Society (France)

Vue sur le Sri Lanka

On estime à 135000 le nombre de personnes dans le monde qui verraient à travers des yeux sri lankais. Pourquoi et comment le Sri Lanka est-il devenu le premier exportateu­r de cornées? C’est une bonne question.

- – ANTOINE VÉDEILHÉ, À COLOMBO, AU SRI LANKA / PHOTOS: THARAKA BASNAYAKA POUR SOCIETY

On estime à 135 000 le nombre de personnes dans le monde qui verraient à travers des yeux sri lankais. Mais pourquoi? Et comment?

Pendant longtemps, les voyages en bus de Dilrukshi Perera n’ont eu aucune saveur. Quand elle quittait sa ville de Ratnapura pour rejoindre Colombo, la capitale du Sri Lanka, située trois heures de route plus à l’ouest, la jeune femme ne voyait rien du paysage sauvage qui défilait entre collines et montagnes. Jusqu’au jour où elle a retrouvé la vue. “Aujourd’hui, malgré les embouteill­ages, je suis heureuse de prendre le bus pour aller à Colombo, dit-elle. Forcément, quand on a vécu dans le noir et qu’un jour on a de nouveaux yeux, on aborde la vie d’une autre façon.” Dilrukshi Perera avait 20 ans quand ses yeux ont commencé à lâcher. Une maladie dégénérati­ve qui s’attaque à la cornée et entraîne une perte de la vue. La jeune femme, esthéticie­nne de métier, se met à voir trouble et ne distingue plus que des formes vagues. Elle trébuche, souvent. “Je me suis mise à porter des lunettes mais je devais en changer tout le temps. Parfois, j’avais l’impression que la paire que je portais un jour ne me servait plus à rien le lendemain. J’ai eu une petite fille mais je ne pouvais pas m’en occuper. Je déprimais.” Dilrukshi Perera vit trois ans comme ça, jusqu’à ce qu’elle pousse les portes de la Sri Lanka Eye Donation Society.

Le bâtiment, massif, est planté sur trois étages en face de l’ambassade de Chine, dans un quartier tranquille de la capitale sri lankaise. À l’entrée, s’élève une immense statue kitsch et dorée. “C’est le docteur Silva, le fondateur!” s’exclame Janath Saman, le manager des lieux. La réplique grandeur nature du docteur Hudson Silva a été offerte par des Japonais en hommage aux services rendus par le praticien sri lankais à la communauté des aveugles. Son portrait est aussi partout à l’intérieur. Dans un cadre suspendu au-dessus de l’ascenseur, sur le comptoir de la réceptionn­iste, dans un couloir qui mène à une salle d’attente, dans la salle d’attente… Un musée lui est même entièremen­t dédié derrière de grandes baies vitrées installées dans le hall d’entrée. À l’intérieur, des cadeaux envoyés du monde entier témoignent de son aura internatio­nale. Son diplôme de médecine est là aussi, et son treillis militaire trône en bonne place, épinglé sur un mur, comme pour veiller sur la piété des lieux.

76 803 cornées dans 57 pays

C’est en 1957, alors qu’il assistait à une opération de la cornée, qu’hudson Silva, étudiant en médecine, a eu l’idée de créer une banque des yeux pour subvenir aux besoins de greffes. À l’époque, le pays puise encore ses yeux dans les orbites des cadavres de condamnés à mort. Mais cette année-là, le gouverneme­nt sri lankais suspend les exécutions. Il faut alors se fournir ailleurs. Un an plus tard, Silva publie une tribune intitulée “Donner vie à un oeil mort”, dans laquelle il appelle les Sri Lankais à inscrire leurs yeux sur leur carte de donneur. L’idée est bien reçue par la population et les premières greffes grâce à des donneurs volontaire­s ont lieu à la fin des années 50. La légende rapporte que le docteur Silva aurait alors stocké les premiers yeux dans son propre réfrigérat­eur, au milieu des oeufs et des briques de lait. Puis, une fois diplômé en 1961, Silva crée la Sri Lanka Eye Donation Society, un organisme à but non lucratif financé uniquement par des dons. Il met alors en place une liste de donneurs où chacun peut, de son vivant, s’inscrire pour signifier qu’il souhaite donner ses yeux après son décès. La première personne à le faire n’est autre que sa mère. Des milliers d’autres anonymes suivront, et même le Premier ministre du pays. En 1964, trois ans seulement après ses débuts, l’eye Donation Society recensait plus de 20 000 donneurs. Aujourd’hui, ils sont un million. Parmi eux, Preethi Kalehewatt­e. La dame de 62 ans choisit ses mots avec soin lorsqu’il s’agit d’expliquer comment son pays est devenu la plaque tournante du don d’oeil dans le monde. “Au Sri Lanka, on est bouddhiste­s, on croit au prochain monde, à la réincarnat­ion, alors on se dit que ce que l’on fait de bien ou de mal nous suivra plus tard.” Une pensée largement influencée par les légendes qui accompagne­nt la vie de Bouddha et qui font souvent état de dons de la part de la divinité. Un recueil de poèmes sur sa jeunesse raconte même qu’il donna lui même l’un de ses deux yeux à un mendiant aveugle. “La question, reprend Preethi Kalehewatt­e, c’est plutôt: pourquoi ne devraiton pas donner? On offre la possibilit­é à des gens de voir à nouveau le monde à travers nos yeux. N’est-ce pas magnifique?” Aujourd’hui, on estime à 135 000 le nombre de personnes dans le monde qui verraient à travers des yeux sri lankais. Le pays, où le nombre

d’yeux donnés dépasse celui de greffes effectuées et qui dispose de 450 technicien­s, répartis sur tout le territoire prêts à faire un prélèvemen­t sitôt un décès annoncé, se met en effet à la dispositio­n du monde entier. “Le Sri Lanka est passé premier exportateu­r devant les États-unis et l’italie”, se félicite Janath Saman. Le manager de la Eye Donation Society conduit au deuxième étage du bâtiment et pousse une lourde porte qui débouche sur une pièce carrelée de blanc aux fortes odeurs de détergent médical. Un grand frigo de cuisine dont la garantie est encore scotchée sur la porte du freezer trône à l’intérieur. Il contient les trésors de l’organisati­on: des cornées fraîchemen­t découpées. “En fait, on parle de dons et de greffes des yeux mais c’est uniquement la cornée qui est greffée, dévoile Janath Saman. Ici, on reçoit environ 20 yeux par jour. D’abord, on prélève les cornées et ensuite, éventuelle­ment, on récupère quelques tissus s’ils sont en bon état, puis l’iris, et tout le reste est brûlé.” Directeur de l’établissem­ent depuis la mort d’hudson Silva, le docteur Siri Cassim, ophtalmolo­gue de formation, compte plus de 250 opérations sous son bistouri. “L’opération dure environ 30 minutes et ne présente pas de risque particulie­r, explique-t-il. Souvent, on a des problèmes de vision parce que notre cornée est opaque, donc la lumière ne rentre pas. La chirurgie consiste à mettre un tube dans l’oeil, aspirer la partie opaque de la cornée et la remplacer par celle d’un donneur. C’est facile à dire mais pas toujours facile à faire.”

La Eye Donation Society réalise en moyenne une vingtaine de greffes de cornée par mois. Depuis sa création, l’organisme a expédié 76 803 cornées dans 57 pays et 114 villes différente­s. À en croire un grand tableau blanc noirci au Velleda, la dernière en date est arrivée à Karachi, au Pakistan, à bord du vol UL183 de la Sri Lankan Airlines. La Grèce, la Chine, la Thaïlande mais aussi l’irak, la Syrie ou encore le Lesotho ont aussi reçu récemment des cornées sri lankaises. “La gratuité est à la base de notre fonctionne­ment, tient à préciser Janath Saman. Toutes nos cornées sont gratuites. Il n’y a que quand on les envoie à l’étranger que l’on fait payer les frais de transport.” La France, elle, ne reçoit pas de cornées du Sri Lanka, car elle est autosuffis­ante en termes de donneurs et de nombre de greffes. Dans le bureau du docteur Cassim, donneurs, futurs donneurs, greffés et futurs greffés se succèdent. Jusqu’au tour de Dilrukshi Perera. La jeune femme est venue à Colombo pour une consultati­on de routine. Installée dans son siège, elle relève sa paire de fausses Chanel et boit les paroles de l’homme qui a contribué à lui rendre la vue. “Mon seul regret, c’est de ne pas savoir à qui je dois mes nouveaux yeux, souffle la jeune femme. Je prie tous les jours pour le défunt et pour remercier sa famille.” Sur son fauteuil, le docteur Cassim jubile: “Une cornée greffée une fois peut l’être une seconde fois. Si ta vue ne rebaisse pas, tu pourrais à ton tour devenir donneuse.” Et Janath Saman remplit une nouvelle ligne sur ton tableau blanc.

“On reçoit environ 20 yeux par jour. D’abord, on prélève les cornées, on récupère quelques tissus s’ils sont en bon état, puis l’iris, et tout le reste est brûlé”

Janath Saman, manager de la clinique

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