Society (France)

Steve Bannon

- PAR ANTHONY MANSUY, À ROME PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

L’ancien conseiller de Donald Trump passe beaucoup de temps en Europe actuelleme­nt. Et c’est pour le pire: à coups de rendez-vous qui s’enchaînent toute la journée, il tente de mettre sur pied une alliance des populistes d’extrême droite du Vieux Continent. On l’a suivi à Rome.

Après avoir “fait élire” Donald Trump aux États-unis, Steve Bannon, 64 ans, a décidé de traverser l’atlantique. Et ce qu’il souhaite désormais faire est terrifiant: conseiller dans l’ombre les nationalis­tes un peu partout en Europe, pour renverser encore une fois la table. Reportage à ses côtés lors d’un week-end “réseautage” et Spritz à Rome, alors que l’italie tombait à son tour dans les mains des populistes.

Steve Bannon a ses habitudes en Italie. Lorsqu’il s’attable à Rome, il commande invariable­ment trois expressos d’un coup. “Avec un verre d’eau chaude, s’il vous plaît, demande-t-il aussi. Je me ferai moi-même un café à l’américaine.” Un “americano”, en VO. En cette fin de printemps, l’ancien directeur de campagne de Donald Trump, devenu son éphémère “conseiller stratégiqu­e” à la Maison-blanche après l’élection, a investi une terrasse haut perchée sur le toit du luxueux hôtel Raphaël, à deux pas de la Piazza Navona. Vue panoramiqu­e imprenable sur Rome, mais aussi sur la situation politique locale, sorte de rêve mouillé pour le populiste Bannon. En Italie, ces derniers mois, les partis de centre droit et de centre gauche se sont effondrés, et deux mouvements antisystèm­e ont signé un accord de gouverneme­nt autour de trois crises latentes: immigratio­n, emploi et gouvernanc­e européenne. Soit des thèmes similaires à ceux qui ont envoyé son ancien poulain, Donald Trump, à Washington. Ce 1er juin, alors que le gouverneme­nt de Giuseppe Conte vient d’entrer en fonction, l’agenda de l’américain est rempli de réunions. Au programme, notamment, une rencontre avec Matteo Salvini, nouveau ministre de l’intérieur et leader de la Lega (la Ligue), parti d’extrême droite. “Je connais très bien les gens de la Lega, se vante Bannon, chemise rayée noir et blanc curieuseme­nt boutonnée sur un polo orange. Et je leur ai dit que s’ils arrivaient à s’allier avec une autre force populiste, comme le Mouvement 5 étoiles, ça pourrait servir à unifier le mouvement populiste dans le reste du monde.” C’est peu dire que l’ancien banquier d’affaires, producteur de cinéma et patron de presse, jubile. Plus tôt dans la journée, il voyait Sven von Storch, l’un des pontes du parti d’extrême droite allemand Alternativ­e fur Deutschlan­d (AFD). Le lendemain, il échangera avec Louis Aliot et Jérôme Rivière, récents auteurs d’un ravalement de façade au Front national, rebaptisé dans le week-end Rassemblem­ent national. Quelques jours plus tôt, Bannon rencontrai­t aussi, à Budapest, le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, et entrait sur scène au son de Eye of the Tiger pour délivrer un discours à l’invitation d’un député de l’union démocratiq­ue du centre, parti suisse portant très mal son nom. Autant de lignes sur son agenda qui renvoient inlassable­ment aux mêmes questions: à quoi joue cet Américain sur le sol européen? Quels sont ses projets? Après avoir brièvement évoqué son idée “d’incarner l’infrastruc­ture d’un mouvement populiste internatio­nal” dans le New York Times en mars, Steve Bannon a reçu Society sur sa terrasse romaine pour approfondi­r pour la première fois sa stratégie européenne. Et annoncer la couleur: il s’agit pour lui de multiplier les fronts afin de mener une “guerre culturelle” à même de déstabilis­er l’ordre libéral européen. Une guerre dont il serait le général en chef, bien sûr. En clair, son message est le suivant: tout ce qui se passe de pire dans ce monde pour les “gauchistes”, c’est à lui qu’on le doit, et ce n’est qu’un début.

Nationalis­me rooftop

Posté en bout de table façon parrain de la mafia, Bannon délivre les sentences. Mitraille de punchlines l’assemblée. Sur Emmanuel Macron, par exemple: “Macron est une honte pour le peuple français, avec son complexe napoléonie­n d’homme de petite taille. Il est allé au Congrès, à Washington, et il a montré sa vraie nature lorsqu’il a chié sur le mouvement nationalis­te américain. Si j’avais été Trump, je l’aurais attrapé par le col à la moitié de son discours pour le coller dans le premier avion.” Lorsqu’il coupe la parole, il le fait toujours de la même manière, avec un mouvement d’épaule vers l’avant, le bras raidi en direction de son interlocut­eur, et un “no, no, no, no” chargé de consternat­ion. Puis il délivre ses observatio­ns, souvent en trois parties: “Là, on s’est dit qu’il y avait trois choses à faire pour avancer”, “C’est simple, ce plan-là ne peut se dérouler qu’en trois étapes”, “Vous avez tort pour trois raisons”. En permanence, il incarne à fond son rôle de conseiller de l’ombre –il est celui qui a tout vu. “Nous sommes du bon côté de l’histoire”, répète-t-il régulièrem­ent. Face à l’allemand Sven von Storch, les préconisat­ions arrivent encore par trois. Un: “Focalisez-vous sur de petites victoires, car c’est comme ça que les grosses arrivent.” Deux: “Identifiez des gens au sein du parti de Merkel avec qui vous allier.” Et trois: “Trouvez un candidat, parce que vous n’en avez pas un de viable, là.” Von Storch, dont l’allure aristo se dissout peu à peu sous le cagnard romain, prend note, les yeux ronds. “Les gens de l’afd sont venus me voir plusieurs fois, ils m’exposent leurs plans, et moi je donne mon avis, claironne Bannon. Si quelqu’un sollicite mon aide, et s’il représente un parti populiste et nationalis­te, c’est avec plaisir que je prendrai rendez-vous. En vérité, j’écoute, surtout, et quand j’ai fini d’écouter, je me permets de délivrer quelques conseils. Je peux aider certains à prendre de la hauteur, à envisager le champ de bataille dans son ensemble.” L’après-midi, à la suite d’une longue discussion, Louis Aliot, Jérôme Rivière et un ancien de L’UK Independen­ce Party (UKIP), Raheem Kassam, trinquent au Spritz. Bannon, lui, est à la Red Bull et s’enfile presque tous les petits fours au fromage. En privé, les quatre hommes ont principale­ment évoqué, durant cinq heures, les élections européenne­s de 2019, le problème de l’absence du Fidesz de Viktor Orban dans le giron de L’ENL (le groupe du Rassemblem­ent national au Parlement européen), les bonnes pratiques quant à l’utilisatio­n en politique des données et des réseaux sociaux, mais aussi les campagnes de Trump et du Brexit. “Steve Bannon participe à la création de cet état d’esprit commun de tous les partis qui souhaitent une Europe des nations, de façon à ce que les attaques soient cordonnées, simultanée­s, et que chaque parti réalise qu’il n’est pas seul, se réjouit Jérôme Rivière quelques jours après cette rencontre. L’idée, ici, c’est de s’ouvrir à d’autres méthodes, tirer quelque chose de leur savoir-faire pour améliorer nos campagnes.” Louis Aliot résume ce qui l’a fait accourir à Rome pour voir la bête: “C’est quand même l’homme qui a fait élire Trump!”

Si l’américain dispense ses conseils sans ciller, il va sans dire que ces relations marchent dans les deux sens. Jérôme Rivière confirme ainsi que Bannon “demande des contacts”, sans en dire plus. Plusieurs personnes ayant croisé son chemin ces dernières semaines parlent d’un homme en phase d’“étude de marché”. Une vieille habitude semble-t-il héritée de ses années passées chez Goldman Sachs. Car avant de devenir une caricature d’américain débraillé, Steve Bannon a longtemps mené une vie à deux doigts de la success-story

“Je peux lever de l’argent auprès de n’importe qui! Et vous savez pourquoi? C’est parce que je leur en donne pour leur argent” Steve Bannon

“Vous savez quoi? Ce que je préfère, c’est quand mes fake news deviennent votre réalité. J’adore ça” Steve Bannon

cliché. De vieilles photos de lui le montrent la raie sur le côté, affûté, le polo repassé sous son pull. Ancien soldat de la marine américaine, puis fonctionna­ire de la Défense au Pentagone, ce natif d’une ville portuaire et working class de Virginie a d’abord, avant de déverser sa bile sur “les élites”, croqué les années 80 à pleines dents, obtenant un diplôme à la Harvard Business School et décrochant un job chez Goldman Sachs, donc. Ce passage par “la Firme”, symbole absolu du “système”, et ce en pleine période de fusions-acquisitio­ns et de mondialisa­tion des marchés de capitaux, a durablemen­t marqué son parcours. “Là-bas, ils t’apprennent qu’il ne faut surtout pas être le premier à entrer sur un marché, développe-t-il. Mais qu’il faut trouver un produit, ou une idée qui marche déjà pas trop mal, et le perfection­ner avec l’expertise propre aux équipes de Goldman Sachs. Si tu es le premier, c’est toi qui essuies les plâtres.” Une méthode déclinée dès 2009, date de son entrée dans l’activisme politique. À l’époque, le “produit qui marche pas trop mal” se trouve à la Maisonblan­che et s’appelle Barack Obama. “Toutes les leçons dont j’avais besoin en politique, je les ai apprises en étudiant son directeur de campagne, David Axelrod, surprend Bannon, avant d’énumérer les parallèles entre les campagnes d’obama et de Trump. Tout le monde a oublié que la campagne d’obama à la primaire démocrate de 2007 était populiste. Axelrod a utilisé son manque d’expérience comme un avantage contre Clinton. Il a réalisé que l’atout majeur de son candidat était son authentici­té, couplée à deux ou trois messages puissants et à la motivation d’une armée de bénévoles.” Durant ce que Bannon appelle “les 88 jours”, soit ceux qui ont séparé sa nomination à la tête de la campagne de Trump de la victoire du 8 novembre 2016, il a aussi redéployé contre Hillary Clinton une autre arme développée par les équipes de l’ancien président américain. Il rappelle que la présidenti­elle de 2009 était la première “élection Facebook” pilotée en partie par la data. D’où la création de Cambridge Analytica, compagnie spécialisé­e dans la science des données dirigée entre autres par Bannon, et dont le rôle durant la campagne de Trump aura autant été qualifié de “crucial” que de “quasiment inutile”. Il explique la manoeuvre: “Dans notre monde digital, rien n’a plus de valeur que la relation analogue.” Les données servent donc surtout à envoyer les bénévoles frapper aux bonnes portes, et au candidat à s’afficher en public au bon endroit et au bon moment. “Grâce aux données, aujourd’hui, on peut déterminer ce genre de choses. Merci Obama. Et merci Hillary. J’ai lu tous les bouquins sur elle, vous savez, et il y avait un type dans sa campagne, un certain Jake Sullivan, qui passait son temps à dire aux équipes: ‘Euh, vous avez vu que Trump va livrer ses discours dans des bastions ouvriers, en Pennsylvan­ie ou dans l’ohio? Ne devrait-on pas envoyer Hillary ou Obama là-bas?’ Et à chaque fois, les pontes de la campagne lui répondaien­t: ‘Non, tu te plantes, on a tout modélisé, ça va le faire…’” Des États finalement remportés grâce à des marges de quelques milliers d’électeurs, glanés çà et là, et qui ont fait pencher la balance côté Trump. De là à dire que Steve Bannon envisage d’aider des mouvements européens comme le Rassemblem­ent national à entrer dans l’ère de la politique 2.0 après une campagne digitale de 2017 plutôt artisanale, il n’y a qu’un pas. L’intéressé reste évasif: “Ça se fera tôt ou tard, éventuelle­ment. Je dois d’abord comprendre leur état d’esprit, leur philosophi­e, et ce qu’ils souhaitent accomplir.”

“Merci Bannon! Merci Breitbart!”

D’ascendance irlandaise et allemande, de confession catholique, Bannon affirme ressentir une “affinité profonde pour la culture de l’occident judéo-chrétien, le berceau du christiani­sme”, et estime que “la culture américaine n’est qu’une version un peu plus extrême de la culture européenne”. Voilà pourquoi, à l’en croire, il s’intéresse désormais à la politique européenne. En vérité, c’était déjà le cas en 2014. Alors figure du Tea Party, reconnu pour ses documentai­res hagiograph­iques sur Ronald Reagan, Sarah Palin ou, au vitriol, contre Occupy Wall Street, Steve Bannon opère surtout à l’époque à la tête de Breitbart, un site d’informatio­n conspirati­onniste et ultraparti­san parmi les plus visités par la droite radicale américaine. Aux yeux de Bannon, L’UKIP de Nigel Farage est l’équivalent britanniqu­e du Tea Party. Certain de son potentiel, il décide de lui prêter main forte et met sur pied “Breitbart London” en février 2014, avec le même style desperado et douteux de la maison mère. Trois mois plus tard, le résultat des élections européenne­s présente déjà un avant-goût de Brexit: avec près de 27% des voix, L’UKIP arrive en tête du scrutin. Les liens entre Bannon, Breitbart et L’UKIP se resserrent, si bien que dès octobre 2014, Nigel Farage débauche Raheem Kassam, un des rédacteurs en chef du site, pour diriger son cabinet. Aujourd’hui basé à Washington, Kassam est l’un des proches collaborat­eurs de Bannon. Ce dernier le désigne d’un mouvement de tête et décoche un sourire. “On va essayer de le faire élire à la mairie de Londres”, dit-il. Sous la houlette de Kassam, avec le référendum du Brexit en ligne de mire, Breitbart avait adopté une ligne faroucheme­nt anti-ue. Le signe d’une volonté d’influer en sous-marin sur l’opinion britanniqu­e? Une hypothèse pas tout à fait farfelue, sachant que Bannon aurait également, via la firme Cambridge Analytica –dont l’actionnair­e majoritair­e n’était autre que Robert Mercer, également actionnair­e de Breitbart et donateur numéro un de Trump–, aidé la campagne du Brexit sur le front de l’utilisatio­n des données et des réseaux sociaux. Et ce, “sans rien demander en échange”, comme l’expliquait Andy Wigmore, directeur de la communicat­ion de Leave.eu, la campagne officieuse soutenue par Farage, en novembre dernier à Society (lire l’article “The Anti-social Network” dans le Society n°67). Plus tard, Nigel Farage remerciera d’ailleurs chaleureus­ement Bannon pour son rôle dans le Brexit. “Merci Bannon! Merci Breitbart! Vous nous avez aidés. Énormément. [...] Je crois que quand Bannon a ouvert les bureaux de Breitbart à Londres et a donné voix à mes arguments –très rapidement comme le fait si bien Breitbart–, nous avons commencé à toucher un public très, très conséquent.” Coïncidenc­e ou non, la vidéo a été supprimée de Youtube par Breitbart au lendemain de la

révélation par le Guardian des liens de Steve Bannon et Robert Mercer avec Cambridge Analytica. L’ancien conseiller de Trump pourrait être éclaboussé dans des affaires d’ingérence électorale, de trafic de données, de violation de la vie privée et de financemen­t illégal de campagne.

Au fil des discussion­s, des emportemen­ts et des changement­s de costume, Bannon clarifie son projet global. Tout converge autour d’un même thème: la déstabilis­ation des “démocratie­s libérales”, afin de rendre le terrain social favorable à l’élection de mouvements politiques “amis”. Aujourd’hui, dans son esprit, l’ennemi numéro un réside dans ce qu’il appelle, tour à tour, “les médias mainstream” et “le parti d’opposition médiatique”, à qui il veut mener une “guerre culturelle”. Il développe: “Les médias grand public sont le parti d’opposition. Quand je dis ‘parti d’opposition médiatique’, je le pense vraiment, ce n’est pas une simple vanne. Notre avantage à nous, c’est que trois pans de la société, à savoir les milieux de la culture officielle, la pop culture et le parti d’opposition médiatique, sont si énormes et acquis à nos adversaire­s politiques que ces derniers sont devenus fainéants. Aux États-unis, par exemple, les Démocrates sont devenus mous parce qu’ils se reposent sur les médias pour faire le boulot à leur place.” Dans cette bataille, il va sans dire que Bannon s’octroierai­t bien le poste de général à la tête des troupes national-populistes. Et le champ de bataille? Les médias, encore. “Il faut que dès que les gens allument leur télé, ils entendent notre message, assène-t-il. Notre but, c’est de dominer les ondes. Voilà pourquoi je parle aux partis européens de la manière de tourner un discours et que j’en délivre moi-même. Il faut faire germer ces idées.” Il détaille ensuite sa méthode, qui devrait à terme “marcher sur deux jambes”. La première devra ressembler à Breitbart. “Avec Breitbart, nous avons pu utiliser l’actualité comme une arme, expliquet-il. Nous avons tourné les choses de manière à construire un récit global, à organiser une émotion collective, et ce, à destinatio­n des classes ouvrière et moyenne. Si vous voulez, nous n’introduisi­ons pas des articles dans le débat public, nous introduisi­ons du récit.” Son deuxième pilier s’inspirerai­t de l’une de ses initiative­s les plus méconnues, et peut-être la plus efficace de toutes: le Government Accountabi­lity Institute (GAI). Lancé dès 2012 et financé par le très discret mais décidément omniprésen­t milliardai­re Robert Mercer, cet “institut de recherche en politique” à but non lucratif avait pour mission de dénicher les cadavres dans les placards des Clinton en vue de l’élection de 2016. Soit l’opposé de la stratégie conspirati­onniste et sensationn­aliste de Breitbart. “Vous savez ce qui nous a permis de faire ça? La paupérisat­ion des entreprise­s de médias, qui ont toutes coupé dans leurs budgets d’enquêtes”, s’amuse-t-il. Après la publicatio­n du travail de la journalist­e Jo Becker, prix Pulitzer en 2008, sur les liens entre une société russe productric­e d’uranium, des compagnies minières canadienne­s et la fondation Clinton, le New York Times décide de couper les vivres de l’enquête. Avec un budget de trois millions de “Mercer-dollars”, Bannon et son investigat­eur en chef, Peter Schweizer, sautent sur l’occasion, reprennent les recherches et publient Clinton Cash en mai 2015, une enquête au vitriol mais largement basée sur des faits, concernant les relations troubles de la fondation Clinton à travers le monde. Ces allégation­s ont fait le tour des médias, altérant durablemen­t la perception du grand public d’hillary Clinton, devenue d’un coup “La candidate de Wall Street et des élites”. Bannon se met à rêver: “Imaginez si vous aviez un GAI à Bruxelles... Leurs têtes exploserai­ent, hein? Une fois que vous avez une branche d’investigat­ion, ça va réveiller des tonnes de lanceurs d’alerte, parce qu’il n’y a pas que des gauchistes à Bruxelles.”

Bannon travaille son style “proche du peuple” et ses effets de manche. D’où, certaineme­nt, cette allure négligée: short cargo, barbe de trois jours et sa fameuse “veste de combat” d’aviateur en cuir kaki

Bannon a un temps envisagé de racheter de prestigieu­x magazines américains comme Newsweek ou Time, une agence de presse, et on lui aurait proposé d’investir dans “des dizaines de sites”. Il freine son débit de paroles et lève son regard vers le parasol. “J’essaie de comprendre quelle est la prochaine évolution pour l’univers des médias: est-ce qu’on doit faire un magazine? Ou un site? Comment les gens accèdent-ils aux informatio­ns aujourd’hui? Est-ce qu’on doit faire une combinaiso­n de projets comme Breitbart et le GAI?” Il s’intéresser­ait également à des projets télévisuel­s, parle beaucoup de radio. Son seul obstacle, aujourd’hui, est intimement lié au contexte européen. S’il perçoit un “besoin pour la création de sites comme Breitbart, de la Pologne à la France en passant par l’autriche, le souci réside justement dans le fait que l’on ne peut pas créer un projet paneuropée­n en une seule langue”.

“Répandre le gospel du populisme”

Cette méthode mêlant science des données, activisme médiatique et murmures dans l’ombre a, sans conteste, beaucoup pesé dans l’élection de Trump. Pour autant, Steve Bannon aura tenu à peine sept mois au coeur du pouvoir. En cause, des clashs répétés dans le panier de crabes du Washington version Trump, une interview contredisa­nt la doctrine du président sur la Corée du Nord et des tensions avec l’indéboulon­nable gendre Jared Kushner. Après sa “démission” d’août 2017 et un retour chez Breitbart, l’agitateur prend le bouillon pour de bon en janvier 2018, après la publicatio­n du livre Fire and Fury de Michael Wolff et une citation dans laquelle Bannon qualifie un rendez-vous de Donald Trump Jr. avec un avocat russe de “trahison”. Dans la foulée de ce crime de lèse-majesté, le voilà également exclu de l’entourage du président. Son “mécène”, Robert Mercer, coupe officielle­ment les ponts (même si Bannon affirme aujourd’hui qu’ils se “parlent beaucoup”), ce qui coûtera à Bannon son poste de directeur de Breitbart. Voilà peut-être la vraie explicatio­n de ces voyages répétés sur la vieille rive de l’atlantique, au fond: plus qu’un émissaire populiste, Bannon ne serait qu’un ancien conseiller en exil, un excommunié de la famille Trump à la recherche d’une nouvelle famille. Ça ne serait pas plus rassurant. Car la dernière lubie de Bannon consiste à créer une “armée” d’au moins dix millions d’activistes pour “répandre le gospel du populisme dans le monde entier”. Terrifiant­e, l’idée a déjà fait un peu de chemin. Au cours de son week-end romain, l’homme au polo-chemise croisera plusieurs fois la route de Benjamin Harnwell, directeur du Dignitatis Humanae Institute, un think tank catholique intégriste dont le but, selon son site internet, est de “protéger et promouvoir la dignité humaine en se basant sur la vérité anthropolo­gique que l’homme est né à l’image de Dieu”, et de “soutenir les catholique­s oeuvrant dans la sphère publique”. Dignitatis Humanae a obtenu une concession pour la chartreuse de Trisulti, un monastère rattaché à l’ordre cistercien et situé à une centaine de kilomètres de Rome, que les deux hommes projettent de transforme­r en école de formation d’activistes. Ou de “gladiateur­s”, selon les mots de Bannon, à qui on a proposé de diriger l’école. “Je ne sais pas encore si je vais accepter, mais il est sûr que j’enseignera­i là-bas, la stratégie politique certaineme­nt, et je compte les aider à peaufiner le programme”, précise-t-il. Cette école, dont les cours seront dispensés en anglais, aura pour inquiétant­e mission de “défendre l’occident judéo-chrétien”, de devenir un “centre d’étude et d’activisme” et de “former des cadres”. “Et d’autres écoles dans le même genre vont émerger” dans les mois et années à venir, avance-t-il encore. Il parle de Londres, de Budapest, de plusieurs villes américaine­s, mais aussi de Lyon, où Marion Maréchal-le Pen, qu’il décrit comme “la Jeanne d’arc de notre mouvement”, s’apprête alors à lancer son école de sciences politiques, L’ISSEP. Bannon et sa clique devaient se rendre dans la capitale des Gaules le 22 juin, pour l’inaugurati­on de l’établissem­ent et ainsi “faire preuve de solidarité”. Devant un “trop plein de travail sur l’immigratio­n”, sa venue a pourtant été annulée. De son côté, Maréchal-le Pen affirme qu’une telle visite “n’a jamais été prévue”. Une chose est sûre: les contacts entre Bannon et l’ancienne députée du Vaucluse existent. En marge de son discours livré en février au CPAC, le grand raout annuel de la droite ultraconse­rvatrice américaine, la nièce de a fait un crochet par les bureaux de Bannon à Washington. Avec ses équipes, elle a détaillé, tout un après-midi, le contenu de son programme académique et le modèle économique de L’ISSEP. Bannon en a profité pour placer ses pions: Raheem Kassam devrait faire partie du comité directeur de l’école, ou au moins y donner des conférence­s, au même titre que l’universita­ire Thomas Williams, que l’activiste –décidément à fond dans son rôle de parrain de la droite radicale– décrit comme son “consiglier­e”.

“Putain de gauchiste de merde”

Lorsqu’on évoque son passage très remarqué en France, au congrès du Front national, en mars dernier, lors duquel il fut rebaptisé “roi des fake news” par les médias, Bannon s’amuse. “Je n’avais pas remarqué”, répond-il avec un clin d’oeil. Craint-il que cette réputation ne freine ses projets, à terme? “Vous trouvez que j’avance avec le frein à main? Ou que le mouvement populiste est en perte de vitesse? Au contraire, ce genre de surnom, ça m’aide à 100%! Et vous savez pourquoi? Ce que je préfère, c’est quand mes fake news deviennent votre réalité. J’adore ça. J’adore aussi que les médias me qualifient de raciste, ça prouve encore une fois qu’ils n’ont rien d’autre sur moi.” Il finit sa phrase sur un de ses gestes signatures, que l’on pourrait appeler “le poing-pistolet”. Pouce levé, index figé, les autres doigts serrés contre la paume de sa main, qu’il agite à la manière d’un rappeur de seconde zone. Bannon travaille son style “proche du peuple” et ses effets de manche. D’où, certaineme­nt, cette allure négligée: short cargo, barbe de trois jours et sa fameuse “veste de combat” d’aviateur en cuir kaki. “Au congrès du FN, il était habillé normalemen­t, se souvient Jérôme Rivière. Puis, juste avant de monter sur scène, il vient me voir et me demande: ‘Je peux mettre ma veste de combat?’” Il y a aussi ces phrases qu’il ressort parfois quatre, cinq ou dix fois par jour: “Le parti de Davos”, pour désigner les élites libérales ; “L’islam n’a pas eu sa guerre de Trente Ans”, pour justifier les rhétorique­s islamophob­es ; “La seconde loi de la thermodyna­mique”, pour qualifier les croyances inamovible­s de certains politiques ; “George Soros a dit que nous vivions une époque révolution­naire”. Il parle très souvent de George Soros. Steve Bannon est un personnage complexe, difficile à cerner, capable de passer pour un fin stratège une seconde et la suivante, d’agir comme un simple troll excité à l’idée de régurgiter le livre d’histoire absorbé la veille. Un brouillage de pistes alimenté par son passage incessant d’un rôle à l’autre. Comme lors d’une session photo avec le photograph­e de Society, dont il envoie balader une requête d’un “you’re a dick”. Ravi de son effet, il demande ensuite, avec un grand sourire: “Comment on traduit ‘you’re a dick’ en français?” Puis, frustré par l’absence de réaction du photograph­e, marmonne un “putain de gauchiste de merde”. Quelques heures plus tard, il y aura aussi ce moment où il s’emportera après une question sur Viktor Orban, qu’il qualifie de “héros” malgré le musellemen­t de la presse et des partis d’opposition en Hongrie, la détention de demandeurs d’asile dans des containers ou le harcèlemen­t institutio­nnel des Roms.

Society Ça ne doit pas être facile d’être un(e) Rom en Hongrie, aujourd’hui… Steve Bannon Vous me parlez des gitans, là? C’est tout ce que vous avez? Oh les médias mainstream, vous vous êtes fait laver le cerveau! Lavage de cerveau! Lavage de cerveau! C’est du lavage de cerveau, vous ne voyez plus la réalité. Vous avez avalé... (il s’adresse à l’assistance) C’est quoi la pilule dans Matrix, là? La rouge? Dan Fleuette, un des collaborat­eurs de Bannon La rouge, c’est quand tu te réveilles. Steve Bannon (il attrape le dictaphone et le colle à sa bouche) Prenez la pilule rouge! Alerte à la pilule rouge! Non mais sérieuseme­nt. Vous ne voyez plus la réalité!

Society On vous pose des questions... Steve Bannon (calmé, le regard presque complice) Je sais. Je sais. C’est mon truc, je bombarde. Et puis, il faut bien que je lui donne quelque chose, à votre interview...

Alors que Bannon félicite Italiens et Hongrois d’avoir “repris le contrôle de leur pays”, il n’exprime d’admiration que pour les chefs d’état autoritair­es. Il dresse de lui-même sa liste des leaders “courageux et visionnair­es”: Donald Trump, Narendra Modi, Viktor Orban, Salman ben Abdelaziz Al Saoud ou encore Abdel Fattah alsissi. “Nous sortons à peine du siècle le plus barbare de l’histoire de l’humanité. Il nous reste une chance de redresser la barre. La période actuelle est très similaire à la vallée sombre des années 30”, livre-til sans affect apparent. Peu importe si –dans la prétendue vallée sombre des années 2010– son discours et l’élection de Trump ont galvanisé les néonazis à travers les États-unis (“quelques moutons noirs”, évacue-t-il). Peu importe, aussi, les violations des droits humains et le traitement des minorités religieuse­s, notamment en Inde, ou les scores de dictateur sans adversaire de l’égyptien Al-sissi (“le type le plus courageux au monde”, dixit Bannon). Peu importe, encore, sa fascinatio­n pour les thèses d’un de ses livres de chevet, The Fourth Turning, selon lesquelles une guerre mondiale pourrait se révéler imminente. “L’histoire suit des cycles, et nous vivons dans un cycle de grandes idées et de grands débats”, appuie Bannon. Deux dynamiques majeures seraient pour lui à l’oeuvre. D’abord au niveau géopolitiq­ue, le fondement de sa réflexion s’articule contre son fantasme de l’existence d’un “nouvel axe”, regroupant la Turquie, la Chine et la Perse (il n’utilise presque jamais le mot “Iran”). “Les leaders de l’occident judéo-chrétien, dans les années 30, ont essayé la diplomatie, poursuit-il. Mais cette fois, avec ces très vieilles civilisati­ons, on ne va pas résoudre ça avec des câlins. Ça va être une bataille.” Il ne sait pas quel sera le “nouveau Sarajevo”, même s’il perçoit deux “points de rupture”: le golfe Persique et la mer de Chine méridional­e. Le second danger, dans le monde de Steve Bannon, se situerait au niveau des “dynamiques de pouvoir dans la société”. “Je prends incroyable­ment au sérieux le mouvement Time’s Up (né de l’affaire Weinstein, ndlr). C’est le rival numéro un du mouvement nationalis­te-populiste”, lâche-t-il. C’est-à-dire? “Il veut altérer la structure même de la société. Ce combat fondamenta­l va durer des dizaines, voire des centaines d’années. Ça signifiera­it littéralem­ent la fin du patriarcat.” Steve Bannon devise beaucoup tactique, stratégie, méthode. Mais quel monde souhaite-t-il voir émerger? Dans sa chambre de l’hôtel Raphaël, une bouteille de champagne, des journaux, des vêtements amples traînent un peu partout. Et un livre trône en évidence sur la table basse, The Red Flag: a History of Communism. Quand on lui fait remarquer la présence de l’ouvrage, il expédie un sourire en coin. “Nous sommes à l’opposé du communisme, car nous croyons aux fondements de l’occident judéo-chrétien, soit l’idée que l’homme a été créé à l’image de Dieu, explique-t-il. Mais le communisme était un mouvement de masse, comme la Révolution française et le jacobinism­e, et je cherche à comprendre l’attrait de ces mouvements sur les idéaux des hommes.” L’américain a en outre perçu le traumatism­e profond vécu par les sociétés occidental­es après la crise du capitalism­e démarrée en 2008, notamment face au sentiment d’impunité à l’encontre des élites économique­s et l’accroissem­ent des inégalités. “L’année 2008, c’est la date où l’histoire prend un nouveau tournant.” Pour autant, derrière ses tirades contre les élites globalisée­s, Steve Bannon ne défend rien moins qu’un capitalism­e sous stéroïdes. Il se prononce en faveur de la mise en place prochaine d’une flat tax en Italie, soit un taux d’imposition unique pour tous les citoyens, même les plus aisés, fixé autour de 15 ou 20% ; félicite Trump pour sa réforme fiscale, qui a lourdement diminué les impôts sur les sociétés et pour les particulie­rs, notamment les plus aisés. Sans oublier qu’il a longtemps servi de bras armé au milliardai­re libertarie­n et gourou de la finance par ordinateur, Robert Mercer.

Breitbart London n’a peut-être eu qu’un effet marginal sur le référendum du Brexit. Clinton Cash ne s’est écoulé qu’à 200 000 exemplaire­s. L’apport de Cambridge Analytica à la campagne de Donald Trump a peutêtre été surestimé. Et peut-être que sans les fonds illimités de la famille Mercer, Steve Bannon ne serait qu’une coquille vide. Mais à 64 ans, il semble déterminé à mettre en oeuvre sa vision du monde, mélange de “complotism­e” religieux, de fascinatio­n pour l’apocalypse, d’autoritari­sme, de capitalism­e débridé et de relents d’un patriarcat déclinant. Ses projets sont, pourtant, encore embryonnai­res, et il lui faudra bientôt partir à la recherche de partenaire­s financiers. Pas un problème, à l’entendre. “Au maximum, les Mercer m’ont donné quoi, treize ou quatorze millions de dollars? Et avec ça, j’ai fait Breitbart, le GAI, Clinton Cash et un autre best-seller avec Secret Empires, énumère-t-il, en oubliant de mentionner Cambridge Analytica. À ce niveau-là, treize millions, c’est de l’ordre du pourboire. Laissez-moi vous dire: je peux lever de l’argent auprès de n’importe qui! Et vous savez pourquoi? Parce que je leur en donne pour leur argent. On boxe bien au-dessus de notre catégorie. Donc mon problème, aujourd’hui, ce n’est pas de trouver de l’argent, c’est de déterminer quels projets valent le coup d’y passer du temps.” Quelques heures plus tard, il prendra le café avec une mystérieus­e Doria, soi-disant princesse bavaroise, qu’il décrit comme “certaineme­nt la femme la plus riche du monde”. Presque impossible d’en savoir davantage sur cette femme d’une soixantain­e d’années aux lunettes roses fagotée comme une nonne moderne. La dernière marotte en date de Steve Bannon prend la forme d’un petit manifeste, qu’il pourrait tenter de publier dans les mois à venir. “Un truc de 35 ou 40 pages, sur lequel je travaille pour m’amuser et mettre un peu d’ordre dans toutes ces idées”, livre-t-il seulement. De quoi cimenter un peu plus son statut d’homme central dans cette internatio­nale populiste en devenir? Ou juste un coup de menton supplément­aire? En attendant, “trois expressos, et un verre d’eau chaude, s’il vous plaît”.

Dans sa chambre de l’hôtel Raphaël, une bouteille de champagne, des journaux, des vêtements amples traînent un peu partout. Et un livre trône en évidence sur la table basse: The Red Flag: a History of Communism

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 ??  ?? Avec Jérôme Rivière et Louis Aliot du Rassemblem­ent national, et l’anglais Raheem Kassam.
Avec Jérôme Rivière et Louis Aliot du Rassemblem­ent national, et l’anglais Raheem Kassam.
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