Society (France)

Rien que pour vos Vues

Comment se faire remarquer sur Youtube? En allant toujours plus loin, bien sûr. Entre ceux qui électrocut­ent des rats morts, ceux qui mettent leur tête dans un micro-ondes ou ceux qui, tout simplement, se tirent dessus à balles réelles, la concurrenc­e est

- PAR ARTHUR CERF ET LUCAS MINISINI / ILLUSTRATI­ONS: HECTOR DE LA VALLÉE POUR SOCIETY

C’était il y a quelques années. Sur une route de campagne, une voiture a doublé Matthieu et l’a renversé. Une vilaine fracture tibia-péroné. De quoi enterrer pour de bon ses rêves de devenir footballeu­r profession­nel. Pas facile. “De 10 à 16 ans, j’étais en centre de préformati­on, restitue-t-il. J’avais une bonne hygiène de vie, je n’avais pas le temps pour les copains, pour les soirées, pour Internet.” La jambe plâtrée, le jeune Montpellié­rain découvre les joies du temps perdu sur Youtube, enquille les vidéos de “gens qui font n’importe quoi” et, une fois remis sur pied, décide de s’y mettre. “Moi qui rêvais de gloire dans le sport, je me suis dit que ça pourrait m’arriver autrement.” Sur ses premières vidéos, Matthieu, dit Revo, se filme en train de jouer à la console. “Avec mon fort accent du Sud, je pouvais lâcher des ‘putain’, des ‘nique sa mère’ et je faisais des trucs complèteme­nt débiles.” À peu près la recette du succès. Les scores montent à 10 000 vues, puis 100 000. Mais Matthieu en veut plus. “Avec mon petit frère, on a commencé à s’éclater des poivrons, des pastèques, des ballons remplis d’huile d’olive et des fruits pourris sur la tête, raconte le youtubeur. Il y en avait partout sur les murs de ma chambre.” Les vues montent à 200 000. Matthieu abandonne ses études pour gagner sa vie sur Internet, se met à sortir trois ou quatre vidéos par semaine et multiplie les gags faciles. En novembre 2016, il publie par exemple un contenu intitulé: “J’enferme ma copine dans ma chambre et je lui jette un paquet de fumigène.” Oh la belle idée. “C’est de la folie, c’est de la folie, commence-t-il face caméra, avant de jeter trois fumigènes par la fenêtre laissée entrouvert­e. C’est une caméra cachée bébé!” Ça ne la fait pas beaucoup rire, la chambre est enfumée et un drap crame dans la bataille. “C’était con et un peu léger”, reconnaît-il aujourd’hui. À l’époque, lui préférait pourtant voir le bon côté des choses: “Honnêtemen­t, la couette brûlée vaut au moins 50 000 pouces bleus!”

Pas loin. La vidéo compte à ce jour près de 33 000 pouces en l’air et la chaîne de Matthieu additionne plus de 800 000 abonnés. Le Montpellié­rain a été contacté par des sponsors et dit toucher “entre 2 000 et 15 000 euros par mois”. Un jackpot qui attire de plus en plus de gens. Byron Austen Ashley, président de Settebello Entertainm­ent, une société de management pour jeunes talents du Web basée à Los Angeles, situe l’enjeu de la chose: “Au début de Youtube, vous pouviez devenir une star en faisant du Yo-yo tout seul au milieu du Missouri. Mais maintenant, c’est beaucoup plus compétitif. C’est de plus en plus difficile de capturer l’attention des gens. Aujourd’hui, il faut crier pour être entendu sur Youtube.” Conséquenc­e de cette guerre sans pitié pour les vues des internaute­s: le succès des pranks, ces canulars faciles à monter reposant sur la surprise de la personne piégée en caméra cachée. Sur Youtube, la recherche “prank” donne plus de 34 millions d’occurrence­s, et la vidéo la plus populaire –une histoire de clowns tueurs– dépasse les 110 millions de vues. Nikki Baker n’atteint pas ces chiffres, mais elle se définit comme l’une des premières “prankster” de l’histoire de Youtube. Un jour de l’année 2009, cette femme du Minnesota décide d’exploser la Xbox de son partenaire à coups de club de golf. La vidéo atteint les 500 000 vues. Un succès tel que Nikki laisse tomber son job de vendeuse de vêtements et se consacre pleinement au duo de youtubeurs qu’elle forme avec son mari John: les Pranksters in Love. Leur chaîne, qui compte 1,6 million d’abonnés, offre un drôle de spectacle. Le matin, il arrive à John d’éclater un oeuf sur le visage de sa femme pour une poignée de vues. Parfois, il l’enferme dans la salle de bains avec un scorpion. D’autres fois encore, elle met de la glu sur son chapeau, remplace ses yaourts nature par de la crème solaire ou lui prépare des cookies aux laxatifs. Le tout au rythme de trois à cinq vidéos par semaine. La vie aurait pu être belle et continuer comme ça encore des années, mais Nikki a craqué. “Il fallait que ce soit plus fou et plus gros à chaque fois, dit-elle. Il fallait tous les jours trouver de nouvelles idées, des blagues originales, filmer, monter, répondre aux mails, négocier avec les sponsors et, en même

temps, Youtube était chaque jour plus compétitif, il y avait toujours plus de pression. J’ai fait un burn-out.” Un problème d’épuisement que Byron Austen Ashley connaît bien: “Pour avoir des vues, certains youtubeurs font des choses de plus en plus extrêmes et inconscien­tes, dit-il. À ce rythme, une affaire comme celle de Logan Paul devait finir par éclater.”

Suicides, tromperies et dérapages

L’affaire Logan Paul? Fin décembre 2017, le célèbre youtubeur aux 17 millions d’abonnés décide de s’envoler vers le Japon. Fier d’avoir réussi à produire “une émission quotidienn­e de quinze minutes depuis plus de 460 jours”. Une ambition difficile à tenir. Dès le début du voyage, les premiers signes de fatigue apparaisse­nt. À l’aéroport de Los Angeles, il réalise qu’il a oublié son passeport. À celui de Tokyo, il perd son bagage. Il souffre par ailleurs d’une extinction de voix. La faute, sans doute, à sa manie d’hurler dans chacun de ses “vlogs”–contractio­n de “blog” et de “vidéo”. Pas grave, toutes ces péripéties lui ramèneront quelques centaines de milliers de vues, se dit-il. Le 30 décembre, il annonce la couleur sur Twitter: “Le vlog de demain sera la vidéo la plus dingue et la plus authentiqu­e que j’aie jamais postée.” Un euphémisme. Dans la fameuse vidéo, Paul se rend dans la forêt d’aokigahara, dans la région de Chubu, surnommée “la forêt des suicides”, et filme le corps d’un homme pendu à un arbre. Mauvaise idée. Dix jours plus tard, Youtube annonce la suspension de tous les projets de films et de séries produits par le site et dans lesquels Logan Paul devait apparaître comme acteur. Le youtubeur est également écarté du programme “Google Preferred”, qui permet aux annonceurs d’apparaître en priorité sur les vidéos des chaînes les plus populaires. Des cris d’orfraie qui font doucement rire Sarah Roberts. Cette chercheuse à l’université de Californie décortique depuis maintenant sept ans le fonctionne­ment de la plateforme détenue par Google et ses 400 heures de vidéos chargées chaque minute. Impossible pour elle d’imaginer Youtube laisser la star aux millions de visionnage­s vagabonder sans filet au Japon. “Ça défie toute logique de penser qu’il n’y a pas eu de réunion de préparatio­n de ces émissions, et même des story-boards, étant donné la relation entre la plateforme et Logan Paul, dit-elle. Mais dès le début du scandale, Youtube a pris ses distances en essayant de faire croire que ce mec était juste un petit jeune au Japon avec une Gopro.” Elle prend une pause. “Ce cas résume tout le modèle sur lequel Youtube a été créé. Le site a été construit sur cette idée libertaire pour attirer les gens, comme l’ont fait Facebook, Instagram ou Twitter: ‘Venez chez nous et vous pourrez tout dire, tout faire, en vidéo cette fois.’” Sauf qu’en cas de pépin, Youtube ne vole pas franchemen­t au secours de ces milliers de jeunes fantasmant une célébrité face caméra. Si une polémique éclate, le concepteur de la vidéo est considéré comme seul responsabl­e. Et si ça ne suffit pas, Youtube pointe du doigt “les modérateur­s de Google, sous-payés à Manille, Madagascar ou en Tunisie, qui n’ont qu’entre six et huit secondes pour juger chaque contenu”. À en croire la chercheuse, mieux vaudrait aujourd’hui “jouer à la loterie” que de chercher à faire carrière sur Youtube. D’après une étude de l’université d’offenburg publiée par le site Fortune, 96,5% des wannabes youtubeurs n’atteignent pas le seuil de pauvreté américain (fixé à 12 140 dollars annuels pour une personne seule et 16 460 dollars pour un foyer de deux personnes) et les 3% de chaînes les plus populaires ne rapportera­ient que 16 800 dollars par an en revenus publicitai­res. Pas tout à fait un eldorado, donc. D’autant que, submergée par les récents couacs, Youtube a annoncé que les chaînes avec moins de 4 000 heures de visionnage et 1 000 abonnés n’auront plus la possibilit­é d’apposer des publicités sur leurs images, et donc de gagner de l’argent. Matthieu fait partie de ceux qui risquent de souffrir. Il souffre même déjà. “Avant, sur une vidéo qui faisait 100 000 vues, tu gagnais entre 80 et 140 dollars, dit-il. Maintenant, tu gagnes peutêtre 40 dollars et c’est complèteme­nt aléatoire. S’il y a une insulte, un geste de bagarre, le revenu chute. Si on voit mes fesses sur une vidéo, elle ne sera même pas monétisée.” Depuis un an et demi, il prétend avoir ainsi perdu entre 500 et 700 euros par mois. Un manque à gagner qui plonge le Montpellié­rain dans une période de doute. “Sur Youtube, si tu n’évolues pas, tu meurs, pose-t-il. Il n’y a aucune sécurité de l’emploi, les annonceurs ne veulent plus mettre de publicité, il y a les charges à payer, les impôts, le manque d’inspiratio­n… Aujourd’hui, je ne peux pas me permettre de tomber malade, par exemple.” En plus d’avoir perdu de l’argent, Matthieu est déçu: “Aujourd’hui, si je veux sauter d’un pont pour plonger entre deux rochers, Youtube ne me laisse même plus faire…” Deux solutions, dès lors: s’adapter et produire des vidéos “propres” ou encore plus de vidéos “extrêmes” qui rapportent moins. “Le roi des rats”, youtubeur français de 23 ans, en est certain: “Youtube part en couilles.” Depuis quelques mois, il s’inquiète. “Il existe un autre Youtube, que je compare un peu à un collège ou un lycée. Il est composé de centaines de jeunes qui ont entre 13 et 16 ans, souffle-t-il. Ils ont jusqu’à 500 ou 600 000 abonnés et ils vont loin. Ils mettent en scène des suicides, conduisent la voiture de leurs parents, font semblant de tromper leur partenaire.” Parfois, hélas, cela tourne mal. En décembre dernier, le jeune Jay Swingler mettait ainsi sa tête dans un sac plastique et l’enfonçait dans un vieux micro-ondes, avant de cimenter le tout. La vidéo, filmée dans un garage de Wolverhamp­ton, en Angleterre, a rassemblé plus d’un million de vues. Seul souci, le “Tgfbro” de la plateforme a frôlé la mort quand son tube en plastique lui permettant de respirer s’est obstrué. Une brigade de pompiers l’a finalement tiré d’affaire après quatre heures d’interventi­on. Rien, en revanche, n’a pu ramener à la vie Pedro Ruiz. En juin dernier, cet Américain avait demandé à sa petite amie Monalisa Perez, 20 ans, de lui tirer dessus à bout portant avec un pistolet, certain que l’encyclopéd­ie qu’il tenait contre lui arrêterait les balles. Mais les balles ont traversé le livre, et il est mort. Jugée le 13 mars dernier, Monalisa Perez a écopé d’une peine de six mois de prison, assortie d’un contrôle judiciaire de dix ans. Depuis, on

YOUTUBE.•TOUS ne l’a plus revue sur PROPOS RECUEILLIS PAR AC ET LM

“Il fallait que ce soit plus fou et plus gros à chaque fois. Trouver de nouvelles idées, filmer, monter, négocier avec les sponsors. J’ai fini par faire un burn-out” Nikki Baker, youtubeuse

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