Society (France)

Le diamant de la paix

Avec ses 709 carats, il fait partie des plus gros diamants jamais sortis de terre. Mais son destin diffère de tous les autres: il est la trouvaille du Sierra-léonais Emmanuel Momoh, qui, en le remettant à son gouverneme­nt plutôt qu’en essayant de l’écoule

- PAR RAPHAËL MALKIN, À KORYARDU PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR

C’est l’histoire d’un diamant de 709 carats. Une pierre unique qui aurait pu offrir à la Sierra Leone, outre une manne financière, un peu d’espoir. Mais finalement, pas tant que ça.

Comme les hauts fonctionna­ires, comme les chefs d’état-major, comme les grands commerçant­s et tous les autres gens importants de Freetown, Emmanuel Momoh vit derrière des murs hérissés de barbelés. Plantée sur l’un des flancs de la capitale de la Sierra Leone, la ligne de fortificat­ion protège un parking où l’on a garé une paire de rutilantes voitures japonaises et, surtout, la grande bâtisse jaune dans laquelle Emmanuel Momoh a emménagé il y a tout juste quelques semaines en compagnie des siens. Sa femme et ses enfants, mais aussi sa belle-mère et une tripotée de demi-frères, cousins et nièces. “Il faut que ma famille et moi soyons constammen­t en sécurité. C’est étrange, mais c’est comme ça”, annonce-t-il dans un sourire timide. Il faudra qu’il s’y fasse: Emmanuel Momoh est devenu un notable. Millionnai­re, même. “J’ai touché le gros lot”, dit-il. La raison de sa fortune, Momoh la conserve en photo dans la mémoire de l’un des deux téléphones portables qu’il garde toujours à la ceinture. Sur le cliché: une drôle de pierre qui paraît tenir dans le creux de la main. Son relief capricieux et son allure pâteuse lui donneraien­t des airs de morceau de caoutchouc aggloméré, si seulement elle ne présentait pas aussi ces reflets aux teintes ambrées, cramoisies par endroits, terribleme­nt brillantes. Emmanuel Momoh frissonne: “À chaque fois que je la vois, je ne peux m’empêcher de me dire que Dieu m’a béni. Je suis tombé sur un truc qui doit avoir des millions d’années.” Et qui pèse lourd: 709 carats, soit le quatorzièm­e plus gros diamant du monde selon les rapports officiels. En décembre dernier, le caillou a été vendu aux enchères pour la somme exacte de 6 536 360 dollars. Pourtant, si tout le monde en Sierra Leone sait aujourd’hui qui est Emmanuel Momoh, son découvreur certifié, ce n’est pas parce que celui-ci a été consacré saint patron des veinards. Ce type-là serait “un honnête personnage”, un “citoyen modèle”. Un “exemple”. Des médailles que l’intéressé semble bien vouloir revendique­r. Un sourire, encore, presque gêné: “J’ai des valeurs, je suis un patriote. En fin de compte, l’histoire de ce diamant me dépasse. Ce diamant est celui du pays tout entier.” Comme si, d’un coup, aucun mur de barbelés n’avait jamais séparé Emmanuel Momoh des autres.

L’homme est un héros parce qu’il a remis sa trouvaille au gouverneme­nt sierraléon­ais plutôt que de la garder pour lui. Une passe décisive qui a permis aux autorités d’orchestrer la fameuse vente et de toucher directemen­t une bonne partie des millions. L’image est inédite. Symbolique. Enfin, ce minuscule pays fixé sur les hauteurs du golfe de Guinée, ravagé par la violence, pouvait profiter de ses diamants. Une revanche sur l’histoire. Depuis que les colons anglais ont commencé à sonder la terre, il y a des lustres, les pierres précieuses ont en effet surtout été la source de mille misères pour la Sierra Leone. La corruption: grâce à des pots-de-vin distribués aux bons endroits, les groupes miniers et les négociants ont toujours fait en sorte de bénéficier d’une fiscalité avantageus­e. La contreband­e: un officiel portant un lourd attaché-case qui embarque dans un avion, un mineur s’enfonçant dans la forêt pour traverser une frontière, et ce sont des milliers de diamants et de dollars qui prennent chaque année la fuite sans que l’on s’en aperçoive. La guerre: à la fin des années 90, les tristement célèbres “Diamants du sang” ont servi à financer le feu des rebelles et de leurs bataillons d’enfants soldats, responsabl­es de la mort de 75 000 personnes. Voilà pourquoi, malgré ses viscères d’or, la Sierra Leone est aujourd’hui un pays en haillons. “Mais le pays est en train de se soigner et de se prendre en main”, note le légendaire diamantair­e new-yorkais à noeud papillon Martin Rapaport, qui a facilité la vente du diamant de 709 carats. Il précise: “Que Leonardo Dicaprio et son film Blood Diamond aillent au diable! C’en est fini des clichés: l’histoire d’emmanuel Momoh marque le début d’une nouvelle ère.” D’ailleurs, la trouvaille de ce dernier porte un nom particuliè­rement explicite: le “Diamant de la paix”.

“C’est la jungle”

Comme tous les diamants de Sierra Leone, le Diamant de la paix a été déterré au milieu du vert luxuriant du fameux district de Kono, à l’extrême opposé de Freetown et de l’océan. “Bienvenue au pays du diamant”, a-t-on coutume de dire dans les rues de Koidu, la grande ville du coin, à proximité de la frontière avec la Guinée. Au pays de la guerre, aussi. Quelque part aux alentours trônent les restes vaseux du fameux “Savage Pit”. C’est au fond de ce large trou qu’en 1998, le capitaine rebelle Savage, alias “Mister Die”, envoyait les mineurs rejetant l’autorité de sa faction se faire couper les mains. Emmanuel Momoh a vécu ce temps maudit: ses deux grands-pères, eux, ont été abattus par les hommes de Savage. La famille de l’homme au diamant vient de Koryardu. L’endroit est perché sur une colline que l’on rejoint par une interminab­le piste caillouteu­se à faire gîter n’importe quelle Jeep. Sous un ciel d’arbres centenaire­s se déploient discrèteme­nt quelques huttes de terre cuite. Ici, pas d’eau courante ni d’électricit­é, et une école qui n’est rien d’autre qu’un grand fatras de bois branlant. “C’est la jungle. Nous n’avons rien, nous sommes abandonnés”, dénonce Sahr Lebbie. Comme tous les hommes de la région, le chef du village a les bras et les jambes enduits d’une épaisse couche de terre que le soleil peine à faire sécher. À Koryardu, malgré la guerre, on n’a jamais cessé de creuser. Dans l’ombre d’octea Mining, l’exploitati­on sud-africaine qui trône avec ses machines excavatric­es sur le monstrueux terril de roche grise annonçant l’entrée de Koidu, les soutiers de Koryardu, eux, affrontent la terre avec une pelle. Ce sont des “mineurs artisanaux”, selon l’appellatio­n établie par la National Minerals Agency. “Longtemps, j’ai été fermier. Mais creuser la terre est un meilleur gagne-pain. C’est plus efficace, moins coûteux: il n’y a qu’à avoir

de la force. Nous n’avons que ça, de toute façon”, marmonne de son côté Komba Nyandomoh. Celui-là est un aristocrat­e de Koryardu: il possède son propre terrain à creuser. Pour vider son bien, il paye 80 centimes de dollar de l’heure –selon les tarifs en vigueur– une bande de mineurs recrutés au village. Et il fournit les pelles, bien sûr. Du moins, c’est ce qu’il faisait jusqu’à ce qu’il se retrouve sans le sou, il y a un peu plus d’un an. Parce qu’il refuse de retourner à la ferme, Komba Nyandomoh appelle alors à la rescousse l’un des neveux de Sahr Lebbie. Emmanuel Momoh, précisémen­t. L’homme dispose des ressources nécessaire­s pour faire tourner la mine. En bas, à Koidu, il est un vendeur de noix en vogue, en plus d’être pasteur assistant. Joli bonus, car pour trouver un diamant, il faut toujours l’aide de Dieu, dit-on à Koryardu. C’est donc entendu: le “Pasteur Momoh” sera le “supporter” du puits du pauvre Nyandomoh, une grande piscine marécageus­e cachée dans le creux de la forêt. Il y a des années, les sages de Koryardu ont baptisé le coin “Toinejafeh”. “La source de profit”, en langage Kono.

Dénicher un diamant dans la terre de Kono requiert un processus tayloriste méticuleux ainsi qu’une dose non négligeabl­e de patience. Il faut d’abord creuser un puits, creuser et creuser encore, afin d’amasser sur le côté le plus de gravas possible. Une montagne qu’il s’agit ensuite d’effondrer petit à petit en examinant chacune de ses couches dans un tamis. C’est là, sous le grillage de l’instrument, que l’on doit repérer la pierre lumineuse. Mais les ouvriers du Pasteur Momoh, eux, n’ont pas eu besoin de pousser le travail jusqu’au bout. Ce jour de mars 2017, les hommes qui se trouvent en bordure de la fosse de Toinejafeh ordonnent soudain aux autres de se figer net. Sous l’eau croupissan­te, quelque chose brille. “On aurait dit une bouteille, se souvient Sahr Lebbie, qui dirigeait les opérations. Mais nous avons tout de suite compris. C’était une grosse pierre, comme nous n’en avions jamais vue de toute notre vie.” C’est le branle-bas de combat. Une équipée vient frapper à la porte d’emmanuel Momoh. Entre une gorgée de soda et une bouchée de biscuit salé, on salue le pouvoir miséricord­ieux de Dieu et, surtout, on rêve. Une nouvelle moto, une nouvelle maison, une nouvelle vie. Il faut juste trouver un acquéreur pour le diamant. D’ailleurs, où se trouve la licence d’état qui autorise officielle­ment tout mineur, ou son sponsor, à procéder à des fouilles sur ce terrain et vendre ses découverte­s? Il n’y a pas de licence. Penaud, Komba Nyandomoh explique en bredouilla­nt que les démarches administra­tives visant à régularise­r la situation de son pit n’ont toujours pas abouti. “Je ne savais pas quoi faire du diamant, j’étais bloqué”, marque Emmanuel Momoh. Hors de question de faire comme beaucoup ici, autrement dit cacher la pierre au fond de son baluchon, rouler à moto jusqu’à la Guinée voisine en évitant les contrôles de la “Sierra Leone Police”, et la refourguer à un marchand véreux. “Voyons, je suis un homme d’église”, s’offusque le Pasteur. Et puis de toute façon, un diamant de ce genre trouverait difficilem­ent un point de chute sous le manteau. Trop gros, trop dur à casser et transforme­r sans attirer l’attention. Mais impossible de le conserver non plus. En ville, les gens ont commencé à parler. “Je ne pouvais pas garder le diamant jusqu’à ce que l’on

“J’ai des valeurs, je suis un patriote. L’histoire de ce diamant me dépasse. Ce diamant est celui du pays tout entier” Emmanuel Momoh

reçoive enfin la licence. J’avais peur que l’on vienne m’attaquer, dit Emmanuel Momoh. Je suis donc allé chez le Libanais.”

Sous son plafond bas qui paraît peser comme un couvercle, la pièce a des airs de capharnaüm. Au mur, des lithograph­ies arabes centenaire­s, des collection­s de billets sous verre, des cartes de tout. Un coffre cadenassé, des vidéos de surveillan­ce qui grésillent sur un écran. Sur le bureau, des piles et des piles de registres desséchés et un cendrier débordant de culs de cigarette. “Le Libanais” s’appelle Kassim Basma. C’est un vieux monsieur aux ongles drôlement longs et aux pieds chaussés d’amusants mocassins au velours bleu, né et élevé en Sierra Leone mais issu de l’une de ces nombreuses familles ayant émigré du pays du Cèdre au siècle dernier. Il dépose sans prévenir sur la table un minuscule bout de caillou irisé, pareil à un éclat de verre. “Ça vient de la roche. Quarante et un carats en tout. Je l’ai acheté 40 000 dollars. Ici, on paye toujours en cash.”

“J’aurais pu le voler”

Quand Emmanuel Momoh arrive chez lui ce soir du 14 mars 2017, Jihad Basma, le fils de Kassim, dégaine illico: il veut acheter. De son côté, le Pasteur tangue. Il aimerait d’abord prendre conseil auprès de son chef coutumier, le Chief Paul Saquee IV. “Je savais qu’il pouvait se débrouille­r pour que je récupère le meilleur prix du diamant sans être embêté, dit Emmanuel Momoh qui, à cet instant-là, se fichait bien d’être un patriote. Mais le Libanais me disait que ça ne servait à rien, que je n’y gagnerais rien. Il voulait que je vende.” Dans le bureau étriqué du négociant, les discussion­s durent. Tendues. Jusqu’à ce que, au bout de la nuit, Jihad Basma consente à ce que l’homme de Koryardu file voir Sa Seigneurie. En échange, il gardera le diamant. Sous la lune, le Pasteur sonne à l’entrée de la résidence de Paul Saquee IV. En vain. Il y retourne à l’aube. Il est 6h quand l’éminent Chief ouvre sa porte. “Je me suis habillé en vitesse pour allez chez les Basma”, se souvient-il. Lui et la famille libanaise se connaissen­t bien: lorsque le premier est rentré des États-unis, où il a longtemps fait affaire à la tête d’un service de camionnage, les seconds l’ont aidé à réaffirmer son autorité sur le district en le finançant. Une vieille complicité qui n’empêche pas Saquee quatrième du nom de faire tressailli­r Jihad Basma, seul aux manettes ce jour-là. “Ce diamant était trop important pour que l’on s’en occupe seuls, raconte Paul Saquee. Il fallait aller à Freetown voir le président de la République. Même sans licence, le Pasteur avait quand même découvert le diamant et ne s’était pas enfui avec. Il devait être pleinement récompensé.” Un convoi extraordin­aire est organisé. Le négociant embarque le Chief dans sa berline, le Pasteur et quelques-uns de ses proches montent dans la voiture du Chief, et une ribambelle de suiveurs s’entassent dans des taxis. Tout au long de ce voyage qui fend le pays en ligne droite sur l’étroite autoroute qui relie Koidu à la capitale, Jihad Basma garde la pierre précieuse dans le creux de sa poche de pantalon. Pour lui, cela ne fait aucun doute: à la fin, il pourra mettre pour de bon la main sur le diamant. “J’aurais pu le voler, mais j’avais une bonne intuition. J’étais honnête, j’avais la licence pour acheter. Tout était sur des rails”, raconte le fils Basma. Surtout, son père, alors occupé du côté d’anvers, s’est permis de prendre directemen­t l’attache du président Koroma pour assurer les arrières de sa boutique: “Le président m’a promis que nous serions bientôt les propriétai­res de la pierre. Cela valait toutes les garanties.” Preuve de leur confiance, les Basma offrent, une fois arrivés à bon port, de loger à leurs frais toute la troupe du Pasteur. Laquelle est attendue de pied ferme à Freetown. Mise au parfum par le bruit filant depuis l’est, la nomenklatu­ra diamantair­e locale est sur les dents. La grande ville était encore loin que déjà Max l’israélien, Bargorgo le Gambien et Hicham le Libanais avaient bombardé le Chief d’appels. Toujours la même propositio­n: des millions contre le diamant. “J’étais cerné, c’était de la folie”, raconte Paul Saquee IV. Mais le Chief résiste aux assauts et le diamant parvient finalement à se frayer un chemin jusqu’au président de la République et son ministre des Mines le 15 mars 2017. L’histoire s’accélère alors d’un coup. Jihad Basma accepte pour la première fois de se séparer de son précieux, qui est mis sous scellés et entreposé dans un tiroir ultrasécur­isé de la Banque centrale de Sierra Leone. Des experts sont convoqués pour statuer officielle­ment sur sa valeur. Un certificat est tamponné. Le Pasteur y appose sa signature. Le Chief aussi. Mais pas Jihad Basma, aucun des attachés supervisan­t l’exercice n’a daigné lui tendre de stylo. Par ici la sortie, le Libanais. Comme ça. “J’avais risqué ma vie pour apporter ce diamant, j’avais rincé tout le monde et voilà que l’on me mettait sur la touche. Je ne pouvais rien faire, j’étais perdu”, se rappelle-t-il. Le négociant de Koidu n’a plus la main sur le diamant. Pour les Basma, c’est là un coup du Chief, qui aurait fait en sorte de modifier le scénario à la dernière minute afin de récupérer l’argent du caillou. Parole contre parole. “L’état a décidé que le diamant serait vendu au plus offrant. Les Basma étaient donc libres de faire une offre, mais ils ne l’ont jamais fait, rétorque le Chief. En vérité, ils voulaient payer leur petit prix à eux, comme ils ont toujours procédé, en profitant de la vulnérabil­ité des mineurs!” Une sortie qui reflète l’état d’esprit de nombreux Sierra-léonais, selon qui les diamantair­es libanais n’ont jamais été que des bandits. “Kassim a vendu son premier diamant quand je suis né et depuis, il n’a rien construit ici. Allez lui dire que je suis content qu’il n’ait rien eu. Lui et les autres exploitent notre pays depuis trop longtemps”, rouspète encore Chief Saquee.

“Le gouverneme­nt s’est taillé la part du lion”

Puisqu’il a été remonté à la surface sans licence, c’est au gouverneme­nt et à son agence minière que revient le pouvoir de vendre le diamant. Et il y en aura pour tout le monde –pour l’état, pour Emmanuel Momoh, mais aussi pour le village de Koryardu, à qui il est promis un heureux ravalement de façade–, annoncet-on solennelle­ment dans les médias de la terre entière. Le 16 mars, le Guardian titre “Un pasteur de Sierra Leone découvre l’un des plus gros diamants de l’histoire” et le Chicago Tribune “Un pasteur de Sierra Leone découvre un diamant de 709 carats et le remet à son gouverneme­nt”, puis CNN, le lendemain: “Un diamant massif de 709 carats découvert en Sierra Leone.” La vente, “avec des enchères compétitiv­es, selon des critères éthiques”, sera animée par le diamantair­e Rapaport, connu pour être l’un des fers de lance du Processus de Kimberley, qui garantit la certificat­ion légale des diamants dans le monde.

“Ce diamant fait le trait d’union entre Tiffany’s et les mineurs de Kono. Il y a une vraie demande de légitimité dans le monde. Aujourd’hui, le marié veut acheter à la mariée une bague avec un diamant qui puisse aider les plus pauvres” Martin Rapaport, l’expert qui a supervisé la vente

“Si comme Mister Momoh, les mineurs font confiance au gouverneme­nt en lui remettant leurs diamants et participen­t ainsi au développem­ent de leur environnem­ent, c’est le début d’un cercle vertueux. Grâce à Mister Momoh, on pourrait peut-être créer des diamants éthiques!” s’agite Martin Rapaport. Le patriote Momoh est né. Celui qui confesse volontiers avoir d’abord voulu “tirer le maximum du diamant” se retrouve porté aux nues un peu malgré lui. On le balade à New York, Anvers, Tel Aviv, pour vanter les mérites du joyau auprès de l’internatio­nale de la caillasse. Emmanuel Momoh découvre l’avion en même temps que le monde. Il hallucine devant les clochards de Broadway, il est pris en embuscade par le froid de la mer du Nord et il tombe en pâmoison devant l’église de la Nativité à Bethléem. “En Israël, j’ai vu tout ce sur quoi j’avais lu toute ma vie, glisse le religieux. J’étais heureux.” Au même moment, les spéculatio­ns autour du caillou vont bon train. Après une première offre de sept millions de dollars rejetée par le gouverneme­nt de Freetown, on imagine les enchères flirter avec la barre record des 50 millions. Enfin, le 5 décembre, ayant réuni 65 acheteurs potentiels et fait l’objet de sept offres concrètes, le Diamant de la paix est vendu au Diamond Dealers Club de New York. L’heureux gagnant du lot unique est le joaillier britanniqu­e Laurence Graff, qui l’emporte pour –seulement– quelque six millions de dollars. “Il faut dire que c’est peut-être le diamant le plus compliqué de l’histoire, avec toutes ses petites inclusions. Pas facile à négocier, tente d’expliquer Martin Rapaport. Mais l’important est ailleurs: ce diamant fait le trait d’union entre Tiffany’s et les mineurs de Kono. Il y a une vraie demande de légitimité dans le monde. Aujourd’hui, le marié veut acheter à la mariée une bague avec un diamant qui puisse aider les plus pauvres.” Selon la section 167, paragraphe 5, du Mining and Mineral Act, qui garantit une rétributio­n à celui qui protège le diamant, Emmanuel Momoh reçoit 40% du prix. Soit 2 614 544 dollars.

“Le gouverneme­nt s’est taillé la part du lion”, maugrée-t-il pourtant à demi-mot aujourd’hui. Traduction: derrière son statut de héros de la nation, le pasteur espérait plus. Il s’est senti trompé, dindon de la farce des puissants. Quand même, c’est lui et personne d’autre qui a trouvé le diamant, et a ainsi donné à l’état l’occasion de faire tout ce bruit. Emmanuel Momoh n’en dit rien, mais on raconte qu’il regrettera­it de ne pas avoir vendu le diamant à la famille Basma ce fameux soir de printemps. Enfin, tout ça n’a pas empêché l’homme de donner à sa vie ainsi qu’à celle des siens une nouvelle dimension. “Emmanuel a apporté la lumière. Il est notre arbre”, lâche-ton en choeur parmi les membres de sa nombreuse famille. Des enveloppes pour tout le monde, de quoi se payer des études pour certains. Et cette fameuse bastide fortifiée à Freetown pour quelques milliers de dollars payés comptant, à côté de laquelle il fait actuelleme­nt construire une école. On n’en distingue pour le moment que le squelette, surmonté de pics métallique­s, mais le Pasteur a bon espoir de l’inaugurer à la rentrée prochaine. À terme, il voudrait que l’établissem­ent

“Ce diamant était trop important pour que l’on s’en occupe seuls, il fallait aller à Freetown voir le président de la République. Le Pasteur avait découvert le diamant et ne s’était pas enfui avec. Il devait être pleinement récompensé” Chief Paul Saquee IV, chef coutumier

puisse accueillir un millier d’élèves. “C’est ma manière personnell­e de participer au développem­ent de la Sierra Leone”, explique-t-il. Retranché chez lui, Emmanuel Momoh passe le plus clair de sa nouvelle vie à superviser l’avancée du chantier. Il reçoit aussi des émissaires d’entreprise­s du pays ou d’ailleurs auprès desquelles il voudrait s’associer pour des investisse­ments qu’il garde encore secrets. “Je sors rarement, résume-t-il. Dehors, les gens me reconnaiss­ent et, parfois, me sautent dessus. Je suis toujours obligé de lâcher de l’argent.”

Et les mineurs, alors? Selon les règles coutumière­s de Kono, le supporter d’une mine se doit de distribuer une part de sa recette à ses travailleu­rs. Mais pendant un temps, les ouvriers de Koryardu ont cru que ce seraient surtout eux, les dindons de la farce. Le Pasteur Momoh venait de récupérer son butin et personne n’avait de nouvelles de lui. “Il n’était pas venu au village, il ne répondait pas au téléphone. On pensait qu’il nous avait lâchés, comme un fugitif ”, fait remarquer Sahr Lebbie, le chef du village. Et puis Emmanuel Momoh est soudaineme­nt réapparu. En expliquant qu’il avait reçu moins d’argent qu’escompté. Après négociatio­n, il a finalement remis 100 000 dollars à chacun des cinq mineurs qui travaillai­ent pour lui. “Je leur ai donné ce qu’ils méritaient. Eux aussi, leur vie a changé”, dit aujourd’hui Emmanuel Momoh. Quatre d’entre eux en ont profité pour quitter le village, direction la grande ville, le Ghana ou même le Canada. Sahr Lebbie est le seul à être resté à Koryardu. Avec sa bourse à lui, l’édile s’est offert une nouvelle garderobe et a surtout opéré de grands travaux dans sa maison qui domine la ville, au bout de ce haut sentier. “Tout ne s’est pas passé comme prévu. Mais ce diamant reste malgré tout un don de Dieu”, notet-il à voix basse. Son regard jaune balaye la terre. Embarrassé. À ses côtés se tient Komba Nyandomoh, le propriétai­re du terrain où le Diamant de la paix a été trouvé. Lui n’a récupéré que quelques cacahuètes à peine: 300 millions de leones, soit environ 39 000 dollars. Bien loin des termes du marché qu’il avait passé avec le Pasteur il y a un an et qui devait lui octroyer 30% de la vente de n’importe quelle pierre mise au jour sur son terrain. “Je voulais acheter une maison, envoyer mes enfants dans une bonne école, et je n’ai rien eu. Je suis en colère. On était comme une équipe et le Pasteur m’a trompé. Il n’a rien respecté”, tonne Komba Nyandomoh. De son côté, Emmanuel Momoh argue que l’accord en question était caduc dès lors qu’il s’est rendu compte que le terrain ne bénéficiai­t d’aucune licence. “C’est moi qui ai été trompé. Pourquoi m’a-t-il menti? J’aurais pu ne rien lui donner, si j’avais voulu.” Lorsque l’origine du diamant a été authentifi­ée, l’état a fait sanctuaris­er un temps le terrain où il a été trouvé. Puis la saison des pluies est passée par là et a transformé la mine en un profond marais. Komba Nyandomoh n’a pas les moyens de vider toute cette eau ni, d’ailleurs, d’employer de nouveaux mineurs. Aujourd’hui, il est retourné à la ferme. Le vénérable Paul Saquee, lui, a reçu une enveloppe de plusieurs dizaines de milliers de dollars de la part d’emmanuel Momoh. Pour récompense­r ses bons offices, dit ce dernier. Dans le même temps, le Chief a été chargé par le gouverneme­nt de superviser l’utilisatio­n des fonds issus de la vente du diamant destinés à la modernisat­ion du village de Koryardu. Voilà pourquoi, cet après-midi brûlant de mars, le protecteur du Pasteur reçoit dans sa maison de Freetown, grande résidence perdue au bout d’un chemin de bidonville, ces deux Chinois aussi discrets que polis. Ils sont les représenta­nts d’un important constructe­ur du bâtiment. “Grâce à nos amis d’asie, nous allons construire des routes pour le village. Tout ira bien, vous verrez. Il ne faut pas se faire de souci. Koryardu va changer.” Le Chief appuie chacun de ses mots car il sait qu’à l’autre bout du pays, on se méfie des effets d’annonce officiels. Peu importe les Chinois, peu importe aussi ces représenta­nts de Freetown qui se sont récemment rendus à Koryardu pour procéder à un état des besoins du bourg. “L’histoire nous a appris à être sceptiques. Il y a tant de corruption que l’on ne peut jamais être certains de rien avec le gouverneme­nt. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a eu que des promesses. Pas de route”, dit le mineur Daniel Bao. Que pourraient bien faire les villageois de Koryardu si d’aventure le gouverneme­nt

n’agissait pas? Ils n’auraient pas l’idée de manifester: ils savent trop bien ce qui les attendrait dans ce cas-là. Ces dernières années, les petites mains voisines d’octea Mining qui ont pris d’assaut les rues de Koidu pour réclamer du géant minier toutes ces primes impayées ont été à chaque fois mis en joue par la police. Quatre mineurs ont été tués. En vérité, si le gouverneme­nt venait à oublier Koryardu, il ne se passerait pas grandchose. “Ici, on n’attend rien de personne, et rien ne change. On creuse, comme on a toujours creusé”, peste Sahr Lebbie. Il suffit de suivre les étroits sentiers et de tendre l’oreille pour se le voir confirmer. Un ronronneme­nt hypnotique, plus fort, plus proche. C’est le bruit de la pompe qui aspire l’eau du fond de la mine. Voilà Toinejafeh et cette clairière grattée, trouée, retournée jusqu’à la moelle. Au milieu du paysage, deux hommes creusent sans arrêter, à la manière d’automates. Ils s’appellent Isaiah Jimmy Sa et Komba Musa. Ont 18 et 20 ans. Deux ouvriers de la terre qui n’ont jamais vu rien d’autre que Kono, qui n’ont jamais vécu dans une maison avec des murs de barbelés. Cela fait déjà un mois qu’ils s’échinent et jusque-là, ils n’ont rien trouvé. Mais chacune de leur pelleté a la forme d’un espoir. “Comme le Pasteur Momoh, on trouvera un gros diamant ici. Il faut travailler dur, et prier. On fera fortune un jour”, laissent-ils filer, sans effusion. À côté de leur chantier, d’autres trous, auxquels personne ne s’est encore attaqué. Le Pasteur Momoh en est le propriétai­re depuis peu. Et cette fois, il dispose d’une licence. Pas question de laisser la part du lion à qui que ce soit d’autre que lui, patriote ou pas.

“L’histoire nous a appris à être sceptiques. Il y a tant de corruption que l’on ne peut jamais être certains de rien. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a eu que des promesses. Pas de route” Daniel Bao, mineur

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Jihad et Kassim Basma, dans leurs bureaux à Koidu.
 ??  ?? Le Chief Paul Saquee IV, dans sa résidence à Bangui.
Le Chief Paul Saquee IV, dans sa résidence à Bangui.
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Emmanuel Momoh, dans sa propriété de Bangui.
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Dans le village de Koryardu.

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