Daphne Caruana Galizia
Après le meurtre d’une journaliste maltaise qui enquêtait sur la corruption au plus haut niveau du pays, un collectif de journalistes reprend le flambeau.
Comment, grâce au concours des meilleurs journalistes d’investigation européens, le meurtre sur fond de corruption d’une journaliste à Malte pourrait bien finir par revenir dans la figure de ses commanditaires. Et peut-être même jusqu’au sommet du plus petit État de l’union européenne.
Alfred Degiorgio répond au surnom de “ilfulu”, “la Fève”. George, son frère, à celui de “ic-ciniz”, “le Chinois”. Ces deux malfrats de petit calibre, déjà connus des services de police maltais, auraient, dans la nuit du 15 au 16 octobre 2017, et selon les forces de l’ordre de l’île, commis un crime qui n’a pas fini de faire tanguer Malte. Et qui pourrait bien entraîner dans son sillage des magnats russes, chinois, iraniens ou kazakhs, tout un système de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale, mais aussi plusieurs huiles du gouvernement local, et ce jusqu’au Premier ministre. Les pessimistes diront le contraire: le crime attribué aux deux frères, âgés d’une cinquantaine d’années, aidés ce soir-là par Vincent Muscat, ou “il-kohhu” (surnom sans aucun sens), n’aura aucune répercussion durable. L’union européenne ne peut rien faire, diront-ils. Et puis, impossible de changer la société maltaise. Trop traditionnelle. Trop insulaire. Retranchée sur elle-même, dans des hameaux comme celui de Bidnija, où résident 350 âmes, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de La Valette, la capitale. C’est précisément depuis Bidnija que, à 1h41, le 16 octobre 2017, ce que l’un des inspecteurs en charge de l’enquête appelle un “dispositif divin” commence à émettre un signal depuis une Peugeot 108 gris foncé. Malgré ce surnom flatteur, ce dispositif de déclenchement à distance consiste en la soudure d’une carte SIM générique sur un circuit imprimé semblable à ceux des télécommandes. Quelqu’un l’a disposé sous la 108. Selon la police, la Fève se situe alors à quelques centaines de mètres du véhicule, en planque sur la ligne de crête qui surplombe le hameau. Pendant ce tempslà, deux téléphones émettent depuis Grand Harbour –le port de La Valette–, à l’endroit où des caméras de surveillance capturent des images du Maya, un bateau appartenant au Chinois. Les frères Degiorgio restent en poste une bonne partie de la nuit, et toute la matinée suivante. À 14h55, le Maya stationne sur une étendue d’eau située en contrebas du Siège Bell, le mémorial de la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment-là qu’une certaine Daphne Caruana Galizia s’enfonce à la hâte dans la Peugeot 108. Trois minutes plus tard, deux appels provenant de Bidnija sont passés sur les portables du bateau. Dans la foulée, un SMS part du Maya dans le sens inverse, à l’attention cette fois du “dispositif divin”. À ce moment-là, à quelques dizaines de mètres du véhicule, les vitres de la propriété des Caruana Galizia tremblent. Matthew, le fils, se rue à l’extérieur. S’il ne voit pas encore la voiture, il entend le klaxon qui bourdonne sans discontinuer. Puis, au loin, il aperçoit un cratère sur la route, des arbres enflammés, des bouts de plastique, des éclats de verre, des morceaux de chair. Une fois à proximité du véhicule, il scanne les environs et voit une jambe, celle de sa mère. “Je me souviens d’avoir pensé: ‘OK... Il y a une jambe par terre, des organes là-bas, évidemment que personne n’a pu survivre à ça, laisse tomber’”, a-t-il par la suite expliqué. À 15h30, le Chinois envoie un message de son téléphone personnel à sa compagne: “Achète-moi du vin, mon amour.”
Si Daphne Caruana Galizia était pressée quelques minutes avant son assassinat, c’est qu’elle était en retard pour un rendez-vous à la banque. Depuis plusieurs semaines, ses comptes étaient gelés à la suite d’une nouvelle poursuite en justice, sa 47e, cette fois pour diffamation. Depuis dix ans, Daphne Caruana Galizia publiait des enquêtes journalistiques sur son blog, Running Commentary (“Commentaire continu”). Le titre du tout premier article de la plateforme donnait le ton: “Tolérance zéro pour la corruption”. Avec le temps, Daphne, décrite par ses admirateurs comme une sorte de “Wikileaks à elle toute seule”, s’était mise à dos une bonne partie de la haute société maltaise. Le Premier ministre, son directeur de cabinet, le ministre de l’économie, celui du Tourisme, une banque véreuse, l’ancien vice-gouverneur de la Banque centrale maltaise, ainsi que plusieurs entreprises de BTP: tous ont déposé une ou plusieurs plaintes contre la journaliste. Pourtant, “les gens l’adoraient, comme ils adorent une chanteuse populaire”, explique un confrère. Sa vie avait pris un nouveau tournant en 2016 avec sa participation au volet maltais de l’enquête des Panama Papers, où elle avait
révélé un scandale financier impliquant la femme du Premier ministre, Joseph Muscat, et deux de ses plus proches alliés politiques. Une situation encore aggravée en février 2017 par la publication sur Running Commentary d’un article affirmant que le ministre de l’économie, Christian Cardona, aurait fréquenté un bordel lors d’un déplacement en Allemagne. Depuis, elle subissait une intense campagne de dénigrement et de harcèlement de la part du Parti travailliste au pouvoir. “Ils ont fait de moi une sorte de bouc émissaire national”, expliquait-elle, dix jours avant sa mort, à un enquêteur du Conseil de l’europe qui prépare un rapport sur les menaces contre les journalistes. Quelques jours avant son exécution, la journaliste envoyait le message suivant à sa consoeur Caroline Muscat (sans lien de parenté avec le Premier ministre): “J’ai l’impression que le temps m’est compté. Il y a tellement de choses que je n’ai pas encore pu mener à bien.” La conclusion de son ultime post sur Running Commentary? “Il y a des escrocs partout, désormais. La situation est sans espoir.” Le jour du drame, comme l’explique un proche, “les gens n’arrivaient pas à y croire”. Il poursuit, dans un rire jaune et ironique: “Et vous savez où ils se sont dirigés pour vérifier si l’information était vraie? Sur Running Commentary...”
Snowden, Assange et la recherche de la vérité
L’assassinat de l’une des rares voix indépendantes du plus petit pays de l’union européenne –si ses sympathies politiques allaient vers les conservateurs du Parti nationaliste, de centre droit, elle ne s’est jamais privée d’enquêter sur ses membres– a provoqué une vague d’émotion sur tout le continent. Le Parlement européen a observé une minute de silence. Le pape François a envoyé une lettre de condoléances à la famille. Quant au fondateur de Wikileaks, Julian Assange, il a annoncé une récompense de 20 000 euros pour quiconque fournirait des “informations menant à l’arrestation des assassins de Daphne Caruana Galizia”. D’autres réactions, privées celle-là, sont vite parvenues aux proches de la journaliste. Le jour même, le journaliste allemand Bastian Obermayer, connu pour être l’homme à l’origine des Panama Papers, envoie un message à Matthew: “Je lui ai dit quelque chose comme: ‘Je suis désolé de ce qui vient de se produire. C’est la merde. Si on peut faire quoi que ce soit, fais-le nous savoir.’”. Les deux hommes se connaissent depuis 2012 et leur travail sur les Offshore Leaks. Car Matthew Caruana Galizia, 32 ans, a suivi les pas de sa mère: il travaille pour L’ICIJ (le Consortium international des journalistes d’investigation) en tant qu’enquêteur et développeur web. Quelques minutes plus tard, il répond: “La seule chose que je veux faire, c’est expliquer aux gens ce qui s’est passé et leur montrer l’état dans lequel Malte est rendu.” Un second message déterminant arrive le lendemain, de la part du journaliste de Premières Lignes Laurent Richard, cocréateur du magazine de France 2 Cash Investigation. “À une époque, avec Premières Lignes, on sous-louait des locaux à L’ICIJ, remet celui-ci. Du coup, je connaissais un peu Matthew.” Le Français lui fait une offre qu’il accepte d’emblée: “Je lui ai proposé de continuer les enquêtes de sa mère, en reprenant l’esprit collaboratif des enquêtes de L’ICIJ.”
Ces coups de fil parachèvent près de deux ans de travail pour Laurent Richard et, dans une moindre mesure, Bastian Obermayer. Une réflexion entamée dans la foulée de l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015. Les bureaux de Premières Lignes, dans le XIE arrondissement parisien, se situent à quelques pas de ceux occupés alors par l’hebdomadaire satirique. Laurent Richard est le premier à entrer dans Charlie après l’attentat, aux côtés de Patrick Pelloux. “Je suis allé plusieurs fois en Irak, j’ai vu des trucs durs en tournage, mais c’était toujours loin, dans une mission, avec un périmètre. Là, le fait que ça arrive dans mon environnement parisien, que ce soit des gens que je connaissais un peu, qui faisaient le même métier que moi, ça m’a traumatisé, expliquet-il. Ces attentats m’ont déterminé, moi, personnellement, dans ma vie, à faire quelque chose.” Le journaliste se souvient des cas de ses confrères Khadija Ismayilova, militante anticorruption emprisonnée pour des raisons politiques, et Don Bolles, tué dans l’exercice de sa fonction parce qu’il enquêtait sur la mafia aux États-unis, et dont les enquêtes ont été reprises collectivement. “Quel intérêt de tuer le messager si l’on ne peut pas tuer le message?” résume Richard. Cette idée deviendra centrale dans sa réflexion. Mais comment faire? Avec quels moyens? Quelles équipes? Quelle méthode? Le journaliste pose sa candidature à des bourses d’universités américaines destinées aux journalistes porteurs de projets. Grâce à la bourse de la Knight-wallace Fellowship, Laurent Richard intègre pendant huit mois, à partir de septembre 2016, l’université du Michigan, comme Gerard Ryle, le fondateur de L’ICIJ, dix ans avant lui. Un autre journaliste marqué par une expérience capitale fait partie des boursiers de la promotion 2017: Bastian Obermayer. L’allemand sort d’une année entière “à faire des journées de travail de 20 heures” pour éplucher les treize millions de documents mieux connus aujourd’hui sous le nom de Panama Papers. C’est lui qui a, le premier, reçu le dossier de 2,6 téraoctets de données envoyé par un lanceur d’alerte toujours anonyme. C’est aussi lui qui a décidé de donner une dimension collaborative et internationale à son enquête. Soit une démarche similaire à celle de Laurent Richard.
Aux États-unis, les deux hommes se rapprochent. “Laurent me disait: ‘Allez, on le fait ensemble’, et je lui répondais: ‘Mais non, c’est ton projet’, se souvient-il. Pourtant, j’avais ce sentiment au fond de moi, un sentiment rare, d’être confronté à une idée simple, évidente et parfaite. Alors un jour, début 2017, je lui ai finalement dit, le sourire en coin: ‘Si tu me redemandes encore une fois, je te dirai certainement oui.’” En février 2017, le directeur du département de cryptographie de l’université, un certain Alex Halderman, homme dont le principal fait d’armes est d’avoir hacké les machines électorales lors de l’élection américaine de 2000, arrive avec une drôle de missive: un mystérieux inconnu a entendu parler du projet des deux journalistes et aimerait discuter avec eux. “On arrive avec Bastian dans un bureau avec un énorme écran plasma, remet Laurent Richard. Et là, on voit Edward Snowden en vidéoconférence qui propose de nous aider!” Ils discuteront deux fois deux heures avec le lanceur d’alerte, qui leur expliquera notamment comment paramétrer le logiciel Securedrop, une plateforme créée pour sécuriser la communication entre journalistes et lanceurs d’alerte basée sur Tor, et utile notamment pour déposer des documents sensibles en lieu sûr. Fin mai, les deux hommes ont défini les contours du projet. Il s’appellera “Forbidden Stories” et sera doté d’une mission: “Keep the stories alive”, “garder les histoires en vie”. En somme, il s’agit de continuer les enquêtes des journalistes que l’on empêche de travailler, mais aussi de mettre à l’abri les informations sensibles des reporters menacés. “Pour que, dès lors que vous coupez une tête, 30 autres repoussent instantanément”, image Richard. Au mois de septembre, ils ont également trouvé leurs fonds, débloqués par Pierre Omidyar, le milliardaire américain fondateur d’ebay et croisé du journalisme d’investigation (il finance déjà The Intercept, le site de Glenn Greenwald, qui a aidé Edward Snowden). Montant du don: 212 000 euros. Un premier “coup” intervient dès novembre, avec la publication par Forbidden Stories de deux vidéos de journalistes mexicains assassinés par le cartel de Sinaloa. Une histoire qui permet à Laurent Richard de préciser la philosophie du projet: “Il n’y a plus d’histoire purement locale, il n’y a que des histoires globales. Par exemple, le cartel de Sinaloa fournit 85% de la cocaïne de Chicago, mais exporte aussi dans 56 pays, dont la France et l’allemagne. Javier Valdez et Cecilio Pineda travaillaient donc sur des sujets qui nous concernent tous.”
À l’époque, le consortium avance déjà, en parallèle et en secret, sur les enquêtes de la journaliste maltaise. Le Monde, le New York Times, l’agence Reuters, le Guardian, France 2 et la Süddeutsche Zeitung de Bastian Obermayer, entre autres, font partie des 18 rédactions à rejoindre l’initiative. “Pour les Panama Papers, on était sûrs que tout le monde voudrait nous rejoindre, vu qu’on avait déjà les documents, dit Obermayer. Là, c’était le contraire. On a dit aux rédactions: ‘On n’a rien, mais on est sûrs qu’il y a plein d’histoires. Vous nous aidez à aller les déterrer?’ Et toutes ont accepté.” En tout, 45 journalistes travaillent discrètement sur le “Daphne Project”, payés par leur rédaction et coordonnés par les deux employés de Forbidden Stories, Jules Giraudat et Rémi Labed, Richard travaillant toujours pour Premières Lignes. Un autre consortium de journalistes, L’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), spécialisé dans les enquêtes sur le crime organisé et la corruption, met à la disposition des concernés son accès au logiciel Confluence pour faciliter la mise en commun de leur travail, et l’accès à ses bases de données. Ils mettent en outre en place un véritable “coffrefort immense, avec des clés de chiffrement et deux facteurs d’identification” pour protéger leurs données. Il faudra cinq mois de travail de front sur plusieurs fuseaux horaires, en
“Pour les Panama Papers, on était sûrs que tout le monde voudrait nous rejoindre, vu qu’on avait déjà les documents. Là, c’était le contraire. On a dit aux rédactions: ‘On n’a rien, mais on est sûrs qu’il y a plein d’histoires. Vous nous aidez à aller les déterrer?’ Et toutes ont accepté” Bastian Obermayer, cofondateur de Forbidden Stories
toute discrétion, avec quelques réunions à Paris, Londres ou Malte, mais surtout une salle de rédaction virtuelle animée sur la messagerie cryptée Signal, pour voir le bout de l’enquête. Pas évident de gérer une dizaine de cultures journalistiques parfois éloignées, les impératifs liés aux lois sur la diffamation selon les pays –assez sévères en Angleterre, par exemple– et les techniques de médias si différents que la télévision et la presse écrite. “Mais tout s’est fait dans la bonne humeur, ajoute Richard. Et chacun est arrivé avec un but supérieur en tête: quelqu’un était mort, et il fallait que l’on soit à la hauteur.”
“Pour l’instant, le crime paye”
Lors de la publication du Daphne Project, le 19 avril, l’onde de choc est mondiale. D’abord grâce à la participation d’institutions comme le Guardian, le New York Yimes et Le Monde. Ensuite parce que entre temps, un autre journaliste d’investigation a été assassiné sur le Vieux Continent. Jan Kuciak, Slovaque de 27 ans qui travaillait lui aussi sur des dossiers de corruption, d’évasion fiscale et de crime organisé, est mort le 21 février dernier. Son meurtre a provoqué une vague massive de manifestations et la démission du Premier ministre de la Slovaquie, Robert Fico. Alors que, tuerie de Charlie Hebdo mise à part, aucun journaliste n’avait été tué sur le sol de L’UE depuis 2004, voilà deux assassinats en à peine quatre mois. Harlem Désir, représentant au sein de L’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) sur la liberté de la presse, s’inquiète du “climat qui contribue à menacer la sécurité des journalistes. On pensait que c’était un acquis, mais avec la montée des populismes, la presse est mise en cause”. Surtout, comme le répète Laurent Richard, l’histoire de l’assassinat de Daphne Caruana Galizia montre que cette histoire n’a rien de “purement local”. Ses ramifications s’étendent en Azerbaïdjan, en Russie, en Iran, à Dubaï et en Nouvelle-zélande. Et impactent toute l’europe. Déjà mis en lumière par Daphne Caruana Galizia elle-même dans l’enquête sur les Panama Papers –mais noyé dans la masse des révélations–, le système maltais est devenu le personnage principal du Daphne Project. Petite République insulaire de 450 000 habitants coincée entre la Sicile, la Libye et la Tunisie, Malte a transformé son adhésion à l’union européenne en industrie, parfois en dépit des règles. Il y a d’abord la vente de passeports –et donc des avantages d’une citoyenneté européenne– moyennant un million d’euros à des milliardaires extracommunautaires, sans toujours respecter les conditions de la Commission. Il y a aussi l’affaire Pilatus, du nom de la banque suspectée d’avoir été mise en place pour laver l’argent sale du régime dictatorial azéri, via des sociétés-écrans elles aussi basées à Malte. Mais il y a surtout un persistant sentiment d’impunité à l’égard des rouages de ce système. Dans ces révélations, deux noms reviennent inlassablement: celui de Keith Schembri, directeur de cabinet du Premier ministre, et celui de Konrad Mizzi, ministre du Tourisme. Depuis les Panama Papers, des preuves toujours plus accablantes et des déclarations contradictoires des deux hommes montrent qu’ils auraient organisé, facilité et profité de ces combines. Pour autant, Schembri et Mizzi sont toujours en poste. “La question qui se pose, c’est: pourquoi notre Premier ministre couvre-t-il ces deux hommes depuis près de 770 jours? analyse Arnold Cassola, patron des Verts maltais et l’une des rares voix dissonantes capables de porter à Malte. Il était pressenti et soutenu pour remplacer Donald Tusk à la tête du Conseil européen, l’un des postes les plus prestigieux qui soient, et il l’a laissé tomber pour... protéger Keith Schembri et Konrad Mizzi? Allez savoir ce qu’ils ont sur lui...” Harlem Désir était présent à l’enterrement de Daphne Caruana Galizia, et a pu s’entretenir avec Joseph Muscat. “Il m’a dit qu’il ferait tout son possible pour que l’enquête aboutisse, raconte-t-il. Mais je constate que ça n’a pas abouti. C’est une faillite. Il en reste que, finalement, le crime paie.”
Depuis la rencontre entre Désir et Muscat, trois hommes ont été arrêtés. Il s’agit de la Fève, du Chinois et d’il-kohhu, trois individus n’ayant pourtant jamais fait l’objet d’enquêtes sur Running Commentary. Ana Gomes, socialiste portugaise et députée européenne, mène une mission parlementaire pour faire le point sur l’état de droit à Malte. Elle connaît bien l’île, et s’était déjà entretenue avec Daphne Caruana Galizia. “Pourquoi ces trois hommes auraient-ils assassiné cette journaliste qui n’avait jamais écrit sur eux?” demande-t-elle. La question centrale de toute cette histoire demeure: qui sont les commanditaires? Plusieurs témoins affirment que le ministre de l’économie, Christian Cardona, avait ses habitudes au même bar que les frères Degiorgio, le Ferdinand’s Bar, situé dans un village isolé au centre de l’île. Un témoin, rencontré par les équipes de Forbidden Stories, a affirmé avoir aperçu Cardona et la Fève ensemble dans cet établissement en novembre 2017. Dans un communiqué, le ministre a démenti. Et l’enquête patine toujours. La commissaire européenne Vera Jourova doit se rendre à Malte mi-juin pour prendre des nouvelles de l’enquête. En attendant, dans l’île, le Parti travailliste a lancé une sorte de cabale contre les Caruana Galizia. La campagne de harcèlement sur les réseaux sociaux et dans la rue, de même que plusieurs des plaintes –34, plus précisément– au civil contre Daphne se sont ainsi reportées sur le reste de la famille, dont la plupart des membres ont dû quitter l’île. Sept mois après l’exécution de Daphne Caruana Galizia, la vie a donc repris son cours à La Valette et dans tous les hameaux alentour. Quelques centaines de manifestants, tout au plus, maintiennent la pression pour que la vérité éclate. Un mémorial a été improvisé en face du tribunal de la capitale, mais il a déjà été “nettoyé” à neuf reprises. Malgré une certaine forme de pessimisme, le Vert Arnold Cassola veut y croire: “Même si peu de gens se mobilisent, je crois que la flamme ne s’éteindra pas, et qu’un jour, peutêtre, on découvrira la vérité.” De leur côté, Richard, Obermayer et Forbidden Stories travaillent sur de nouvelles enquêtes, dont ils ne peuvent pas révéler les contours. Mais alors que le Daphne Project a été publié il y a près d’un mois et demi, Laurent Richard reconnaît qu’il y a encore du boulot. “On va continuer. On va publier régulièrement. Depuis la parution, on a été contactés par pas mal de personnes, de nouvelles sources sont arrivées. On veut montrer que l’on sera toujours là pour poursuivre le travail de Daphne.”
“On pensait que la sécurité des journalistes était un acquis en Europe, mais avec la montée des populismes, la presse est mise en cause” Harlem Désir, représentant au sein de L’OSCE sur la liberté de la presse