Society (France)

François Ruffin

Depuis qu’il a été élu député de la première circonscri­ption de la Somme, François Ruffin occupe le terrain. À grands coups de mises en scène, de vidéos virales et de gueulantes retentissa­ntes. Mais après avoir fait sa place dans l’hémicycle, comment fair

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET PIERRE BOISSON / PHOTOS: STÉPHANE LAGOUTTE (MYOP) POUR SOCIETY

Depuis qu’il a été élu député de la première circonscri­ption de la Somme, il multiplie les coups de com’. Mais comment faire véritablem­ent avancer sa cause, celle “des pauvres contre les riches”? Le réalisateu­r de Merci patron! et fondateur du journal Fakir doute. Mais c’est bon signe, pense-t-il.

Cet été, juste après votre élection comme député, vous avez déclaré que l’assemblée nationale, c’était ‘du flan’. Six mois plus tard, vous êtes

toujours aussi sévère? Oui, l’assemblée, c’est du flan, du moins dans son rôle de législateu­r. Ce n’est pas ici que se fait la loi. Mais vraiment, c’est caricatura­l: la loi est pondue par les ministères. Y compris les amendement­s de la majorité, ce sont les ministères qui les écrivent. Ils bricolent les textes jusqu’au bout, les font passer avec des espèces de majorités automatiqu­es... Aujourd’hui, la fonction de cette chambre du Parlement sur les textes législatif­s, elle est nulle.

Alors, en tant que député, vous vous sentez

inutile? Moi, j’ai un petit journal qui s’appelle Fakir et qui vend, allez, 30 000 exemplaire­s, et j’ai l’impression de parler dans le désert. Là, mon désert est un peu plus peuplé. C’est tout. Je sais très bien que mes amendement­s ne vont pas passer, que nos propositio­ns sur la SNCF ne vont pas passer. En revanche, le côté tribune, interpelle­r les gens, là, il n’y a pas de doute sur l’utilité. Dans Fakir, j’ai parlé des contrats emploi solidarité, des contrats uniques d’insertion, de tous les contrats de daube qui se sont succédé pendant 18 ans. J’ai fait des papiers sur les femmes de ménage dans les hôpitaux, les lycées, je me suis bagarré sur le sujet des auxiliaire­s de vie sociale .... Ça fait 18 ans que je raconte des trucs comme ça mais avant, mon audience était hyperlimit­ée. Et là, le 8 mars, je parle cinq minutes de la précarité des femmes de ménage qui travaillen­t dans l’ombre à l’assemblée, je fais treize millions de vues. Derrière, les journaux en parlent, ça devient le gros truc du jour. Là, ta cause, que tu portes petitement, modestemen­t depuis des années, d’un seul coup, elle trouve un débouché beaucoup plus important. Vous en avez fait votre marque de fabrique. Partir du concret, citer des cas réels, des vrais gens: les femmes de ménage, le gérant bénévole d’un petit club de foot qui manque

de moyens… C’est vrai, il est rare que je fasse une interventi­on à la tribune sans partir d’une situation concrète. Je vais vous dire, je pense que je ne suis vraiment pas quelqu’un d’intelligen­t. Et ce n’est pas de la fausse modestie. J’ai compris au lycée que mes capacités d’abstractio­n étaient limitées. Dès qu’on en arrivait aux équations où on ne comprend plus le bout du machin, je décrochais. Et finalement, j’ai fait de cette faiblesse une force. À gauche, il y a tellement de gens qui sont balèzes pour les abstractio­ns! Moi, au contraire, je n’arrive pas à parler de la liberté en général, de l’égalité en général, de l’humanité en général, de la précarité en général. Je dois toujours ramener ça à des gens, à des visages, à des parcours. Partir de là pour ensuite, éventuelle­ment, m’élever. Ça a été mon boulot de reporter à Fakir et je continue à faire à peu près la même chose à l’assemblée nationale.

Vous aviez d’ailleurs dit que vous seriez députérepo­rter. Mais quand on devient député, on peut encore le faire de la même façon, ce travail de

terrain? Aujourd’hui, c’est le plus compliqué pour moi en termes d’emploi du temps. Je m’y efforce mais c’est vachement dur. Il y a tellement de dossiers qui nous tombent tout le temps sur le dos! Là, en plus, je me suis lancé dans l’organisati­on du 5 mai (une grande manifestat­ion prévue pour faire la ‘fête à Macron’, ndlr). Je me suis jeté moimême dans un cactus. C’est le début des Sept mercenaire­s: il y a un mec qui demande à l’autre ce qu’il lui a pris de se jeter dans un cactus et le type répond qu’il voulait voir ce que ça faisait. Épisodique­ment, il faut se jeter dans un cactus (rires). Et donc aujourd’hui, par exemple, en plus de ce cactus, il y a le projet de loi sur l’agricultur­e –ça passe en commission cet après-midi (le 11 avril, ndlr). Ce matin, on auditionna­it Jean-bernard Lévy, le PDG D’EDF. Il y a le projet de loi ferroviair­e qui passe en même temps. Et puis là, je viens de croiser une attachée de groupe sur le chemin qui m’a dit: ‘Il faut qu’on fasse une réunion sur les fake news.’ Ici, t’es toujours en train de jongler! Tous les jours, c’est ça! Et je ne parle même pas de ce qui se passe en circonscri­ption, où t’as des tas de gens qui veulent te voir. En fait, tu culpabilis­es toujours pour les endroits où tu ne te trouves pas, les dossiers que tu ne traites pas. Et moi, en plus, j’écris tous mes textes. Dans le groupe, il y en a qui sont vachement forts, on leur file une feuille, boum! ils montent à la tribune, ils lisent le texte, t’as l’impression qu’ils l’ont écrit. Moi, je ne sais pas faire ça.

Vous ne déléguez rien? Ce que je cherche à apporter comme député, c’est un état d’esprit.

“Je prétendais être le petit caillou de Bernard Arnault, et aujourd’hui celui de l’assemblée. Je continue à remplir ce rôle. Et plus ça va, plus je me sens bien à la tribune”

C’est quelque chose qui se passe au niveau de l’âme. Au départ, avec Fakir, j’étais vachement dans des concepts: la répartitio­n de la valeur ajoutée, le capital travail, le triplement de la part des dividendes, l’augmentati­on de la richesse des 500 plus grandes fortunes qui est passée de 6% à 25% du PIB en 20 ans. Et ce n’est pas rien, c’est vrai, tout ça. Mais maintenant, je sais que mon rôle est plus spirituel. C’est le coeur des gens qu’il faut toucher. L’affect. Ceux que je croise dans la rue, ils ne me disent pas: ‘Ah, c’est superbien le chiffre que vous avez sorti sur le passage de 6% à 25%’. Ils me disent: ‘Vous nous apportez un bol d’air!’ Donc on est là pour être une respiratio­n, redonner l’appétit.

La dénonciati­on, ça ne sert plus à rien? Ce n’est pas suffisant. Et même, la dénonciati­on doit se faire avec un style. Quand je monte à la tribune, il faut qu’il y ait quelque chose qui soit de l’ordre de la sensibilit­é. Et la sensibilit­é, tu ne peux pas la déléguer à l’attaché(e) parlementa­ire en disant: ‘Bah tiens, mets-moi un peu de sensibilit­é, s’il te plaît.’ Quand François de Rugy dit qu’on va réduire le nombre de députés de 577 à 400 mais donner plus de moyens pour plus de collaborat­eurs, c’est quoi? Pourquoi? Je suis plutôt pour l’augmentati­on du nombre de députés. Je ne cherche pas à être patron d’une PME! Je n’ai pas besoin d’avoir dix personnes à mon service. Je préférerai­s qu’on soit plus nombreux, qu’on puisse se répartir les sujets, qu’on ne soit pas obligés de jongler. Avant les vacances de Noël, à cause de ça, j’étais vraiment mal.

C’était du surmenage? J’ai failli péter un câble. J’ai frôlé la crise de nerfs. Le pire, c’est le sentiment de mal faire son travail. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours eu ma ligne directrice, un côté obsessionn­el. Quand je réalisais Merci patron!, je ne faisais que ça, il fallait tourner, monter le film, trouver des sous… Et là, en décembre, on avait des entretiens sur le burn-out, j’avais une commission sur l’agricultur­e ou je ne sais plus quoi. Et en même temps, Mélenchon voulait que je fasse une question sur Notre-dame-des-landes pour l’aprèsmidi, à 15h. Je ne sais pas fonctionne­r comme ça, dans l’urgence, sur un thème que je maîtrise mal. J’ai fait une crise d’angoisse.

Et ça va mieux? Oui, parce que j’ai continué à travailler sur le burn-out et c’est paradoxale­ment ce qui m’a évité d’en faire un. C’était pendant la trêve de Noël. Malheureus­ement, il faut des vacances pour bien travailler: quand tu jongles comme ça avec différents dossiers toute la journée et que, en plus, tu as le fil de messages Telegram, les SMS, les mails, les réseaux sociaux –je ne m’occupe même pas de mon compte Twitter–, ta capacité de concentrat­ion est en permanence perturbée. Donc le seul moment où tu arrives à bosser normalemen­t, c’est pendant les vacances. J’ai pris des tas de bouquins sur le burn-out, j’ai auditionné des gens et j’ai préparé une visite de terrain chez Lidl, où j’ai entendu des employés. Et là, j’ai pu m’impliquer, faire un vrai reportage, prendre le temps d’écouter les gens, et écrire un super rapport. J’en suis fier parce que j’ai fait entrer une parole populaire. Stylistiqu­ement, je veux faire entrer la parole du peuple dans cet hémicycle. En le citant, en lui donnant des visages, en l’inscrivant dans un rapport aussi officiel, où il vient dire ses difficulté­s avec ses mots, sans qu’on le castre. Pour moi, c’est un choix littéraire que de mettre très fortement du discours direct dans un rapport comme celui-là. Il y a eu des échanges très réguliers avec l’administra­teur

qui me disait: ‘Ce n’est pas dans nos usages, Monsieur Ruffin.’ J’ai entendu ça pendant trois semaines.

Vous vous êtes aussi fait rappeler à l’ordre pour avoir porté un maillot de foot à la tribune ou pour avoir mal rentré votre chemise dans votre pantalon. C’est ça le style Ruffin? Bousculer

les usages? La dernière prise de parole de cet ordre-là, c’était sur la SNCF, pendant les questions au gouverneme­nt. J’avais à peine commencé à parler que ça grognait déjà! Alors, soit c’est parce que je suis le cancre et du coup, quand j’arrive devant le micro, tout le monde fout le bordel, soit c’est ma façon de toujours commencer par une histoire –du genre: ‘J’ai rencontré un contrôleur dans le train qui m’a parlé de Coluche’– qui agace… Mais à vrai dire, je n’ai même pas le temps d’arriver à la fin de la première phrase qu’ils sont déjà en train de foutre le bazar. La dernière hypothèse: je suis une sorte de mauvaise conscience. Je me la raconte, peutêtre. Mais j’ai une certaine liberté de ton dans ma manière d’être. Et je pense qu’il y a pas mal de personnes qui aimeraient pouvoir avoir la même. Quel fossé entre les deux facettes des élus! Tu les croises à la buvette de l’assemblée, ils te parlent normalemen­t, ont leurs doutes sur leurs choix, leurs projets… Puis tu entres dans l’hémicycle, et bam! c’est le costume, c’est serré de partout, on applaudit son groupe… Tu représente­s la fonction. Tu fonctionne­s, quoi.

C’est pour ça que vous n’avez pas signé la

charte des Insoumis? Euh, pff… Je cherchais à avoir un cartel des gauches (il a été élu avec le soutien des écologiste­s, de FI, du PCF et d’ensemble!, ndlr), donc c’était un obstacle…

Et donc vos collègues députés sont jaloux

de vous et de votre liberté? Il y a un mot que j’aime bien, c’est ‘scrupule’. En latin, c’est le ‘petit caillou’. C’est rien, un petit caillou. Mais quand t’en as un dans la chaussure, tu ne penses qu’à ça. Je prétendais être le petit caillou –le scrupule– de Bernard Arnault, et aujourd’hui celui de l’assemblée. Je continue à remplir ce rôle. Et plus ça va, plus je me sens bien à la tribune…

Dans une de vos dernières interventi­ons, sur le manque de moyens dans les EHPAD, vous ne parlez même plus aux députés ni à la ministre présente dans la salle, mais directemen­t aux

gens qui y travaillen­t et aux familles. Là, oui, il y a un choix narratif: je passe pardessus les députés. J’étais assez content de cette trouvaille. Parce qu’à l’assemblée, on a un double public. Le premier public, qui est présent mais finalement assez peu –les députés. Ils sont soit dans l’hostilité –et c’est le meilleur des cas–, soit dans l’indifféren­ce, quand c’est pas Castaner qui passe trois heures sur son téléphone… Eux, je m’en fous. Ce n’est pas à eux que je parle, de toute façon, je ne vais pas les convaincre et ils m’écoutent à peine. C’est la réalité. En fait, je m’adresse réellement au deuxième public: les réseaux sociaux, Facebook. Moi, je parle aux gens pour les réveiller. Donc, là, le choix stylistiqu­e, c’est de dire franco que je sais que les députés et les ministres vont me répondre qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses, etc. Donc je parle aux directeurs et directrice­s des EHPAD, aux aides-soignant(e)s, aux infirmier(e)s, aux résident(e)s, à leurs familles, parce que ce sont eux qui sont dans la mouise et c’est seulement si eux bougent que ça bougera dans cette Assemblée et qu’on bougera le gouverneme­nt.

Au risque de s’enfermer dans un rôle de tribun

un peu clownesque? Je veux provoquer une empathie envers les personnes, oui, mais derrière il y a quand même des choix politiques. Il ne s’agit pas d’être enfermé dans un personnage. Et puis, de toute façon, agir, c’est toujours prendre des risques, les écueils sont multiples. Des amendement­s, j’ai dû en porter environ 300. Il y en a sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, réfléchi: sur le secret des affaires, par exemple. J’ai proposé que les comptes rendus des services de l’état ou de l’inspection du travail dans les entreprise­s soient rendus publics sur Internet, comme aux États-unis. J’ai fait un autre amendement pour demander que les journalist­es et des associatio­ns puissent se faire ouvrir les portes des entreprise­s. Prenez Goodyear, qui était le plus gros employeur privé de Picardie jusqu’à sa disparitio­n: j’ai fait dix ans de journalism­e local et je n’ai jamais pu entrer dans cette entreprise mise à part dans le local syndical, où il y a des néons, où tu bois des cafés et où les mecs te décrivent le bruit, comment ça se passe, le caoutchouc, comment ils sortent de là tout noirs. Mais toi, t’as jamais pu y aller. C’est pour dire que je n’en reste pas à ce rôle de tribun. Moi, je viens proposer des amendement­s. Je sais qu’ils n’ont aucune chance d’être retenus. Mais quelque part, je fais semblant d’y croire. Parce que ça te permet de poser: moi, je propose ça et c’est vous qui dites non.

Le conflit semble être une deuxième nature chez vous. La baseline de Fakir, c’est ‘Journal fâché avec tout le monde. Ou presque.’ Mais ce conflit permanent ne contribue-t-il pas à attiser les divisions qui rongent la société française,

au lieu de les apaiser? Pour moi, il y a une guerre des classes. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Warren Buffet. À l’époque où il était la première fortune mondiale, il disait: ‘La guerre des classes existe, c’est un fait, et c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la remporter.’ Et pour moi, tous les jours, ils remportent des batailles. Là, je viens de recevoir le rapport sur les inégalités mondiales. La part des 10% les plus aisés dans le monde ne cesse de grimper. Ça se fait quand même au détriment d’autres personnes. Quand je vois arriver la loi sur le secret des affaires, qui a été pondue par les lobbys et notamment ceux de la chimie pour être tranquille­s sur le plan environnem­ental –on ne m’enlèvera pas ça de l’esprit–, c’est un épisode de plus dans la guerre des classes. Je ne crois pas qu’il y aura une fin de l’histoire, ni libérale ni socialiste. Il y aura toujours un conflit. Maintenant, il peut se régler autrement que par la violence. La démocratie, notamment, si elle fonctionne, peut aider à trouver des

“Quand François de Rugy dit qu’on va réduire le nombre de députés de 577 à 400 mais donner plus de moyens pour plus de collaborat­eurs, c’est quoi? Je ne cherche pas à être patron d’une PME! Je n’ai pas besoin d’avoir dix personnes à mon service”

solutions autrement que par la violence. Mais le conflit est là, il est sain et il doit être énoncé car ce qu’on tait est toujours pourri. Après, la question, c’est: quel conflit on veut?

Et? Dans ma circonscri­ption, j’ai Amiensnord, qui est plutôt composée d’immigrés, et j’ai Flixecourt, qui est plutôt composée d’ouvriers blancs. Est-ce qu’on veut un conflit entre Amiens-nord et Flixecourt? C’est politique de choisir le conflit qu’on construit. Et ça passe par le discours. J’ai beaucoup travaillé là-dessus. J’ai interrogé un professeur de sciences politiques, Patrick Lehingue. Il me disait que, jusque dans les années 80, c’était les petits contre les gros, les salariés contre les patrons, les ouvriers contre les actionnair­es, un truc relativeme­nt binaire. Et puis on s’est mis à dire: ‘Les choses sont plus complexes, c’est une pensée archaïque.’ Mais les gens ont continué à penser de manière binaire: quand ça ne va pas dans ta vie, tu cherches une cause. Si ce n’est plus les riches contre les pauvres, ça va être les salariés du privé contre ceux du public, les smicards contre les rmistes, les jeunes contre les vieux, et évidemment les Français contre les immigrés. Donc je considère que mon rôle est de dire que le conflit majeur, ça reste les riches contre les pauvres. Et de reconstrui­re autour de ça. Ça a été le coeur idéologiqu­e de ma campagne pour les législativ­es.

Et c’est ce qui a marché? Oui, si j’ai été élu, c’est surtout parce qu’on a réussi à faire ça. Tu te retrouves chez Whirlpool, fermeture de l’usine. Moi, j’ai mes tracts. Les tracts, c’est juste un moyen d’engager un dialogue: tu donnes un papier, on te répond un truc. Et parfois, on te répond quelque chose sur les réfugiés, sur les assistés. Bon, tu moulines dans ta tête et tu reviens avec un autre tract. Tu dis: ‘Attendez les gars, est-ce que vous connaissez Jeff Fettig?’ On te répond: ‘Non, c’est qui? –Eh bien, c’est votre patron, c’est le PDG de Whirlpool. Est-ce que vous avez déjà vu sa maison? Voilà la gueule de votre patron, et voilà sa maison.’

Donc la stratégie, c’est de le placer lui comme

cible? Oui! ‘Est-ce que vous avez déjà vu sa baraque? La voilà: il y a une dizaine de salles de bains, un terrain de tennis, une piscine intérieure, un accès direct à la plage, il y a deux hôtels immenses, c’est un château moderne, avec deux ailes.’ Si en sortant de l’usine, ils voyaient cette baraque-là en face, est-ce qu’ils se diraient que le problème, ce sont les assistés et les réfugiés? Eh bien, non. Le problème, ça serait le mec qui se gave.

C’était le cas avant, au xixe siècle et même

pendant une bonne partie du xxe siècle. Oui, justement. Nous, on a cette histoire-là avec Saint Frères (une grande entreprise de textile, liquidée en 2000 après avoir été vendue à Bernard Arnault, ndlr) dans le Val de Nièvre, où il y avait les châteaux de la famille Saint. Les gens terminaien­t les manifs devant les châteaux et certains ont brûlé. Je n’appelle pas à l’incendie. Mais la colère, elle se canalise très clairement quand il y a une cible. Le problème, c’est qu’il y a 6 372 kilomètres –j’avais vérifié sur Mappy– entre l’usine Whirlpool d’amiens et le siège de la société, qui fait que tout devient invisible pour les gens. Et ce qui reste visible, ce sont les réfugiés à la télé et les assistés qui sont à côté de chez eux. Mon rôle, c’est de reposer le truc riches-pauvres comme conflit central dans la société.

Mais à quel moment on est riche ou pauvre? Les personnes appartenan­t à la classe moyenne intellectu­elle, celles que l’on appelle parfois les

‘bobos’, elles sont riches ou pauvres? Lénine disait –en fait, il paraît que ce n’est pas vraiment lui qui a dit ça, mais peu importe– qu’une situation prérévolut­ionnaire éclate lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus et ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas. Donc il y a un enjeu important à ne pas abandonner la classe moyenne intellectu­elle. La question est de savoir comment on montre qu’il y a un intérêt commun. Ce qui est avéré, c’est que la mondialisa­tion a fait l’effet d’un fil à couper le beurre à l’intérieur de ces deux classes: d’un côté, on a des ouvriers dont le taux de chômage a été multiplié par quatre, avec de l’intérim en permanence, de grosses incertitud­es sur l’avenir, des revenus plutôt en baisse ; de l’autre, la classe intermédia­ire qui ne s’en est pas trop mal sortie, grosso modo, jusqu’à maintenant.

Et maintenant c’est fini, d’après vous? Oui. À ce propos, je prends l’image de la légende romaine des Horaces et des Curiaces. Je m’en suis servi récemment pour expliquer la mondialisa­tion à mes enfants, quand on est allés au Louvre. Rome et Alba sont en conflit, et à un moment, ils se disent: ‘On ne va pas se bagarrer encore, on va choisir les trois meilleurs de chez nous contre les trois meilleurs de chez vous et ils vont s’affronter pour la victoire.’ Ce qui n’était quand même pas bête, quoi. Donc les six se retrouvent frontaleme­nt et paf! il y a deux Horaces qui meurent. Ils se retrouvent à trois face à un Horace. Le mec, il est cuit. Mais il décide de courir. Les autres courent aussi, mais pas tous à la même vitesse. L’horace est rejoint par celui qui court le plus vite

“Macron, c’est la banque Rothschild, je n’en démords pas. J’avais sorti un chèque à L’émission politique pour lui demander combien il allait donner au CAC 40. Bah maintenant, il peut le remplir, c’est clair”

et il le tue. Il recommence à courir et il se retrouve à nouveau à un contre un et il tue le deuxième. Et puis pareil avec le troisième. La mondialisa­tion, c’est pareil, elle a fonctionné par vagues successive­s: il y a eu les travailleu­rs du textile d’abord, ceux de la métallurgi­e ensuite, et maintenant les fonctionna­ires. Mais si tout ça avait eu lieu en même temps… Là, ces derniers mois, il y a eu la loi travail, et maintenant il y a le rail. Et donc on perd. Voilà pourquoi maintenant, il faut montrer qu’il y a un intérêt commun. C’est ça que vous voulez faire le 5 mai: profiter du climat de protestati­on à la SNCF et dans les université­s pour agréger les luttes, après l’échec des manifestat­ions contre la loi travail? Ce n’est pas sûr que ça marche. Moi, de toute façon, j’avance toujours avec d’immenses doutes. Je n’ai jamais pensé que j’arriverais à piéger Bernard Arnault, qu’on arriverait à faire un blockbuste­r avec Merci patron!, je n’ai jamais pensé que j’arriverais à être élu député. Mais il faut le faire quand même. Quand Jacques Chancel, au lancement de Libération, demandait à Sartre: ‘Mais est-ce que ça va marcher?’, il répondait: ‘Je n’en sais rien, il faut d’abord le faire.’ Et après, tu vois si ça marche. Je ne crois pas que les cheminots puissent être un catalyseur. Mais quand tu lis le projet de loi ferroviair­e, t’as 95 fois le mot ‘concurrenc­e’, zéro fois les mots ‘diversité’, ‘réchauffem­ent’, ‘climat’. Il y a un économisme étroit, borné. Et je regarde ce qui se passe dans le monde étudiant: c’est la même chose. Le désir de trier, de sélectionn­er, de rendre productif le plus vite possible, en éliminant ce droit à l’errance au début de l’existence. Chez les salariés, c’est l’injonction permanente à s’adapter aux besoins de l’entreprise. Et là, on voit qu’il y a un truc commun. Que je formule comme ceci: le ciel bas et lourd de la finance pèse sur nous. On se sent rétrécis. On aspire à davantage. C’est assez flou, je l’entends. Mais je pense qu’il y a une espèce d’élan vital partagé, qu’on se sent cadenassés, qu’il y a un truc qui demande à être libéré.

Le problème, c’est que c’est effectivem­ent

assez flou… Évidemment, moi, je suis pour sortir de 1983, qui est le renoncemen­t de la gauche à une autre politique. C’est Jospin qui, à l’époque, déclarait: ‘Nous ouvrons une parenthèse libérale.’ Le problème, c’est qu’on est encore coincés dedans. On a eu des signes qui laissaient penser qu’elle se refermait, que le libre-échange n’avait plus le vent en poupe. Lors du non au référendum sur la Constituti­on européenne de 2005, dans les urnes, les gens ont dit qu’ils ne voulaient plus de cette Europe-là. On sait aujourd’hui qu’ils seraient 65 % à répondre la même chose. C’est un paquebot qui continue dans la même direction alors que le peuple ne veut pas. Et puis la crise de 2008 portait cela aussi, la dénonciati­on de l’hypertroph­ie de la finance. Aujourd’hui, c’est démoralisa­nt parce qu’on avait le sentiment d’arriver au bout du bout et Macron est venu, avec efficacité, proposer un nouveau visage, jeune, enthousias­mant, à ce qui est une vieille politique, pour l’essentiel. Sa nouveauté étant de la pousser plus loin, avec plus de ferveur et avec plus de franchise. Mais combien de fois vont-ils réussir comme ça? C’est Le Guépard, tout changer pour que rien ne change… Au sujet de Macron, justement, vous avez publié une tribune très dure dans Le Monde avant le second tour de la présidenti­elle, dans laquelle vous répétiez qu’il était ‘haï, haï’. Vous prônez le rapprochem­ent des ouvriers avec la classe moyenne intellectu­elle, mais celle-ci a en partie voté pour lui… Ce genre de tribune, ça ne fait rien pour rassembler… D’abord, ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux dans mon existence. Sur le plan littéraire, il y a un côté un peu répétitif dans cette lettre ouverte… (rires)

Pourquoi l’avoir fait alors? Parce qu’on vous avait reproché d’avoir appelé à voter Macron? Ouais! Je n’ai pas appelé à voter Macron, sûrement pas.

Vous avez dit que vous alliez voter Macron.

Ouais, et ça fait une grosse différence. Quand j’entends sur France Inter, à 18h: ‘François Ruffin appelle à voter Macron’, je me dis: ‘Putain, c’est pas possible.’ Non, jamais! Macron, c’est la banque Rothschild, je n’en démords pas. J’avais sorti un chèque à L’émission politique pour lui demander combien il allait donner au CAC 40. Bah maintenant, il peut le remplir, c’est clair.

Vous avez l’impression d’avoir trahi les ouvriers

en disant que vous alliez voter pour lui? J’ai pas trop envie de revenir sur ce truc mais le lieu où je dis ça, c’est le parking de Whirpool où je sais qu’autour de moi, il y a plein de gens qui vont…

Voter FN? Ouais, c’est évident. Le matin même, Marine Le Pen s’était fait acclamer là-bas. Moi, j’essaye d’agir avec un certain courage, pas toujours, mais j’essaye. À ce moment-là, sur le parking, ma parole n’est pas conformist­e. Mais ensuite, elle est reprise dans les médias pour aller dans le sens dominant. Je n’ai pas envie de souffler avec le vent et qu’on me récupère de cette manière. Donc résultat, dans les médias, je fais un contre-truc, bah oui!

Macron, humainemen­t, au-delà des idées, vous en pensez quoi? Vous venez tous les deux d’amiens, vous vous êtes rencontrés à plusieurs

reprises pendant la campagne… Le seul truc que je reconnais à Macron, c’est qu’il a du panache. Le mec part tout seul en campagne électorale, il monte sa boutique en six mois, il arrache l’élysée en outsider et après il déroule, il écrase tout le monde comme un rouleau compresseu­r. Oui! Il y a une forme de panache là-dedans. Ça m’emmerde mais il faut le dire. En revanche, tout le reste, non, hein! François Ruffin le journalist­e a toujours plaidé pour la création d’une télé de gauche. Aujourd’hui, il y a Le Média, mais on vous a peu vu dessus, même pas du tout… Bon, je ne vais pas répondre… Je pense qu’on a toujours besoin d’une télé de gauche, mais bon. Sur les médias, ce qui est intéressan­t en revanche, c’est que je suis passé de producteur, critique, à objet médiatique. C’est ça, le vrai choc médiatique pour moi. J’ai une scène comme ça en tête: je suis dans l’hémicycle et je viens faire une interventi­on très dure sur Macron et le pantouflag­e, en disant qu’il a été pris chez Rothschild parce qu’il est venu avec son carnet d’adresses de la commission Attali, et boum! je me fais descendre par les députés En marche!, mais aussi par les Républicai­ns –’Vraiment, c’est scandaleux, Monsieur Ruffin.’ Et t’es tout seul, hein, t’as un peu honte, tu recules sur ton siège… Et puis j’y retourne, je remets la deuxième cartouche. Je dis: ‘Est-ce que vous trouvez normal qu’il ait réglé chez Rothschild le dossier des titres de presse Lagardère, qu’il se retrouve à l’élysée à gérer le problème Airbus-lagardère et que la presse Lagardère ait fait des tas de papiers pour lui lors de la dernière campagne présidenti­elle?’ C’est un moment vachement crispant. Tu te dis que ça va peut-être être repris dans la presse. Je sors de là et c’est quoi le truc qui circule partout? Que je n’ai pas mis ma chemise dans mon pantalon! Je vous jure! Tout le buzz, c’est ça. Là, tu te dis qu’heureuseme­nt qu’il y a Facebook! Je sais bien que c’est un peu le bazar en ce moment mais parfois, heureuseme­nt qu’il y a un point de contact direct entre toi et les gens!

Pour revenir au 5 mai et à vos doutes: et si personne ne descend dans la rue ce jourlà? On se demandera si on avait pris la bonne décision! Moi, je vis avec mes doutes et en énonçant mes doutes, ce qui peut être troublant pour les récepteurs en face! Ouais! Mais ça participe, je pense, d’une forme de confiance que les gens peuvent te faire, de ne pas arriver genre: ‘Tu vois, on a trouvé la solution, on est les plus forts.’ Vous ne craignez pas d’être instrument­alisé par la France insoumise, qui voulait organiser depuis longtemps une grande marche mais qui se dit que, peut-être, François Ruffin est plus rassembleu­r? L’enjeu est d’offrir un réceptacle au désir d’autre chose. Je l’ai dit à Jean-luc Mélenchon: ce n’est pas la manifestat­ion de la France insoumise ni celle du cartel des gauches. C’est un pari. Moi, je dis juste qu’on va essayer de mettre l’énergie pour que ça marche. À l’inverse de Nuit debout, où j’ai regretté que ça ne tende pas la main au mouvement syndical en raison d’une espèce de méfiance permanente. C’était très ‘citoyennis­te’. C’est bien, mais tu discutes beaucoup et tu te demandes où ça va. Mais je me dis aussi que, au moins, lors de ce printemps-là, il s’est passé quelque chose. Je veux dire qu’on est aussi là pour ne pas s’emmerder! En 1968, il y a eu cet édito, ‘La France s’ennuie’ (de Pierre Vianssonpo­nté dans Le Monde, le 15 mars 1968). Alors oui, j’espère que ce printemps, il va se passer quelque chose. Je ne dis pas que ce sera le Grand Soir, mais j’espère qu’on vivra quelque chose ensemble, quoi. Est-ce que je suis le seul dans ce désir-là, le seul habité par ça? Non? J’espère… Et je viens aussi, sans doute, me sauver à travers ce mouvement. Du crétinisme parlementa­ire, notamment. Dans le texte sur le secret des affaires, j’ai passé beaucoup de temps à essayer de faire changer un ‘y compris’ par un ‘ou’. Et sans y arriver, en plus. Là, c’est le risque d’enfermemen­t. C’est aussi ce que vous aviez dit dans un édito de Fakir pour expliquer votre candidatur­e aux législativ­es. Que c’était aussi une manière de trouver un sens à votre vie après Merci patron! Bah oui! Si tu te lances dans des trucs comme ça, il faut que ce soit la rencontre entre un désir personnel et un désir collectif. On ne fait rien sans désir.

Vous parliez d’échapper à la mélancolie. Ouais, à fond. Moi, je sais que toute cette activité me sauve. Tous les jours, t’as des raisons d’être découragé, déprimé. Je ne sais pas vous, mais moi… Je pense que Fakir m’a sauvé d’une dépression longue durée. J’avais un bon fond noir. Le fait de lancer ce journal, de rencontrer des gens, ce sont les autres qui sauvent, vraiment. Me lancer dans ce bordel du 5 mai, ça me sauve aussi de l’hémicycle.

Il reste encore quatre ans d’hémicycle…

Pas grave, je m’inventerai un bordel par an pour m’échapper! Je ne m’imagine franchemen­t pas renoncer.

“Je pense que Fakir m’a sauvé d’une dépression. J’avais un bon fond noir. Ce sont les autres qui sauvent. Me lancer dans ce bordel du 5 mai, ça me sauve aussi de l’hémicycle”

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 ??  ?? À Amiens dans sa permanence avec Brigitte Venet (collaborat­rice parlementa­ire), Vincent Bernardet (collaborat­eur parlementa­ire) et Marie-laure Gardaz (de dos, stagiaire).
À Amiens dans sa permanence avec Brigitte Venet (collaborat­rice parlementa­ire), Vincent Bernardet (collaborat­eur parlementa­ire) et Marie-laure Gardaz (de dos, stagiaire).
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 ??  ?? À Amiens, avec les cheminots en grève.
À Amiens, avec les cheminots en grève.
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