles et ceux qui ont un jour rêvé d’être publiés. Un parcours du combattant résumé par Pierre Dutilleul, le directeur général du Syndicat national de l’édition: “Quand je dirigeais les éditions Robert Laffont, en 2013 et 2014, sur les 5 000 manuscrits que nous recevions chaque année, seuls 250 passaient l’écueil de notre service de tri pour être remis aux comités de lecture. Sur ces 250, les lecteurs en sélectionnaient 25, et sur ces 25, les éditeurs n’en publiaient finalement que deux ou trois. Tous les autres manuscrits publiés étaient issus de relations directes entre les éditeurs de la maison et les auteurs.” Une sélection impitoyable pour les écrivains inconnus, à peine ébréchée aujourd’hui par les nouvelles plateformes numériques d’autoédition, à la fréquentation encore marginale et dont les succès commerciaux se comptent sur les doigts de la main (Cinquante nuances de Grey, After, Les gens heureux lisent et boivent du café). “J’ai le plaisir de vous informer que notre comité de lecture a accueilli avec enthousiasme votre manuscrit.” Heureusement, pour les milliers de laisséspour-compte de l’édition traditionnelle, il existe un monde parallèle, peuplé d’une vingtaine d’éditeurs accueillants et clairvoyants qui savent, eux, reconnaître les talents incompris: le monde de “l’édition participative”. Quand ces éditeurs tombent amoureux d’un texte, ils ne versent pas un à-valoir à son auteur comme dans un contrat d’édition classique, mais lui proposent de prendre en charge une partie des coûts de publication. Un système à ne surtout pas confondre avec celui des anciennes maisons à compte d’auteur, prêtes à publier tout et n’importe quoi contre un gros chèque. “L’édition à compte d’auteur permet à l’auteur de publier ses ouvrages sans réelle sélection de la part de l’éditeur ni prise de risque, affirme dans son argumentaire en ligne la jeune maison des 3 Colonnes. Dans l’édition participative, l’éditeur sélectionne les manuscrits selon sa politique éditoriale, la qualité littéraire et le potentiel de l’oeuvre.” Les éditeurs participatifs ne choisiraient donc de publier que les “nombreux manuscrits de qualité [qui] restent ignorés à cause de la faible ouverture du monde de l’édition”, comme l’écrivent les éditions Mélibée. Un argumentaire qui convainc chaque année des centaines d’inconnus de dépenser plusieurs milliers d’euros pour publier leur oeuvre.
Un peu de Flaubert, un peu de Balzac, ni vu ni connu
C’est à une douzaine de ces représentants* que nous avons soumis, sous pseudo, un roman composé aux trois quarts de larges extraits piochés sur le Web chez les grands auteurs tombés dans le domaine public. Un voyage sans ligne directrice de trois siècles à travers le patrimoine littéraire mondial, de Jane Austen à Boris Vian en passant par Victor Hugo, Flaubert, Dostoïevski, Tolstoï, George Sand, Maupassant, Balzac, Zola et Colette.
Chacun de ces illustres contributeurs composait un chapitre de ce feu d’artifice stylistique, multipliant du même coup les anachronismes et les patronymes. La Katerina Ivanovna des Frères Karamazov descendait de sa voiture à cheval quelques paragraphes avant que le Colin de L’écume des jours ne saute dans le métro. Pour soigner les apparences, les prénoms de plusieurs protagonistes avaient été remplacés par ceux de nos deux héros principaux, baptisés Mary et Julien. Cette orgie de littérature était en effet encadrée par quelques pages de notre composition. “Mary n’aurait pu dire que c’était écrit mais quand même, leur rencontre ressemblait beaucoup à ce qu’elle avait lu dans les romans d’amour qui tapissent les étagères de son salon.” Le texte commençait comme ça: l’amorce d’une histoire d’amour entre Mary, une bibliothécaire éprise d’idéal et Julien, un trentenaire déçu par les femmes. Suivaient cinq pages sur le même style, avant que nous laissions la plume à Zola, Flaubert et compagnie pendant 90 pages. Puis que nous reprenions la main pour conclure avec deux petits chapitres maison où nos deux héros oublient leurs différends et se retrouvent pour un happy end surprise. Cent deux pages en police de caractère quatorze débitées en quelques heures sous l’intitulé Un amour de livre. L’hameçon était prêt à être posté, ou plutôt déposé en ligne car, à l’inverse de la plupart des éditeurs traditionnels, les éditeurs participatifs ont l’élégance d’accepter aussi les textes par mail. Pour ne rien laisser au hasard, ce sont d’ailleurs leurs liens sponsorisés qui apparaissent en tête des résultats de la requête “envoyer un manuscrit” sur les moteurs de recherche. Tous promettaient une réponse sous trois semaines maximum. Ce fut plus rapide. Sept jours plus tard, les éditions Beaurepaire nous informaient que le manuscrit avait “brillamment réussi l’examen du comité de lecture”. Le premier succès d’une série triomphale. Les unes après les autres, les dix autres maisons font à leur tour part de leur enthousiasme pour un livre qui “a toutes ses chances sur le marché littéraire” (éditions Baudelaire) et qui “saura sans aucun doute trouver son public” (éditions Bergame). Certaines poussent le professionnalisme jusqu’à accompagner leur proposition de contrat d’une fiche de lecture enflammée. Les éditions Bergame saluent “un style d’écriture fluide et maîtrisé” (merci Flaubert), tandis qu’amalthée jubile en évoquant une “narration à la troisième personne centrée sur la jeune femme [qui] instaure une ambiance intimiste et captivante”. Une dernière remarque qui en dit long au passage sur la vigilance du comité de lecture puisque, dans le roman, seuls les deux premiers chapitres sont écrits du point de vue de l’héroïne... Unique bémol dans ce magma de critiques positives, les éditions Persée relèvent “quelques confusions dans les prénoms, qui gênent la compréhension, notamment dans le dernier chapitre”. Une précision qui aurait pu être judicieuse, sauf qu’à l’inverse de tous ceux empruntés aux grands auteurs, le dernier chapitre ne met en scène que les deux personnages principaux…
Convaincus par la qualité de l’oeuvre, les onze éditeurs nous proposent alors de “partager” les coûts de publication, via une participation comprise entre 1 600 et 2 794 euros, mise en page et couverture personnalisée comprises, avec une vingtaine d’exemplaires de notre roman rien que pour nous. C’est toujours moins que les 5 400 euros (1 730 francs de 1913) qu’avait versé Marcel Proust aux éditions Grasset pour qu’elles acceptent de publier son premier tome d’à la recherche du temps perdu. Un épisode régulièrement mis en avant par l’édition participative pour déculpabiliser les auteurs économes. Mais tout de même, des questions demeurent. L’avis du comité de lecture était-il unanime? Notre livre est-il vraiment publiable sans retouche? Joints au premier coup de téléphone, les responsables d’édition se sont tous montrés rassurants, le directeur de Persée précisant toutefois: “Vous savez, on ne pourrait pas publier jusqu’à 10 % des 250 à 400 manuscrits que l’on reçoit chaque mois si on accompagnait les auteurs dans la réécriture.” Un suivi pourtant au coeur du métier d’éditeur. Mais la palme du cynisme revient sans conteste au directeur éditorial des éditions La Bruyère. “Si des professionnels de l’édition vous affirment que c’est publiable, vous n’avez pas à vous poser de questions. D’ailleurs, si vous retravaillez votre texte, c’est casse-gueule, on ne le reprendra peut-être pas. Votre livre n’est pas trop long, c’est bien pour un premier roman. Un conseil: penchez-vous sur le second plutôt que de réécrire celui-là. Cela va vous coûter 1 600 euros? Mais il faut voir plus loin que ça!”
“Il n’y a aucun travail d’éditeur”
Pour appuyer leur savoir-faire, la plupart des boutiquiers de l’édition participative mettent en avant des comités de lecture chargés d’examiner minutieusement les centaines de manuscrits reçus chaque mois. Seule la Société des écrivains admet qu’il n’y a chez elle “qu’un seul lecteur derrière chaque livre”. Chez les autres, chaque ouvrage est censé avoir été retenu à l’issue d’un processus de sélection impliquant plusieurs personnes, professionnels ou bénévoles, réunis par l’amour commun des belles lettres. On imagine les débats âpres et passionnés pour savoir quel texte mérite de prendre la lumière ou de rester dans l’oubli… La réalité semble hélas moins romanesque. “Il n’y a pas de véritable sélection, explique une assistante d’édition ayant oeuvré chez l’un de ces éditeurs, établi en province. Il suffit d’avoir une bonne orthographe et un sujet pas trop subversif pour recevoir un contrat. Là où j’étais, c’étaient même les stagiaires qui triaient les manuscrits. On leur disait de lire en diagonale deux pages au début, au milieu et à la fin. Puis le directeur marketing les validait. L’essentiel était d’avoir un quota de contrats chaque mois.” Même son de cloche désenchanteur du côté de l’ex-chargée de communication d’un éditeur participatif parisien. “Contrairement à ce qui était annoncé aux auteurs, ou plus justement aux clients, il n’y avait pas de réelle sélection des manuscrits. La personne en charge de leur enregistrement jetait un bref coup d’oeil au sujet pour vérifier qu’il n’y avait pas d’apologie du terrorisme, de propos racistes ou autres contenus condamnables…” Une communication hypocrite, voire mensongère, donc, que les deux principaux acteurs du secteur, l’éditeur Jean-yves Normant, qui possède à lui seul les éditions Persée, Bergame et Amalthée, et le duo d’investisseurs à la tête des éditions Baudelaire, Vérone et 3 Colonnes, n’ont souhaité développer. Seul David Stut, le président de la Société des écrivains depuis 2015, qui détient aussi Publibook et Edilivre, deux plateformes d’autoédition, a répondu. “Avec nous, il n’y a pas besoin d’être connu pour être lu, argue-t-il. En 2017, on a publié 180 livres pour 900 manuscrits reçus. Ce n’est pas parce que quelqu’un doit payer pour être publié qu’il n’a rien à raconter d’intéressant, même si notre sélection se fait surtout sur la qualité de la langue.”
“Il n’y a pas de véritable sélection. Là où j’étais, l’essentiel était d’avoir son quota de contrats chaque mois” Une ancienne assistante d’édition
Une fois le contrat signé et les ouvrages imprimés – jusqu’à 300 exemplaires en moyenne, tirés en fonction des commandes par série de 25–, il faut ensuite vendre ce livre que personne n’a vraiment lu. Dans un contrat participatif, l’éditeur s’engage toujours à assurer la promotion auprès des médias et des libraires, un travail qui justifie d’ailleurs, avec les frais de fabrication, le montant de la participation financière demandée à chaque auteur. Une promesse intenable pour les services de communication de ces petites maisons, dépourvus de surcroît de relais sur le terrain. Résultat, les ouvrages ont beau être référencés sur les principaux réseaux de distribution, ils finissent rarement en rayons. “Ces éditeurs se contentent souvent d’envoyer leur catalogue par mail, explique Céline, dont la librairie L’autre Rive, à Toulouse, est pourtant située à quelques centaines de mètres du siège des éditions Mélibée. On n’a qu’un fonds de 15 000 livres et rien qu’avec les sorties, il y a plus de 60 000 nouveaux titres par an. C’est difficile de se faire une place.” Surtout quand on traîne une mauvaise réputation. “Ces maisons n’ont aucune ligne éditoriale, déplore Anaïs Massola, de la librairie Le Rideau Rouge, à Paris. Il n’y a aucun travail d’éditeur sur les textes. Je n’en commande jamais.” Une absence de visibilité en librairie que nous avons fait remarquer à l’éditrice de Bergame. Sa réponse: “Vous n’avez pas trouvé nos livres? C’est normal. Nous sommes un petit éditeur et c’est un marché très éphémère. C’est pour ça que nous ciblons en priorité les librairies proches de chez vous et que c’est mieux si vous participez activement à la promotion.” Dans ces conditions, les rares auteurs qui parviennent à écouler la totalité du premier tirage sont ceux qui disposent de leur propre réseau. Édité il y a un an chez Persée, Alain Rozland a vendu 400 exemplaires de son roman Les Beignets sur la plage, “grâce à un contact chez Voici et à un ami qui connaissait un journaliste de L’est Républicain”. Avec des droits d’auteur de 21 % prélevés sur le prix de vente (plus du double de ceux accordés dans l’édition traditionnelle), Alain n’a pas remboursé la moitié des 2 900 euros investis pour être publié, mais l’essentiel pour lui était ailleurs: “Je me suis fait plaisir pour mes 40 ans.” D’autres ont vécu leur première expérience d’auteur de façon plus amère. Installé en Israël depuis sa retraite, Jacques Wenger n’y a d’abord pas cru quand la Société des écrivains a accepté en 2015 de publier le livre de contes pour enfants qu’il avait proposé en vain à une dizaine d’éditeurs. “C’était comme un rêve, raconte-t-il. Je n’avais aucune expérience de l’édition et il me semblait logique de participer aux frais de publication en versant 1 600 euros.” Coincé à 3 000 kilomètres de la France, Jacques n’a pu démarcher lui-même aucun libraire ou journaliste. Son livre n’a pas reçu la moindre commande. “Il n’y a pas eu un seul exemplaire de vendu, s’étrangle-t-il. Pas un! Je pensais qu’ils faisaient le tour des librairies. J’ai été naïf.” Autoéditer son livre via Internet avec une formule d’impression à la demande ne lui aurait rien coûté, pour le même résultat. À la fin de l’année, l’éditeur lui a proposé de racheter une partie du stock avec une remise de 20 %. Cette fois-ci, Jacques a dit non.