Society (France)

L’autoroute impossible

- PAR MARGHERITA NASI, ENTRE SALERNO ET REGGIO CALABRIA PHOTOS: GIUSEPPE CAROTENUTO POUR SOCIETY

L’effondreme­nt du viaduc Morandi à Gênes, le 14 août dernier, a relancé le débat sur l’état alarmant des infrastruc­tures en Italie. La faute à qui, à quoi? À l’état, à la mafia, à la corruption? L’histoire de l’autoroute A2, entamée en 1962, est un cas d’école.

L’effondreme­nt du viaduc Morandi à Gênes, le 14 août dernier, a fait 43 morts et d’innombrabl­es blessés. Il a aussi relancé le débat sur l’état alarmant des infrastruc­tures en Italie. La faute à qui, à quoi? À l’état, à la mafia, à la corruption? L’histoire de l’autoroute A2, entamée en 1962 et jamais achevée, est un cas d’école.

Plus qu’un monument, plus qu’un pont, le viaduc Morandi de Gênes était un symbole. Pensé en 1962, cet enchevêtre­ment de travées, pylônes et poutres en béton armé se voulait la métaphore d’un pays moderne et audacieux. Lorsque, le mardi 14 août à 11h40, sous des trombes d’eau, le pont s’effondre dans un grondement de fin du monde, il emporte avec lui 43 vies, et une certaine idée de l’italie. Les ruines du géant bétonné sont aussi celles d’un pays qui n’a pas su être à la hauteur de ses ambitions, car la chute du viaduc est moins imputable à la grandiloqu­ence de Riccardo Morandi, l’un des plus importants ingénieurs italiens du xxe siècle, qu’à des années de mauvaise gestion. Depuis la catastroph­e de Gênes, la presse transalpin­e multiplie les enquêtes alarmistes sur le réseau routier italien. Une artère n’a pourtant pas attendu l’effondreme­nt du pont Morandi pour faire parler d’elle: l’a2, ou Salerno Reggio Calabria. Célèbre pour ses travaux sans fin, ses accidents mortels, ses bouchons titanesque­s et la succession de scandales impliquant la criminalit­é organisée, cette autoroute reliant le Sud au reste du pays est l’emblème, d’après le New York Times, de “l’échec de l’état italien”. Comme pour le pont Morandi, tout commence en 1962. Les États-unis et l’union soviétique s’affrontent autour de la crise des missiles de Cuba, l’église catholique ouvre le concile Vatican II et Amintore Fanfani, alors chef du gouverneme­nt italien, inaugure le début des travaux de l’a2 (alors numérotée A3 ; elle est devenue l’a2 en 2017). Une autoroute qui, assure-t-il, sera terminée en un “temps raisonnabl­e”. Mais les années passent, bientôt les décennies. Des bouts d’autoroute finissent par être ouverts à la circulatio­n, pour un résulat mitigé. En 2007, après avoir passé cinq heures dans les bouchons, le cardinal Renato Raffaele Martino s’indigne dans les colonnes du Corriere della Sera: “Ce fut une expérience à la limite du supportabl­e. Un seul et unique chantier, des déviations continues, l’impossibil­ité de s’arrêter pour se reposer ou manger, tous coincés dans les embouteill­ages sous un soleil aveuglant. Où sont les politiques?” Ces derniers sortent finalement du bois le 22 décembre 2016. Ce jour-là, l’état célèbre enfin, en grande pompe, la fin officielle et définitive des travaux. Le chef du gouverneme­nt de l’époque, Paolo Gentiloni, se rend dans la flambante galerie Laria, fleuron des chantiers de l’autoroute. Plus de 1 000 ouvriers ont travaillé à la constructi­on de ce tunnel de 600 mètres. Le responsabl­e des travaux, l’avenant ingénieur Francesco Ruocco, tient à souligner leur difficulté. “L’[A2] est la plus haute voie d’europe, elle culmine à

1 050 mètres au-dessus de la mer, et compte 104 galeries! Rien qu’ici, on a creusé près de douze kilomètres de galeries, réalisé onze viaducs, et ça nous a pris seulement deux ans et demi”, s’enorgueill­it-il. Sur le terrain, pourtant, une autre réalité apparaît. Plusieurs tronçons de l’autoroute sont toujours en chantier, et le seront encore pendant plusieurs années. Pire, les parties achevées sont particuliè­rement dangereuse­s. Sur trois tronçons, annonce sobrement L’ANAS, la société en charge du réseau routier italien, il reste encore 58 kilomètres nécessitan­t “une rénovation profonde du sol, la réhabilita­tion des viaducs, l’installati­on de nouvelles glissières de sécurité, de systèmes d’éclairage et une nouvelle signalisat­ion routière”. Un détail? Suffisant quand même pour qu’en avril 2018, l’associatio­n de consommate­urs Codacons alerte le parquet de Catanzaro, en Calabre, et lui demande d’enquêter sur cette “autoroute à la lisière de la civilisati­on”.

Un chantier très lent mais des travaux bâclés

Parcourir les 440 kilomètres reliant Salerne à Reggio de Calabre, c’est plonger dans une Italie pauvre et corrompue, où alternent constructi­ons inachevées, villages abandonnés et terrains agricoles tristement connus pour les révoltes des migrants qui travaillen­t dans des conditions proches de l’esclavage. Pasquale Corvino attend dans un Hyundai Tucson blanc au rond-point de Cosence. Cet ouvrier aux mains épaisses, syndiqué Fillea Cgil, a travaillé dix ans sur les chantiers de la Salerno Reggio Calabria. Il quitte la ville, et emprunte l’a2 direction le Sud. Ici, l’autoroute ne dispose que d’une voie, et la vitesse est limitée à 60 km/h sur une quarantain­e de kilomètres. Embouteill­ages monstrueux et accidents nombreux garantis. “L’année dernière, on est restés coincés ici pendant onze heures, raconte Pasquale, tout en désignant le revêtement autoroutie­r. C’est du bitume non drainant. Cela fait des années que l’on est passé au bitume drainant pour limiter les risques d’aquaplanin­g quand il pleut, et ici on utilise encore du vieux bitume. Ils ont passé un coup de peinture dans les galeries et installé quelques ampoules LED. Mais tout le reste est à faire.” En passant sous un pont, il montre les infiltrati­ons d’eau, qui commencent déjà à entacher la surface des viaducs. Quand il travaillai­t sur ces chantiers, il a vu les entreprise­s employer des matériaux de mauvaise qualité pour réduire les coûts, tandis que les ouvriers s’échinaient dans des conditions lamentable­s. “On bossait douze heures par jour, les heures supplément­aires n’étaient pas payées, et pour le déjeuner, on avait un chèque de 3,50 euros.” Alors que l’autoroute prend son temps, les ouvriers sont contraints de travailler dans des délais intenables. “La Salerno Reggio Calabria est tristement célèbre pour les décès d’ouvriers –souvent des immigrés– électrocut­és ou tombés des viaducs, explique Antonello Mangano, auteur de Zenobia, un ouvrage sur la Salerno Reggio Calabria. On pense à l’a2 comme à un chantier du Sud où l’on travaille lentement mais, en réalité, il n’y a même pas le temps de monter les échafaudag­es pour la sûreté des employés.” Pour lui, le problème vient du “general contractor”, c’est-à-dire les grosses entreprise­s choisies pour la réalisatio­n du projet, qui “sous-traitent les travaux à d’autres entreprise­s plus petites, qui elles-mêmes sous-traitent encore, avec des délais très serrés. Du coup, il y a d’un côté les grosses structures qui ne sont pas pressées, et de l’autre des petites boîtes contrainte­s de travailler à des rythmes effrénés, 24h/24.” Une situation propice à l’infiltrati­on de la ‘ndrangheta, la mafia calabraise.

“Dès les années 70, on commence à dire que la mafia s’intéresse à la Salerno Reggio Calabria”, rappelle l’historien Enzo Ciconte. À l’époque, la ‘ndrangheta est encore pauvre et rurale, mais déjà rusée. Elle organise des attentats sur les chantiers. “Pour limiter les dégâts, les grandes entreprise­s du Nord ont décidé de payer les mafieux. Mais pas de leur poche, bien évidemment. Elles ont tout simplement augmenté le prix de l’autoroute d’environ 15%. Nous avons donc tous financé la mafia!” s’indigne-t-il. L’ancien boss Antonio di Dieco, devenu collaborat­eur de justice, a expliqué aux magistrats que les mafieux avaient convenu d’une carte de l’autoroute délimitant les zones d’influence ; les différente­s familles de la ‘ndrangheta se sont partagé tous les travaux de l’a2. C’est avec la constructi­on de la Salerno Reggio Calabria que la ‘ndrangheta a pu devenir ce qu’elle est aujourd’hui: la plus puissante organisati­on mafieuse d’europe qui tutoie les grands entreprene­urs du pays. “La Salerno Reggio Calabria inaugure la mafia entreprene­uriale”, confirme Michele Prestipino, installé dans son bureau romain, où trône une grande affiche “Wanted Bernardo Provenzano”. Ce magistrat est connu pour avoir arrêté “le Tracteur”, chef suprême de Cosa Nostra. Michele Prestipino a aussi travaillé sur les dernières enquêtes d’infiltrati­on mafieuse dans la Salerno Reggio Calabria, entre 2008 et 2013, lorsqu’il était à la direction régionale antimafia de la première ville calabraise, Reggio de Calabre. Il continue à intervenir sur ce dossier depuis Rome, où il est aujourd’hui procureur adjoint. En novembre 2016, il a signé l’opération Sansone, qui s’est soldée par 26 arrestatio­ns. “La ‘ndrangheta s’empare du dernier échelon des travaux, elle gère les petites entreprise­s au bout de la chaîne de soustraita­nce. Elle fournit ainsi le béton, ou impose ses entreprise­s pour les engins de terrasseme­nt, les transports et même les services. Les Gallico, famille mafieuse de la ville de Palmi, ont un

Célèbre pour ses travaux sans fin, ses accidents mortels, ses bouchons titanesque­s et la succession de scandales impliquant la criminalit­é organisée, l’a2 est l’emblème de “l’échec de l’état italien”

pressing. C’est là qu’étaient lavées les tenues des ouvriers de l’autoroute”, détaille Prestipino. Il n’est pas question uniquement de gain économique. En s’infiltrant dans les travaux de la Salerno Reggio Calabria, la ‘ndrangheta accroît sa présence sur le territoire, crée des emplois et du consensus social. Les locaux ont du travail. Les autres préfèrent fermer les yeux. “Les dirigeants des grandes entreprise­s nationales sont souvent au courant de ce qui se passe. Ils considèren­t la mafia comme un mal nécessaire: il faut en passer par là pour travailler sur ces territoire­s. Il n’y a pas de prise de conscience, pas de réaction de la société civile, et c’est tout le problème”, soupire le procureur adjoint de Rome, qui se souvient encore de ce restaurate­ur qui a osé dénoncer les mafieux qui lui imposaient de payer le pizzo. “Les malfrats ont été définitive­ment condamnés, et emprisonné­s. Mais le restaurate­ur a été puni. Non pas par les parents ou les proches des mafieux, mais par la population. Plus personne n’est allé manger dans son restaurant. L’endroit n’était plus fréquenté que par des flics et des magistrats.”

Contrat déchiré

Caméras de surveillan­ce, barbelés, portes blindées et béton armé: à Palmi, tout au sud de la botte, l’entreprise de Gaetano Saffioti ressemble plus à un bunker qu’à une société de bétonnage et terrasseme­nt. Deux policiers surveillen­t les lieux dans une Alpha Romeo garée dans la cour. L’entreprene­ur calabrais vit sous escorte depuis seize ans pour avoir osé, en 2002, porter plainte contre la ‘ndrangheta. À l’époque, il vient de passer un contrat pour s’occuper des travaux sur la Salerno Reggio Calabria. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. “Quelle famille est derrière vous?” lui demande le dirigeant de l’entreprise qui souhaite avoir recours à ses services. Lorsque l’entreprene­ur de Palmi répond “aucune”, le dirigeant déchire le contrat sous ses yeux. Gaetano Saffioti porte plainte, et raconte tout ce qu’il endure depuis des années: le racket, les embauches forcées, les attentats et les rendez-vous contraints. “Les boss venaient me chercher chez moi et m’obligeaien­t à participer à des réunions avec eux, pour me faire comprendre que je ne comptais pour rien. J’enregistra­is ces échanges, ils le savaient, mais ils sont tellement arrogants qu’ils pensaient que jamais je n’aurais osé porter plainte.” C’est sans compter sur l’arrivée du magistrat Roberto Pennisi, qui traite les entreprene­urs qui se plient aux ordres de la mafia de “lâches”. “Je n’avais jamais osé témoigner avant car je savais que les forces de l’ordre aussi entretenai­ent des liens avec la criminalit­é organisée. Mais ce magistrat m’inspirait confiance. Pour moi, c’était le Falcone de Calabre.” La collaborat­ion entre les deux hommes aboutit à l’opération Tallone d’achille. Quarante-huit personnes sont arrêtées, dont des boss mafieux, et des dizaines de millions d’euros de biens sont confisqués. Pour Gaetano Saffioti, une autre vie commence. Ses proches s’éloignent. Sa banque ferme son compte. Les ouvriers refusent de travailler pour lui. “Même les prêtres ne sont plus venus réclamer les offrandes pour les fêtes patronales!” Surtout, travailler en Italie est devenu impossible. “Encore aujourd’hui, il y a toujours une offre plus avantageus­e que la mienne. Si je baisse mes prix, on trouve une autre excuse. Je travaille avec des pelleteuse­s Fiat? Il faut des pelleteuse­s Caterpilla­r, et inversemen­t. C’était absurde.” Excédé, Gaetano Saffioti va jusqu’à proposer de travailler gratuiteme­nt sur la constructi­on de la Salerno Reggio Calabria. Il rencontre le dirigeant d’une grosse entreprise qui réalise les travaux sur l’a2. “Il m’a dit que le problème pour eux, c’est que sans la protection de la

“La ‘ndrangheta fournit le béton, ou impose ses entreprise­s pour les engins de terrasseme­nt, les transports et même les services” Michele Prestipino, magistrat qui a travaillé sur des infiltrati­ons mafieuses dans la Salerno Reggio Calabria

mafia, les contrôles sur les travaux sont plus sévères, et gonfler les prix est impossible. Tout le système est corrompu, des contrôleur­s qui ne font pas leur travail aux entreprise­s qui ne pensent qu’au profit. C’est une mafia légalisée.” Gaetano Saffioti ne baisse pas les bras. Il refuse de quitter la Calabre, et continue de proposer ses services. En 2014, il arrive finalement à travailler dans son pays. Il faut démolir la maison des Pesce, une des familles les plus puissantes de la ‘ndrangheta, mais personne ne veut s’y coller. Sauf lui. “Quand on a démoli la maison, tous les volets autour étaient fermés, en signe de désapproba­tion”, se souvient l’entreprene­ur. Quatre ans plus tard, devenu persona non grata en Italie, Gaetano Saffioti n’exerce plus qu’à l’étranger, au Moyen-orient, en Allemagne, et aussi en France, où il a travaillé sur l’extension de l’aéroport Charles-de-gaulle à Paris et sur le TGV. Son principal regret? Ne pas avoir pu construire ne serait-ce qu’un kilomètre de l’autoroute qui parcourt sa région. Il sort son portable et montre une vidéo réalisée par un ouvrier qui a travaillé sur l’a2. Le petit film est tourné dans les canaux qui passent sous l’autoroute pour faciliter l’écoulement de l’eau. Les parois sont déjà endommagée­s, l’ouvrier zoome sur une importante faille, puis raconte qu’ici, les ouvriers ont mélangé le béton à la boue. “J’ai transmis cette vidéo aux forces de l’ordre, explique Saffioti, exaspéré. Les travaux sur la Salerno Reggio Calabria, c’est un peu la toile de Pénélope: ils ne seront jamais terminés. À peine finis, il faut déjà recommence­r.”

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