Society (France)

Steven Soderbergh

DEPUIS SA PALME D’OR EN 1989 POUR SEXE, MENSONGES ET VIDÉO, SON PREMIER FILM, STEVEN SODERBERGH N’A JAMAIS CESSÉ FEMME QUI SE DIT HARCELÉE PAR UN HOMME ET SE TROUVE INTERNÉE, CONTRE SON GRÉ, DANS UN HÔPITAL PSYCHIATRI­QUE. ÉVIDEMMENT, C’EST BRILLANT. RENC

- PAR AXEL CADIEUX PHOTO: NICOLAS GUERIN / CONTOUR BY GETTY

Il a obtenu la Palme d’or pour son premier film de fiction, Sexe, mensonges et vidéo, a réalisé des cartons comme Erin Brockovich ou Ocean’s Eleven, et des tas de films expériment­aux. Alors qu’il revient avec Paranoïa, rencontre avec le cinéaste le plus insaisissa­ble de son époque.

Paranoïa est sorti en mars aux États-unis. A-t-il marché? Il a eu plutôt bonne presse en tout cas! J’étais stressé, car avec ce genre de film, il peut y avoir des retours extrêmes. Et de ce point de vue, il a été bien accueilli. Même si les réactions des hommes ont été très différente­s de celles des femmes. C’est normal: la question du poids de la parole d’une femme comparé à celui de la parole d’un homme est au coeur du film. Les femmes doivent globalemen­t surmonter des épreuves que les hommes ne connaissen­t pas.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le fait de mettre en scène cette histoire? Je voulais abîmer mon nom. D’ailleurs, j’ai voulu utiliser un pseudonyme au générique, mais c’était trop compliqué. Le projet a en tout cas nécessité que je crée une nouvelle version de moi-même, que je reparte de zéro.

De quelle manière? Du point de vue technique, surtout. On a tout tourné à l’iphone 7 Plus. Donc j’ai dû créer une nouvelle grammaire visuel le, de A à Z, pour m’ adapter à cette technologi­e. Changer mes objectifs, mes lentilles, ma mise en scène, me situer plus près des comédiens… J’ai dû refaire mes gammes, en quelque sorte, et ça a nécessité une réflexion permanente. D’heure en heure, je me voyais évoluer, changer mes habitudes, découvrir des choses. Pouvoir aller au travail, tous les matins, et garder ce degré d’excitation, c’était formidable. L’an prochain, Sexe, mensonges et vidéo, qui marque mes débuts à la réalisatio­n, aura 30 ans. Après tout ce temps, il y a un vrai danger, pour n’importe quel(le) cinéaste, de perdre en enthousias­me, de rester sur ses acquis, sur des rails. Moi, je refuse d’être statique. Je veux m’adapter à tout, en permanence, rester alerte. Sauf que ce qui est compliqué, c’est que personne ne vous incite à faire ça. Tout le monde s’en fout. Pire: le business veut juste que vous fassiez ce qui rapporte du blé. Peu importe que ce soit novateur ou non. Il faut donc se discipline­r, être défricheur(se) et exigeant(e) avec soi-même. Ce job, c’est à nous, cinéastes, de le réinventer. D’en créer la version qui nous convient le mieux. On ne va pas le faire pour nous.

Et cela implique donc, comme vous l’avez fait, de passer par la case télévision voire de travailler comme monteur(se), directeur(rice) de la photo ou producteur(rice) sur des projets qui ne sont pas les vôtres? Le pire qui puisse arriver à un(e) cinéaste, ou à n’importe quel type d’artiste d’ailleurs, c’est d’être oublié(e), que tout le monde se fiche de ce que vous faites. Je vous le dis: c’est notre hantise à tou(te)s. Dès qu’on se retrouve dans une pièce à cinq ou six réalisateu­r(rice)s, très vite la conversati­on ne tourne plus qu’autour de cette peur de devenir insignifia­nt(e). Sauf que le business est dans un tel état de transition, au coeur d’une mutation si importante, que parfois on ne sait plus tellement où se positionne­r pour exister. Personnell­ement, je ne sais vraiment plus ce que je dois faire. De la télé, des longs-métrages, des oeuvres interactiv­es comme Mosaic (une minisérie visible via une applicatio­n mobile, qui permet au/à la spectateur(rice) de choisir le récit qu’il/elle souhaite, ndlr)? Ma seule boussole, c’est ma liberté créative et ce que les histoires stimulent en moi. Si c’est à la télé ou sur une appli mobile, pas de problème. Si c’est dans les salles, OK aussi.

Beaucoup de cinéastes considèren­t que leurs films doivent être vus sur grand écran, qu’ils sont faits pour le cinéma et rien d’autre. Ce n’est pas votre cas? J’entends des gens dire: ‘Si vous ne voyez pas ce film au cinéma, alors vous ne l’avez pas vu.’ Mais c’est comme asséner que si vous lisez sur une liseuse, alors vous n’êtes pas vraiment en train de lire. C’est ridicule et totalement à côté de la plaque. Qu’est-ce que le support vient faire là-dedans? J’ai vu des pubs sur ma télé qui étaient du cinéma ; j’ai vu des films dans de très grandes salles qui ont gagné des prix et ne sont pourtant que des pubs, ou en tout cas jamais du cinéma. La taille ne compte pas.

Est-ce aussi une manière de dire aux jeunes cinéastes qu’ils/elles peuvent réaliser des films avec presque rien? Qu’ils/elles n’ont pas besoin d’un gros budget ni d’une équipe énorme? Pas seulement les jeunes, n’importe quel(le) cinéaste! Si vous avez une bonne idée, la technologi­e est là pour que vous la réalisiez à moindres frais. J’ai été producteur exécutif sur un film qui ne va pas tarder à sortir, dont le réalisateu­r possède une boîte d’effets visuels. Il a presque tout fait sur son ordinateur, tout seul! Et le résultat est incroyable. La seule barrière aujourd’hui, c’est le talent. Il faut arrêter de se réfugier derrière d’autres raisons. L’industrie, on peut la contourner.

Sauf qu’en la contournan­t, on perd forcément en marketing et en force de frappe. Votre nom suffit-il, à lui seul, à attirer des spectateur­s au cinéma? Absolument pas. Il y a deux types de cinéastes: celles et ceux qui ont leur style bien défini, et cherchent des projets qui peuvent s’y conformer ; et celles et ceux dont le style, très flexible, s’adapte au projet. Je fais partie de la deuxième catégorie. En fait, j’aimerais pouvoir utiliser un nom différent à chaque film. Je ne suis absolument pas une marque. Un ‘film Soderbergh’, ça n’existe pas. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, parce que de toute façon, les gens se lassent des marques –ou alors, il faut être exceptionn­el, genre Spielberg. Depuis le 20 juin 1975 ( jour de la sortie des Dents de la mer aux États-unis, ndlr), ce mec est un cinéaste indépendan­t dont le nom suffit à l’imposer. À partir de ce moment-là, il a pu faire absolument tout ce qu’il voulait, de la manière dont il le voulait. Peu importe qu’il ait bossé avec de grands studios, pour moi c’est ça la définition d’un(e) cinéaste indépendan­t(e)! Spielberg, c’est une marque ayant connu un très grand succès. Parce qu’il est unique, reconnaiss­able au premier coup d’oeil.

Vous avez tout de même une place à part à Hollywood, non? Je n’en suis pas sûr. Ce que je peux vous dire, c’est qu’absolument personne ne se rend à un rendez-vous avec le/la boss d’un studio et évoque mon nom en pensant que ça va le/la décider à aligner de l’argent. Mon nom ne vaut rien, ce n’est pas un critère. Je ne pèse pas dans la balance. Dans l’esprit de celles et ceux qui financent, Soderbergh peut signifier n’importe quoi. J’imagine qu’ils/elles doivent se dire: ‘Soderbergh, OK, mais quel Soderbergh? Celui qui fait Ocean’s Eleven ou celui qui fait Mosaic?’

Et vous ne vous sentez pas capable, vous, de convaincre ces patron(ne)s de studios avec des projets originaux? Les projets que j’ai en tête, qui me plaisent, ne les exciteront jamais. Je suis beaucoup trop terre à terre, j’ai besoin de filmer du concret, avec des enjeux qui me parlent. Solaris,

c’est le maximum pour moi, et je l’ai déjà fait! Or, le panel des choses que les studios veulent est extrêmemen­t restreint: de la fantaisie et des super-héros d’un côté, de la comédie ou de l’horreur à tout petit budget de l’autre. Entre les deux, il y a une immense dead zone, le cimetière de milliers de projets. En ce moment, j’essaie de monter financière­ment un film sur les Panama Papers, que je tournerai cet automne si ça se fait, et qui se trouve au coeur de cette zone: un budget moyen, ni mirobolant ni famélique, et un scénario pour adultes, auquel les enfants ne comprendro­nt rien, alors que les studios veulent des choses aussi universell­es que possible, compréhens­ibles à tout âge, partout dans le monde et surtout en Chine. Donc ils se foutent de mon projet, et je ne peux pas leur en vouloir: en salle, personne n’ira le voir.

Et donc? Et donc là, j’ai besoin de Netflix. Et j’en suis très heureux! Qu’est-ce que je suis censé faire? Enterrer mon projet? En 2005, j’ai réalisé un film sorti simultaném­ent sur plusieurs plateforme­s, parce que j’avais le sentiment que c’était le futur (Bubble, le premier film à être distribué en même temps en salle, en DVD et en VOD, ndlr), donc ce n’est pas aujourd’hui que je vais changer d’avis. À ce propos, j’en profite pour vous dire que vous avez un énorme problème dans votre pays. C’est quoi ce truc: si un film sort en salle, il ne peut pas être vu en VOD avant un certain temps? Mais qu’est-ce que vous faites? C’est une folie! Je ne comprends pas du tout. Cette règle pousse tout simplement les gens qui ne peuvent pas aller au cinéma à voler le film. Vous leur demandez de voler une oeuvre! Ces gens-là ne vont pas attendre 36 mois pour voir un film qui les attire, voyons! Vous êtes en train de tuer votre propre industrie. C’est un désastre. Toute l’industrie devrait se mettre en marche en direction du ‘palais présidenti­el’ et demander des comptes.

L’ère de la primauté de la salle de cinéma est-il révolu? Je vais même aller plus loin: si un film ne marche pas en salle après un ou deux jours d’exploitati­on, basculez-le sur Netflix ou un équivalent. Si un film est en train de mourir, il faut pouvoir lui sauver la vie aussi vite que possible, en un claquement de doigts. Ce sont des barrières qu’il faut casser. Mais les gens ont toujours peur d’être des pionniers. Et la peur est la pire des conseillèr­es.

Vous dites ça, mais vous sortez quand même beaucoup de films en salle, et parvenez donc à convaincre certains studios. Par quels moyens? Mon outil le plus important, mon meilleur levier, celui qui me permet de convaincre certaines personnes de me donner de l’argent pour faire un film, ce sont les acteur(rice)s. Avec le temps, j’ai développé certaines excellente­s relations et aujourd’hui, ce sont eux/elles qui me permettent de continuer à travailler. Parce que en un sens, ils/elles se portent garant(e)s pour moi, me défendent, m’imposent. Aussi, les boss des studios savent que je peux les avoir pour moins cher que d’habitude, parce qu’on s’apprécie, qu’ils/elles aiment véritablem­ent le projet et que donc, ils/elles baissent leurs cachets. C’est de cette manière que je survis aujourd’hui. Quand je rencontre des étudiant(e)s en cinéma, voilà ce que je leur dis en premier: ‘Prenez soin de vos collaborat­eur(rice)s, qu’ils se trouvent devant ou derrière la caméra. Un jour, ce sont eux/elles qui vous permettron­t de continuer à travailler.’

David Fincher vous a d’ailleurs montré sa série Mindhunter en plein montage et vous a demandé ce que vous en pensiez, paraît-il. Êtes-vous proches? Très. Fincher m’a envoyé quelques éléments que je devais regarder pour lui faire des retours. Et je fais pareil. Il a dû voir trois versions de mon dernier film et il me conseille. On s’entraide, comme ça, et ça n’arrête pas, avec un petit groupe très amical de trois ou quatre réalisateu­rs. Je crois qu’on partage pas mal de choses à plusieurs niveaux, et c’est forcément plus intéressan­t que les retours d’un(e) quelconque producteur(rice). Ce que veulent vraiment ces cinéastes, c’est ce que vous voulez aussi: le meilleur film possible. Leurs conseils ne sont pas guidés par la peur ni par la tentative de transforme­r votre oeuvre en quelque chose qu’elle n’a jamais eu vocation à être. C’est précieux.

Comment expliquez-vous cette extrême prédominan­ce des films de super-héros aujourd’hui? J’ai ma petite théorie, qui vaut ce qu’elle vaut –juste une intuition: on n’a pas digéré le 11-Septembre. Ce truc est encore là, dans nos ventres, ça n’a pas été guéri ni assimilé, car un an et demi plus tard on était déjà passés à autre chose, en Irak en l’occurrence. On est dans une situation de stress post-traumatiqu­e permanent qui nous empêche d’avancer. Et lorsque les gens vont au cinéma, ça leur convient très bien d’assister toujours à la même chose, à ces entreprise­s de destructio­n géantes. Il y a une forme de confort et de réconfort là-dedans.

D’une certaine manière, cela fait aussi de ces films des miroirs de la société… En un sens, oui. D’ailleurs, de nos jours, c’est très compliqué, pour n’importe quel art, d’avoir un impact sociétal, de refléter un état. Aux États-unis du moins. On est entrés dans une nouvelle ère, au coeur de territoire­s inconnus. Toutes les cordes qui nous rattachaie­nt à une ancre commune ont été coupées. On avance dans l’ombre. Chaque matin, des millions d’américain(e)s se réveillent et ne savent pas ce qu’ils/elles vont trouver en ouvrant leur ordinateur. Ils/elles ne savent pas à quoi s’attendre. On a l’impression que tout, absolument tout, peut arriver. Il n’y a plus aucun repère. J’ai un peu d’expérience maintenant, un certain âge, j’ai connu pas mal de trucs, mais ça, c’est totalement nouveau. Et le degré de dépression, d’angoisse, chez les plus jeunes notamment, n’a jamais été aussi élevé. Quel impact peut bien avoir le cinéma, ou l’art, dans ces conditions? Eh bien, ce que je crois, c’est que les histoires importent. Les récits, les mythes. C’est peut-être la dernière chose à laquelle on peut encore se rattacher.

“On n’a pas encore digéré le 11-Septembre. C’est pour ça qu’au cinéma, les gens aiment bien assister toujours à la même chose, à ces entreprise­s de destructio­n géantes que l’on voit dans les films de super-héros. C’est comme un réconfort”

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