Society (France)

Le coworking

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET ANTOINE MESTRES ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

Les espaces de coworking? Des lieux agréables où free-lances et créateurs de start-up peuvent travailler au frais tout en réseautant. Voilà pour la théorie. Mais dans la pratique?

Les espaces de coworking sont des lieux agréables et conviviaux où travailleu­rs indépendan­ts et créateurs de start-up peuvent travailler dans de bonnes conditions en faisant des rencontres qui leur permettron­t de développer leurs activités. Voilà pour la théorie. Mais dans la pratique?

Audrey Barbier Litvak ouvre la marche vers la salle de pause comme on ouvrirait les portes de son palais. Elle ralentit le pas au niveau du bar, se retourne, faisant onduler la longue jupe évasée qui lui donne des airs d’impératric­e: “Vous avez admiré la vue? Elle est spectacula­ire.” Depuis les immenses fenêtres, on voit les Champs-élysées –et, si on se penche un peu, l’arc de triomphe. C’est ici, au 92 de l’avenue la plus huppée de Paris, que Wework, le numéro un mondial du coworking, vient d’ouvrir son dernier espace: 4 500 mètres carrés de bureaux partagés, répartis sur huit étages. “Il nous a fallu quatre mois pour tout refaire de fond en comble”, explique la DG France de cette entreprise américaine. Le résultat est impression­nant: la lumière du soleil inonde les lieux grâce à un jeu de miroirs et de cloisons vitrées, les luminaires design, les néons fluo et le mobilier bariolé –“dans un esprit haute couture inspiré d’yves Saint Laurent”– contrasten­t avec l’élégance classique de cet ancien hôtel particulie­r du xviiie siècle. Pour travailler, les coworkers ont le choix entre d’immenses fauteuils et des banquettes alignées façon diner américain ; pour passer leurs coups de fil, ils disposent de confortabl­es cabines téléphoniq­ues insonorisé­es, peintes en bleu gris. Le service design et architectu­re de Wework, qui emploie 120 personnes à temps plein, a pensé à tout. “En appuyant sur un bouton, on peut ajuster la hauteur des bureaux pour ne pas se

faire mal au dos”, précise Audrey Barbier Litvak. Rien n’a été laissé au hasard. Ni le volume de la musique diffusée en fond –“C’est notre marque de fabrique. Au début, les gens râlent un peu, mais rapidement ils ne peuvent plus s’en passer, ça les motive”– ni la place de la machine à café –“On l’a mise dans l’entrée, cela facilite les échanges dans la communauté.” Le terme est omniprésen­t dans sa bouche. Car chez Wework, on ne se contente pas de louer des bureaux à partager. “On prépare le futur, affirme la dirigeante. La vraie question, c’est: y a-t-il encore de la place pour ouvrir des bureaux classiques aujourd’hui? Je ne suis pas sûre, ce n’est pas ça, l’avenir.”

La formule, en tout cas, fait des adeptes: à Paris, Wework, qui a ouvert quatre espaces en un an, compte déjà 5 000 membres et prévoit d’en séduire 10 000 de plus d’ici la fin 2019. Dans quelques mois, le géant américain ouvrira dans le XIIIE arrondisse­ment de la capitale le plus grand coworking d’europe. Ses prestation­s haut de gamme et ses tarifs élevés –entre 360 euros hors taxe par mois sans place attitrée et plus de 1 000 euros pour un bureau fermé– prouvent aussi que le coworking n’est plus réservé aux auto entreprene­ur(se)s et aux indépendan­t(e)s qui en ont marre d’errer de café en brasserie. “On a des notaires, des avocat(e)s, des start-uppers et même de grosses entreprise­s comme Thalès ou la BNP”, résume la DG. En France, le phénomène est en pleine expansion: le nombre de bureaux partagés est passé de 120 à près de 1 000 en cinq ans. “On est en train de passer d’une société du vivre-ensemble à une société du faire-ensemble!” s’enthousias­me Patrick Levywaitz, président de la fondation Travailler autrement. En mars dernier, le gouverneme­nt lui a confié une mission: formuler des propositio­ns pour développer ces espaces de travail en dehors des grandes villes. Il doit remettre son rapport mi-juillet mais il peut d’ores et déjà dire que “la France est en train de devenir adepte de ce concept d’endroits partagés, et leur développem­ent va permettre de combler la fracture entre les métropoles et les territoire­s. On voit des lieux collaborat­ifs émerger partout”. Des espaces “haute couture” comme ceux de Wework, mais aussi des cafés associatif­s, des colocation­s d’entreprene­ur(se)s et de free-lances dans des appartemen­ts, des anciennes usines reconverti­es en bureaux par des collectivi­tés locales… “J’ai envie de vous dire: bienvenue dans le monde du ‘co’, de la coopératio­n, du corpo-working, de la collaborat­ion en tous genres!” De la cohabitati­on, surtout. De façon beaucoup plus terre à terre, cette nouvelle façon de travailler a avant tout un effet concret: obliger des gens dont les métiers n’ont rien à voir, qui n’auraient eu aucune raison de se côtoyer, à passer dix à douze heures par jour dans le même bureau.

“Voir des gens galérer comme nous, ça rassure”

Melissa, free-lance dans la culture, n’a jamais vraiment réussi à s’y faire. Son expérience en coworking a duré trois mois, de janvier à mars 2017. À l’époque, elle est en train de traduire un livre. Elle passe ses journées enfermée dans son 20 mètres carrés parisien, souvent en pyjama. Une amie, qui essaie de se lancer en indépendan­te dans le social, lui propose de tester l’expérience coworking, à raison de trois jours par semaine. “L’idée, c’était de rompre la solitude et de se motiver l’une l’autre.” Les deux jeunes femmes alternent entre deux cafés de l’est parisien qui proposent des formules à la journée: environ 25 euros pour avoir le droit de poser son ordinateur sur une table et profiter du café à volonté. Rapidement, Melissa se rend compte qu’elle ne parvient pas à se concentrer. “Ça tournait beaucoup, les nouveaux se présentaie­nt, ce n’était jamais la même personne assise à côté de moi. Dans un bureau normal, il y a une atmosphère, un bruit ambiant qui devient familier. Là, ce n’était jamais le cas.” Les deux espaces mettent eux aussi en avant le concept de “communauté”: en gros, la possibilit­é pour leurs abonnés de mutualiser leurs compétence­s, de trouver des clients, d’agrandir leur réseau. Mais dans la réalité, c’est le choc des cultures. L’espace est clairement divisé en deux univers: les entreprene­urs de moins de 40 ans qui sont en train de lancer leur start-up et les free-lances qui galèrent. “Les start-uppers, ils étaient là pour bosser, pas pour discuter. Quand tu parlais, ils se retournaie­nt, ça les gênait.” Parfois, le choc des cultures peut même virer au cauchemar. Isabelle, la quarantain­e, prof d’arts plastiques, l’a expériment­é en 2013 du côté de Bordeaux. À l’époque, elle est journalist­e pigiste et doit rendre “un très gros dossier emploi-formation de 200 pages à Sudouest”. L’équivalent de six mois de travail. Elle a une fille en bas âge et ne souhaite pas rester à la maison. “J’ai eu envie de tester le coworking, ça me semblait être la solution idéale.” Rapidement, elle intègre donc le Hub Rocket, en centre-ville, un petit espace de 70 mètres carrés où une douzaine de personnes cohabitent. En théorie. Dans les faits, Isabelle se retrouve vite confrontée à une petite équipe de trentenair­es masculins, “exclusivem­ent des geeks, des développeu­rs, des graphistes web. Ils étaient entre eux, avaient l’air de tous se connaître et faisaient le même métier, contrairem­ent à moi”. D’entrée, la quadra ne se sent pas très à l’aise dans cette ambiance “hypermacho”. Il faut dire qu’elle a directemen­t droit “aux blagues genre Tex” et aux ricanement­s du public caché derrière son ordi. Après deux mois de souffrance, elle en parle au gérant, qui la déplace alors dans “le bureau des femmes”, où elle se retrouve avec seulement une comptable “qui avait demandé à être isolée elle aussi, pour les mêmes raisons”. Hélas, là encore, ça coince vite. Pas d’incompatib­ilité entre les personnes cette fois mais une incompatib­ilité profession­nelle. “Mes coups de fil la dérangeaie­nt, resitue Isabelle. Elle était dans les chiffres et avait besoin de concentrat­ion, alors je devais les passer dans le couloir, ce n’était pas du tout optimal.” Finalement, Isabelle a fini son dossier chez elle, “à la dernière minute, parce que cet espace m’avait mise en retard”.

Heureuseme­nt, tout le monde ne vit pas l’enfer en coworking. Pierre, 34 ans, consultant indépendan­t depuis deux ans dans la pub digitale après une carrière en régie, a fini par trouver un lieu qui lui convenait au Médialab93, chez BETC, une grande entreprise de communicat­ion, à Pantin, avec des free-lances comme lui. Sans se faire d’illusions non plus. “Les rencontres, la co-constructi­on, tout ça, c’est du plus, mais la majorité des gens font 9h-19h en mode bureau.” À ceux qui ont des envies de rencontres, Pierre dit qu’il faut simplement apprendre à leur dire non, comme dans la vie de bureau classique. Non à ceux qui démarrent une activité et ont des questions à poser en permanence, donc. Non également à ceux qui ont des attitudes commercial­es agressives et passent des journées entières à distribuer des cartes de visite. Pour cela, les bonnes vieilles techniques d’open space reviennent inlassable­ment: “éviter de croiser les regards”, “avoir les écouteurs dans les oreilles”, “marcher vite pour accentuer le côté ‘je suis dans le speed’”, et ensuite “se jeter sur son ordi”. Ce qui ne donne pas, il est vrai, une solution pour éviter les remarques lourdingue­s quand on décolle tôt –“Bah alors, tu prends ton après-midi?”– ou bien tout simplement les mauvaises blagues.

“Finalement, on paie pour se recréer des problèmes de bureau, mais sans la sécurité de l’emploi” Pierre, coworker

Pierre, lucide: “Finalement, on paie pour se recréer des problèmes de bureau mais sans la sécurité de l’emploi. C’est le prix pour ne pas bosser dans sa chambre…” Il marque une petite pause et complète sa phrase: “Et puis voir des gens galérer comme nous, soyons honnêtes, ça rassure.”

“Il y avait plein de non-dits”

Auparavant, Pierre avait essayé le Remix Coworking, une grosse chaîne de coworking à Strasbourg-saint-denis, à Paris, “dans le style Wework”. L’aventure a tourné court, au moment même où la personne qui l’a accueilli lui a dit: “La visite va te permettre de te faire une idée du lieu et nous de toi.” Pierre tique: “Quatre cent cinquante euros par mois pour un bureau non fixe avec une fille qui t’évalue, c’est pas sérieux. On n’est pas indépendan­ts pour passer des entretiens d’embauche.” C’est que, souvent, les espaces de coworking sont en réalité des communauté­s fermées qui ne disent pas tout à fait leur nom. À Nantes, Cécile Vienne, en charge de l’espace La Cordée, insiste sur la démarche communauta­ire de ce dernier: “Je suis un peu la chief happiness manageuse, donc les personnes qui viennent ici, je les rencontre et je leur explique comment ça marche pour que cela fonctionne bien.” Voilà pour le côté pile, plutôt séduisant. Côté face, cela donne ça: “Je ne refuse pas les gens mais je pose des conditions et je propose une journée d’essai. Ceux qui recherchen­t juste un bureau pour un bureau, sans besoin d’échanger, ils ne viennent pas chez nous.” Nicolas, un trentenair­e qui a débarqué en septembre 2014 à Bordeaux “pour changer de vie” tout en restant salarié d’une maison d’édition parisienne, prend moins de pincettes pour dire ce qu’il a vu dans l’espace de coworking qu’il occupe désormais en plein centrevill­e, dans un appartemen­t de 120 mètres carrés: “Lorsque des mecs avec un gros accent du Sud et des tatouages partout débarquent pour bosser dans les paris en ligne, le boss leur répond en général: ‘Désolé, il n’y a plus de place’, alors qu’il y en a. Comme s’il fallait qu’on reste entre bobos gentrifiés”, ironise-t-il. Ce qui a plutôt convenu à Nicolas*, qui, à part le coworking et les sorties d’école, n’avait pas d’autre réseau “pour se faire des amis” dans le coin. Pendant longtemps, il a d’ailleurs été très satisfait du lieu et de l’ambiance communauta­ire qui y régnait, avec ses apéros, ses tournois de beach-volley inter-coworking et ses évènements à gogo. C’était avant que tout parte en vrille doucement, au moment où le patron des lieux, “qui avait fait carrière dans le contrôle qualité” et pensait développer là “un business fructueux” ne se mette à déchanter, après avoir réalisé que le coworking “n’était en réalité pas franchemen­t une activité rentable”. Désormais, l’homme est passé à autre chose, et c’est la débandade: les historique­s partent, les évènements n’intéressen­t plus personne, l’ambiance est pesante, la clim s’est mise à fuir, des souris ont grignoté des câbles informatiq­ues et l’interphone débloque et sonne en permanence. Sans surprise, Nicolas s’est récemment mis à la recherche d’un autre espace. Tel est le destin funeste des petits espaces de coworking avec lesquels les proprios pensaient gagner de l’argent? “Il y a de ça, répond Patrick Levy-waitz. Je ne connais pas d’espace de coworking qui ne vive que de la location de bureaux individuel­s. Ceux qui marchent vendent des services complément­aires: administra­tifs, de gestion, de restaurati­on, événementi­els…” D’autres se lancent dans le coaching. À La Cordée, on a créé un bureau d’études qui conseille ceux qui veulent eux-mêmes créer des espaces. Mais le modèle est loin d’être parfait. Même le géant Wework, valorisé à 20 milliards de dollars, ne serait pas rentable. “Pour eux, la création de valeurs est ailleurs que dans l’exploitati­on, ils font surtout de l’immobilier”, poursuit Patrick Levy-waitz. Pour les coworkers non plus, l’équation n’est pas toujours évidente. À Paris, Melissa raconte avoir vu beaucoup de gens “en souffrance profession­nelle, des gens qui n’ont pas de contrat de travail et qui sont obligés de payer des centaines d’euros par mois juste pour sortir de chez eux et parler à quelqu’un d’autre que leur reflet dans le miroir. À moins d’être consultant(e) en pierres précieuses, je ne vois pas comment tu peux t’en sortir”. Cyprien, lui, avait trouvé un “bon plan”: 150 euros par mois pour une place dans un vaste appartemen­t transformé en bureaux partagés, dans le centre de Toulouse. C’était il y a quatre ans, il venait d’achever une formation pour devenir réalisateu­r vidéo. “On était deux dans une pièce de douze mètres carrés ; dans les autres, il y avait des communican­ts, un graphiste, une boîte de prod’ audiovisue­lle”, décritil. Au départ, c’est l’euphorie. “C’était ma première vraie expérience avec des collègues. J’avais vu des séries américaine­s où les personnage­s se faisaient livrer des trucs à manger et rigolaient tous ensemble à table, et j’imaginais ça comme ça, raconte-t-il. Le bureau, on l’appelait ‘l’atelier’. Le matin, j’étais un des premiers à arriver et j’apportais même les croissants.” Mais avec son voisin de bureau, le courant passe mal. “Parfois, je dois travailler dans l’urgence et je ne peux pas avoir à côté quelqu’un qui réponde au téléphone très fort, qui mette de la musique, qui reçoive des clients… Notre relation s’est détériorée au bout d’un an. Il y avait des journées entières où on ne se parlait pas du tout.” L’ambiance de l’espace non plus n’est pas aussi conviviale qu’espéré. Cyprien s’aperçoit au bout de six mois qu’ils sont plusieurs à ne pas être conviés aux apéros organisés tous les vendredis par leurs coworkers. “Il y avait plein de non-dits, c’était ma découverte du monde cruel du travail. En fait, on restait quand même beaucoup chacun dans notre coin, même à midi. On ressemblai­t à une entreprise normale, mais comme on était indépendan­ts, qu’on ne bossait pas dans les mêmes secteurs, pour les mêmes boîtes, ça cloisonnai­t encore plus.” Une “entreprise normale”, dont les membres se croient un peu tout permis. Cyprien raconte ce jour férié où il est venu travailler pour terminer un projet. “Mon coloc de bureau était seul. J’ai tout de suite trouvé qu’il avait l’air bizarre. Il était tout rouge, transpiran­t et il bredouilla­it, comme un gamin pris en faute. Je m’assois, j’allume mon ordi, et puis bon bah quand il s’est levé j’ai compris: il avait la braguette ouverte. Il était venu se masturber au travail.” Aujourd’hui, le jeune homme est reparti travailler chez lui: “J’ai aménagé un bureau où je peux même recevoir mes clients. C’est plus simple, je perds moins de temps. Et puis le matin, je peux rester en pyjama plus longtemps.”

“Des gens qui n’ont pas de contrat de travail et qui sont obligés de payer des centaines d’euros par mois juste pour sortir de chez eux et parler à quelqu’un d’autre que leur reflet dans le miroir. À moins d’être consultant(e) en pierres précieuses, je ne vois pas comment tu peux t’en sortir” Melissa, coworkeuse

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