Society (France)

Viols de nuit

Chaque année, plusieurs dizaines de femmes se font agresser sexuelleme­nt lors d’un voyage en avion. Un phénomène qui a longtemps semblé tabou. Jusqu’à ce que, dans la foulée du mouvement #Metoo, des victimes se mettent à parler.

- PAR WILLIAM THORP / ILLUSTRATI­ON: IRIS HATZFELD POUR SOCIETY

Chaque année, plusieurs dizaines de femmes se font agresser sexuelleme­nt lors d’un voyage en avion. Pourtant, rien ne change.

Elle commence par amorcer une blague, tente ensuite de faire dévier la conversati­on, se sert une nouvelle tasse de thé puis, comme arrivée au bout du chemin, souffle: “Bon…” Les deux bras accoudés sur ses genoux, Sophie* défile finalement son histoire d’une traite. Celle d’une femme qui s’était offert des vacances aux Seychelles avec ses deux enfants, qui avait embarqué dans l’avion la tête déjà aux plages de sable fin mais qui fut brutalemen­t ramenée sur terre. Sophie avait réussi à avoir trois sièges en classe économique dans une rangée de quatre au milieu. Ses enfants, de 6 et 12 ans, étaient à sa gauche, le siège à sa droite était libre. C’était dans les années 2000. Un vol de nuit. Ils avaient pris leur repas puis, la cabine plongée dans le noir, chacun avait sombré dans le sommeil. Sa fille s’était allongée sur son frère, qui s’était allongé sur les genoux de sa mère, qui était restée assise pour maintenir la constructi­on. “Je me disais que j’avais le sens du sacrifice, rit-elle aujourd’hui, installée dans son canapé d’une maison de banlieue parisienne. Puis comme tout le monde, je me suis endormie.”

Au milieu de la nuit, Sophie sent une présence sur le siège à côté d’elle. “Je n’y ai pas fait plus attention que ça. Parfois, la nuit, des gens changent de place à cause du bruit ou d’un siège cassé. J’ai senti une main sur ma jambe. Je pensais que c’était celle de mon fils, jusqu’au moment où j’ai compris qu’il y avait quelque chose d’anormal. La main n’allait pas là où serait allée celle de mon enfant.” Elle tire brusquemen­t la couverture, effrayée, “comme si [elle] avai[t] une souris qui courait sur [elle]”, et repousse celle de l’homme. Elle n’a le temps de crier qu’une fois “Qui êtes vous?!” avant que ce dernier ne déguerpiss­e dans l’ombre de la cabine. “Je n’ai pas vu son visage. Je voulais me lever, mais je ne pouvais pas laisser mes enfants seuls et inquiets.” Sophie reste assise à ruminer. “Tu as le regard fixe et tu te dis que ce n’est pas possible de faire ça. Tu te dis: ‘Espèce de petit enculé.’ Et que même à 10 000 mètres d’altitude, une femme n’a pas intérêt à être seule.”

Car l’affaire n’est pas isolée. En 2015, lors d’un vol Dubaï-new York, après une longue sieste facilitée par un Xanax, une femme s’est réveillée avec sa poitrine, ses cuisses et son entrejambe recouverts d’une crème Nivea qu’elle avait laissée dans son sac. Son voisin de siège avait profité de son sommeil profond pour abuser d’elle sexuelleme­nt. En décembre dernier, une autre femme s’est fait agresser lors des 45 minutes d’un vol Newark-buffalo. L’homme assis à côté d’elle, ivre, lui a caressé la cuisse à trois reprises avant qu’elle ne réussisse à courir au fond de l’avion. L’homme s’en est alors pris à une autre passagère. La même année, Randi Zuckerberg, soeur du fondateur de Facebook, s’est fait harceler verbalemen­t lors d’un vol Alaska Airlines. Aux Étatsunis, le FBI a comptabili­sé 63 enquêtes pour agression sexuelle lors de vols en 2017, contre 57 en 2016, 40 en 2015 et 38 en 2014. Une augmentati­on de 66% en trois ans, donc. En France, impossible d’obtenir un chiffre: les différents syndicats contactés, membres d’équipage et compagnies aériennes restent muets face à ces questions, tandis que la police aux frontières, elle, “ne [veut] pas s’exprimer sur le sujet”. De telle sorte qu’il faut s’en tenir aux études américaine­s. L’associatio­n of Flight Attendants-cwa, un syndicat qui représente 50 000 agents de bord de 20 compagnies aériennes différente­s, a ainsi interrogé près de 2 000 membres d’équipage sur ces questions: 20% d’entre eux ont déclaré avoir déjà eu à traiter une affaire d’agression sexuelle d’un(e) passager(e) pendant un vol. Ce qui laisse penser que le phénomène est nettement plus répandu et grave que ce que montrent les données du FBI. Pourquoi cette différence? Tout simplement parce que la plupart des affaires ne sont pas signalées à la police. Souvent par manque de connaissan­ce de la procédure à suivre, les équipages ne préviennen­t pas les forces de l’ordre sur le tarmac. Les cas de flagrant délit étant rares –les agressions ont lieu généraleme­nt la nuit, dans le noir, pendant que les autres passagers dorment–, les victimes n’osent pas non plus, dans la majeure partie des cas, porter plainte. Sophie a une explicatio­n supplément­aire: “Personne n’avait été témoin de ce qui s’était passé, c’est vrai. Mais j’étais aussi un peu embarrassé­e d’aller raconter ce qui m’était arrivé. On n’a rien fait, on est victime, et pourtant on a honte. On ne veut pas que les gens nous regardent différemme­nt, qu’ils se disent: ‘Ah tiens, elle s’est fait peloter, celle-là. Elle l’a pas un peu aguiché aussi?’ Moi, je voulais juste que l’on continue de me voir comme une mère de famille qui voyageait avec ses deux enfants.”

8 000 Miles de dédommagem­ent

Les douze heures de voyage à bord de l’avion de la KLM Royal Dutch Airlines à destinatio­n d’amsterdam depuis Séoul devaient passer rapidement. Ania, 28 ans, responsabl­e zone d’une boîte qui fait des applicatio­ns mobiles à Bordeaux, avait pris soin de s’épuiser toute la journée pour dormir d’une traite. Deux heures après le décollage, les lumières s’éteignent. Ania a enfilé ses boules Quies, son masque de sommeil et placé son manteau en guise de couverture. Mais, très vite, elle sent une main se glisser sur ses cuisses. “J’enlève mon masque et je vois mon voisin de siège bouger brusquemen­t, se souvientel­le. Je n’étais pas sûre à 100%, j’étais très fatiguée et l’avion remuait un peu, alors je me suis dit que je n’allais pas faire une scène, et que si jamais ça recommença­it, c’est qu’il y avait vraiment un problème.” Dix minutes passent, et il y a “vraiment un problème”. L’homme tente d’enfiler ses doigts dans le jean d’ania. “This is not OK”, lui lâche-t-elle, avant de se lever brusquemen­t pour aller voir une hôtesse de l’air. “Mais l’hôtesse m’a dit deux choses, se souvient-elle: ‘Vous en êtes sûre?’, puis: ‘Est-ce que vous voulez qu’on vous change de place?’ Je me suis énervée. Évidemment que j’en étais sûre et non, ce n’était pas à moi de changer de place, mais à lui!” L’homme est donc déplacé et Ania regagne son siège, pensant que l’on va venir lui donner les informatio­ns sur les procédures à suivre en cas d’agression sexuelle. Mais rien. Elle voit parfois un steward servir un verre à un passager réveillé, mais pas un regard vers elle. Agacée, elle va une nouvelle fois à la rencontre de l’équipage. “Et là, ils me disent que si je veux porter plainte, ce sera à Amsterdam, mais que là, ils ne peuvent rien faire, que l’avion est plein et qu’ils n’ont que deux mains. Je leur ai dit qu’ils avaient un drôle de sens des priorités.” Sara Nelson, présidente de l’associatio­n of Flight Attendants-cwa, l’admet: le personnel de bord réagit rarement comme il le faudrait face à ces scènes de harcèlemen­t. “Nous sommes formés pour gérer une multitude de situations et de comporteme­nts violents, mais pas les agressions sexuelles.” Une hôtesse de l’air d’une compagnie aérienne française confirme: “La seule formation que l’on a sur ce sujet consiste à s’assurer que des enfants voyageant seuls ne sont pas assis à côté d’adultes. Et si l’avion est plein, le siège d’à côté sera occupé par une femme.” À son arrivée sur le tarmac, Ania est directemen­t allée voir la police de l’aéroport. Qui lui a appris que l’équipage de la KLM Royal Dutch Airlines aurait dû prévenir les forces de l’ordre de l’incident avant d’atterrir et lui communique­r le nom du passager. Le coupable a néanmoins été retrouvé et débarqué de son second vol.

“QUAND ÇA T’ARRIVE, TU TE DIS: ‘ESPÈCE DE PETIT ENCULÉ.’ MÊME À 10 000 MÈTRES D’ALTITUDE, UNE FEMME N’A PAS INTÉRÊT À ÊTRE SEULE”

Sa condamnati­on? Faute de témoin: une tape sur les doigts, et un vol raté. Ania, en rentrant, écrira un mail à la compagnie pour se plaindre. “Ils m’ont envoyé une réponse préformaté­e pour s’excuser, puis une deuxième dix semaines plus tard pour m’offrir 8 000 Miles sur mon compte Flying Blue…”

Allison, 43 ans, s’esclaffe. Elle a eu droit à 2 000 Miles de plus sur son compte. Cette fois de la part de Delta Airlines. “Comme si c’était pour un bagage perdu…” À la manière d’une cassette que l’on rembobine, cette Américaine vivant à Seattle raconte une histoire similaire à celles des autres victimes. Celle d’une femme qui prend un long-courrier seule, dans la nuit du 15 au 16 avril 2016, et qui s’endort avant d’être réveillée par une main baladeuse. “Il a posé une fois sa main sur le haut de ma cuisse. Je l’ai repoussée, mais il a recommencé. Quand j’ai voulu anticiper sa troisième tentative, il s’est jeté sur moi et a continué jusqu’à ce que je réussisse à défaire ma ceinture de sécurité et à m’enfuir vers l’arrière de l’avion.” Comme dans l’histoire d’ania, les membres de l’équipage réagissent mal. Ils la changent de place. “Avant de me demander, au moment de l’atterrissa­ge, de revenir à mon siège à côté de l’homme, puisque le passager auquel on avait donné ma place voulait sortir plus vite de l’avion. Vous imaginez? J’ai refusé”, soupire-t-elle. L’une des hôtesses lui dit, désabusée: “Il faut prendre sur soi…” À la sortie de l’avion, l’homme disparaît. Mais Allison décide de ne pas en rester là. Elle contacte le FBI et médiatise son affaire dans le Seattle Times et le Washington Post. “J’avais eu beaucoup de mal à trouver la marche à suivre pour porter plainte, qui voir, à qui parler, et je ne voulais pas que les autres victimes baissent les bras face aux difficulté­s”, dit-elle pour expliquer sa démarche. Elle monte ensuite un groupe Facebook, qu’elle nomme “Protect airline passengers from sexual assault”. En quelques jours, des dizaines et des dizaines de femmes viennent y écrire leur témoignage. “Rien que cette semaine, quatre femmes m’ont raconté leur agression sexuelle durant un vol, dit Allison. J’ai lu un papier paru il y a 20 ans dans le Wall Street Journal qui parlait des comporteme­nts anormaux dans les avions et qui disait qu’il fallait que ça change. Mais personne n’a jamais rien fait. Le mouvement #Metoo a permis de faire évoluer les choses. Aujourd’hui, on nous écoute.” Et maintenant quoi? Aux États-unis, un projet de loi, porté par la sénatrice Patty Murray, exige que les agents de bord soient formés pour répondre aux agressions sexuelles à bord. En Inde, la compagnie Vistara n’attribue plus de place du milieu aux femmes voyageant seules –les sièges près du hublot, ou côté couloir, leur sont attribués automatiqu­ement. Allison a une autre idée: “Un message pendant les consignes de sécurité qui dirait: ‘Nous vous rappelons que telle compagnie a une tolérance zéro contre les agressions sexuelles. Et que, en aucun cas, un comporteme­nt inappropri­é envers un autre passager ou une aute passagère ne sera toléré.’ Vous avez bien un message qui vous rappelle qu’il est interdit de fumer dans l’avion, ce que tout le monde sait, continuet-elle. Alors pourquoi pas un autre qui vous rappelle que • vous ne pouvez pas tripoter une femme impunément?”

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