Frenchy Cannoli
Frenchy Cannoli.
Le roi du chichon est français, cocorico!
C’est une histoire d’entrepreneur à l’américaine: celle d’un Français parti de rien, qui a fait le tour du monde, et qui a fini par réussir en Californie grâce au haschisch. Découvrez
Joseph Wand, la soixantaine, se veut définitif: “C’est ici que tu trouveras le meilleur cannabis du monde.” Joseph est médecin, ne porte pas de blouse mais un t-shirt au gros sigle “Prestodoctor” enfilé par-dessus sa chemise. Assis sur sa chaise, un ordinateur sur les genoux, il pianote en écoutant son patient décrire ses maux de dos et ses troubles du sommeil. Vingt minutes et 70 dollars plus tard, il lui prescrit une crème à l’huile de cannabis et signe la therapeutic cannabis recommendation, faisant officiellement de ce patient un usager médical du cannabis. Puis passe au suivant, dans ce cabinet éphémère installé derrière les grilles d’entrée du Sonoma County Fairgrounds de Santa Rosa, à une heure au nord de San Francisco. Ce parc des expositions de 50 hectares accueille habituellement des courses hippiques, des festivals de musique new age ou encore une compétition de presse de raisins avec les pieds. Mais le 10 décembre dernier, c’est l’emerald Cup, la grand-messe des producteurs de cannabis du Triangle d’émeraude, regroupant trois comtés (Mendocino, Humboldt et Trinity) du nord de la Californie et réputé pour être le centre historique de la production de weed aux Étatsunis, qui occupait les lieux. Dans la zone “Prop 215”, du nom de la loi californienne adoptée en 1996 autorisant la consommation de cannabis pour raisons médicales, c’est l’attroupement. Huit personnes tirent simultanément sur une énorme chicha, à l’évidence bien corsée, conseillées par un homme tout fin, manches de chemise retroussées. “C’est Frenchy, explique Sam Tanner, un visiteur venu de Chico. Ça fait trois ans que je le suis sur Instagram et que je rêve de le rencontrer.”
“J’ai été élevé à Lawrence d’arabie, Marco Polo, Kipling, les territoires inconnus. Tout ça me fascinait”
Sur le réseau social, la bio du compte à 85 000 abonnés de Frenchy renseigne: “Professeur, consultant, auteur et hashishin officiel de Aficionado”. Aficionado est le nom de son producteur de cannabis. Et l’hashishin est au haschisch ce que le vigneron est au raisin.
Devant le stand de Frenchy, les visiteurs font la queue pour goûter sa spécialité, des temple balls de haschisch pur, boules foncées, lisses et grosses comme des calots, à fumer à la pipe à eau. Dans la communauté des smokers américains, Frenchy est en effet réputé pour être le roi du hash’. “L’effervescence que tu vois là, c’est juste parce que je suis français, que j’ai voyagé et qu’on me trouve un peu exotique, tempère-t-il. Le Hash King, tout ça, c’est vraiment too much.” Le parcours de Frenchy a pourtant tout de celui d’une légende. Quand il tire sur son premier joint en 1973, à 17 ans, le Niçois adore tout de suite “ce goût et cette odeur des Mille et une Nuits”. Il énumère: “J’ai été élevé à Lawrence d’arabie, Marco Polo, Kipling, les territoires inconnus. Tout ça me fascinait. D’ailleurs, au bout d’un moment, je me suis dit que je pouvais faire la même chose que Lawrence d’arabie: partir.” À 18 ans, le jeune homme quitte donc le domicile
familial pour apprendre à modeler la résine directement dans les pays producteurs, “dans un délire rebelle, voyageur, hippie ‘big love, lot of sex’”. Afrique du Nord, Grèce, Mexique, Belize, Guatemala et l’asie, “vachement”. Il se rend dans les coins les plus reculés, y apprend les gestes ancestraux des hashishins locaux: séchage, extraction de la résine, presse, fabrication du charas. Il accepte la corne sur les mains et s’assure son stock de fumette chaque année. Pendant 20 ans, sa vie s’organise ainsi: “Huit, neuf mois à la plage et trois ou quatre dans les montagnes pour faire du ‘chichon’.” C’est finalement la paternité –“la daddyhood”, comme il dit– qui lui fait changer de vie. Frenchy, Kimberly, rencontrée en 1980 dans un petit resto au Népal, et leur fille Océane s’installent au Japon, puis en France, et enfin aux États-unis. On est en 1998. Frenchy s’emmerde un peu dans le Web design puis dans la restauration. Une fois Océane devenue jeune adulte et partie de la maison, il sent qu’il a une carte à jouer dans l’industrie naissante du cannabis. Il part étudier à l’oaksterdam University, une fac spécialisée dans le domaine. Il se renseigne sur l’histoire, la science, la chimie. Et il écrit, même si les Américains, qui préfèrent traditionnellement l’herbe au haschisch, le prennent à l’époque pour un “charlot”. “‘Ici, on ne fume pas ça’, qu’ils disaient.” Paradoxalement, cela signifie aussi qu’il y a une niche de marché à prendre. “Je lui ai dit qu’il lui fallait, pour être crédible, s’appuyer sur des références scientifiques, éclaire Kimberly. Tout devait être documenté dans ses écrits, montrer que ce n’était pas juste une émotion.” Le Français s’implique dans la filière, ne fait que du “outdoor bio”, sans pesticides, s’associe avec un producteur, Leo Stone d’aficionado, qui privilégie la qualité à la quantité, et en devient finalement hashishin officiel. Kimberly se marre: “Au début, les gens ne le comprenaient pas trop à cause de son très fort accent. Et comme ils n’arrivaient pas à prononcer son nom, ils sont restés sur ‘Frenchy’. Le premier hash’ qu’il a produit, il le roulait dans des petits cylindres, comme des cannoli, les pâtisseries italiennes. D’où Frenchy Cannoli.” Vite, Frenchy ouvre son savoir à tout le monde. “Open source”, dit Kimberly. De workshops en vidéos sur Instagram en passant par les articles, le Français joue la transparence totale. Et assure ainsi sa notoriété. En ce moment, il transmet ses connaissances à Laurabelle, sa jeune apprentie d’une vingtaine d’années. “Comme sur le modèle japonais des maîtres et élèves, elle vit chez nous, partage notre vie depuis deux ans maintenant.” Le duo améliore constamment la qualité de leur haschisch et conçoit avec Leo, le frère de Laurabelle, de nouvelles variétés. Kimberly s’occupe quant à elle d’approvisionner le binôme en données légales et gère l’administratif.
Depuis que la Californie a autorisé, le 1er janvier dernier, la consommation de cannabis à usage récréatif, le marché a encore changé, avec l’arrivée de grosses sociétés prêtes à se lancer dans la monoculture de masse, lourde en pesticides. Dangereux pour les petits fermiers et, à la fois, peut-être, une nouvelle opportunité. “Le Triangle d’émeraude et le cannabis se retrouvent comme Bordeaux et son vin à la fin du siècle, analyse Frenchy. Ils avaient alors décidé d’arrêter la production de masse pour devenir un marché de qualité, avec des AOC, en définissant des terroirs. Deux cents ans plus tard, le Bordeaux est la référence du vin. Le Triangle d’émeraude devrait emprunter cette voie-là.” Frenchy a aussi l’intuition que le bon hashisch peut se bonifier avec le temps, comme un vin de garde. Ses temple balls sont actuellement en test de vieillissement dans un laboratoire californien. “Il va falloir attendre dix ans pour savoir”, sourit, impatiente, Laurabelle. Frenchy pourra alors mesurer le chemin parcouru depuis son premier joint niçois: “Si je peux prouver que le hash’ vieillit bien, mon nom restera à jamais dans l’histoire des hashishins.” Ce qui n’est pas rien.