Society (France)

Alan

- PAR WILLIAM THORP, À VANCOUVER, AU CANADA / PHOTOS: ALANA PETERSON POUR SOCIETY

Elle est devenue un objet médiatique. Puis un symbole. L’espace de quelques jours de septembre 2015, la photo d’alan Kurdi, un enfant syrien de 2 ans échoué sur une plage de Bodrum, en Turquie, réveilla les conscience­s sur la question migratoire. Aujourd’hui, sa tante Tima raconte son calvaire et celui des siens.

À l’époque, elle est devenue un objet médiatique. Puis un symbole. L’espace de quelques jours de septembre 2015, la photo d’alan Kurdi, un enfant syrien de 2 ans échoué sur une plage de Bodrum, en Turquie, inerte, le visage contre le sable, réveilla les conscience­s sur la question migratoire. Et puis la vie reprit son cours. Sauf pour la famille. Aujourd’hui, trois ans exactement après le drame, sa tante Tima, installée au Canada, raconte son calvaire et celui des siens.

Assise sur son canapé en cuir marron, Tima observe un cliché grand format installé au-dessus de la cheminée. Dessus, deux enfants hilares posent côte à côte, séparés par un grand ours blanc en peluche. “C’est l’une des rares photos que j’ai d’eux ensemble, souffle Tima. Mes deux neveux, Ghalib et Alan, avant le drame.” Plus bas, en pleine page au coeur du livre qu'elle vient de publier, The Boy on the Beach, s’affiche une autre photo. On y voit Alan, allongé sur le sable gris d’une plage de Bodrum, en Turquie ; son t-shirt rouge est remonté jusqu’au nombril et sa tête, face contre terre, s’enfonce dans l’écume qui remonte. Elle date du 2 septembre 2015. La nuit précédente, le petit garçon de 2 ans et sa famille –Ghalib, son grand frère de 5 ans, et leurs parents, Abdullah et Rehanna– avaient tenté de rallier la Grèce depuis les côtes turques. Seul Abdullah s’en est sorti. Tima, la tante, secoue la tête et ouvre la bouche pour parler, puis soulève seulement ses épaules sans émettre de bruit. Le lendemain du drame, le corps échoué de l’enfant s’affichait sur les unes et écrans du monde entier. Quatre jours plus tard, une sculpture de sable à l’image du petit garçon était réalisée par des Palestinie­ns

Quand Tima repart au Canada, elle laisse à Abdullah des cadeaux pour ses neveux. Dans les sacs, un t-shirt rouge, un short en jean et une paire de baskets noires pour Alan

sur une plage de Gaza. Le même jour, une trentaine de personnes vêtues d’un t-shirt rouge s'allongeain­t face contre terre sur la plage de Rabat, au Maroc. Rapidement, les politiques s’emparaient eux aussi du sujet. François Hollande, alors président de la République, et la chancelièr­e allemande, Angela Merkel, appelaient à un “mécanisme permanent et obligatoir­e” de l’accueil de réfugiés. Le Premier ministre anglais, David Cameron, promettait d’accueillir “des milliers de réfugiés syriens supplément­aires” et “d’en faire davantage”. Le Premier ministre finlandais, Juha Sipilä, allait jusqu’à proposer d’héberger des réfugiés dans sa maison de campagne, à 500 kilomètres de Helsinki. Alors que 44% des Français se disaient favorable à ce que la France accueille une part des réfugiés quelques jours avant la mort de l’enfant, ils étaient 53% une semaine après. Si le petit Alan est ainsi devenu le symbole de ces milliers de Syriens qui fuient leurs pays, sa tante dit, elle, être “devenue leur voix”. Ces trois dernières années, cette femme de 48 ans a enchaîné les interviews, discours et rencontres avec des politiques. Son livre raconte l’histoire de sa famille. “J’ai une dette envers eux, dit-elle, sa main droite triturant un autre portrait de ses deux neveux. S’ils sont morts aujourd’hui, c’est par ma faute.”

À Damas, les premiers tirs

Dans sa maison, perdue dans la masse des pavillons qui peuplent Coquitlam, une ville voisine de Vancouver, Tima a essayé de reproduire l’ambiance qu’elle a connue dans son pays d’origine, la Syrie. Les rideaux rouges tamisent la lumière qui entre dans la pièce et trois tableaux représenta­nt Damas sont accrochés en face de la fenêtre. Quand elle se lance dans une descriptio­n de sa ville natale et de sa maison sur les hauteurs du mont Qassioun, Tima parle d’abord des “odeurs de jasmin et d’épices qui courent dans les rues”. Puis elle se raconte, elle.

L’enfance heureuse. Le mariage arrangé avec un Kurde irakien, Sirwan, installé au Canada. Et puis le départ à 21 ans pour Vancouver. À Damas, sa famille poursuit une vie tranquille. Ses cinq frères et soeurs se marient, quittent la maison familiale à leur tour, font des enfants. Sauf Abdullah, qui peine à se caser. À 33 ans, ce coiffeur de profession dîne seul le soir avec son père, devant le portrait de sa mère morte quelques années auparavant. Mais un jour, il aperçoit cette femme dans les champs d’oliviers de sa famille, à Kobané. Elle s’appelle Rehanna, elle a de longs cheveux noirs. “Par téléphone, il m’a dit qu’il avait vu son âme soeur, et qu’il voulait l’épouser, se souvient Tima. C’était une cousine éloignée, mais ça ne posait pas de problème pour le mariage.” Fin 2010, c’est chose faite. Un mois après, Rehanna tombe enceinte de son premier garçon, Ghalib. “Il était sur un petit nuage”, dit-elle. Quelques mois plus tard, à Deraa, dans le Sud du pays, alors que l’égyptien Hosni Moubarak et le Tunisien Zine El-abidine Ben Ali viennent de chuter de leur trône, une quinzaine d’adolescent­s taguent sur le mur de leur école: “Ton tour arrive, docteur.” Le message est limpide pour Bachar Al-assad. Tima, elle, a quitté Sirwan et s’est remariée en 2006 avec Rocco, un Italien aux cheveux plaqués en arrière. Lui travaille dans la vente, elle est embauchée à temps plein dans un salon de coiffure. Peu de temps après que les gamins auteurs du tag ont été arrêtés puis torturés, Tima retourne pour quelques semaines sur ses terres natales, comme elle essaye alors de le faire chaque année. “Quand on se promenait à Damas, les rues étaient animées, les gens faisaient du shopping, sortaient de chez eux, rembobinet-elle. On allait au restaurant le soir, tout le monde rigolait. On était loin de ce que l’on voyait dans la presse. Oui, il y avait des gens qui protestaie­nt, mais on se disait que cela irait, que c’était la Syrie. Est-ce que vous voyez un pays prêt à exploser? Non. Personne ne pensait que ça allait dégénérer comme cela. Personne n’avait pris la chose au sérieux.” Il arrive parfois à Tima de douter. Pendant son séjour, l’ambassade canadienne l’appelle pour lui conseiller de rentrer dès que possible sur le continent américain. Le jour du départ, sur la route de l’aéroport, la voiture de son oncle est fréquemmen­t arrêtée et contrôlée à des checkpoint­s militaires. Ses proches tentent de la rassurer, les choses vont se calmer. Mais des tirs commencent à se faire entendre dans les rues de Damas. Et des personnes du coin disparaiss­ent sans laisser de trace. Rentrée au Canada, elle apprend un jour qu’un homme s’est fait exploser à côté du terrain où deux de ses neveux jouaient au foot. “Ils n’ont presque rien eu, juste un bout de métal dans la jambe pour l’un, mais mon père m’a dit par téléphone que des morceaux étaient arrivés jusqu’aux murs et vitres des maisons”, soupiret-elle. Très vite, le conflit oblige à choisir son camp. “On ne pouvait pas être neutre. Si vous disiez ne pas soutenir les rebelles, vous étiez forcément pour le gouverneme­nt et inversemen­t, s’énerve Tima. J’ai supplié ma famille de quitter la Syrie, mais personne ne voulait m’écouter. Ils pensaient que ça passerait. Abdullah, Rehanna et Ghalib sont partis vivre à Kobané.”

Fuir Kobané

Là-bas, dans le Nord du pays, non loin de la frontière turque, Rehanna a pris l’habitude de dire: “Nous avons des tomates, du piment et du pain. De quoi de plus avons-nous besoin?” Peut-être d’argent. C’est ce que pense Abdullah. Chaque fin de week-end, celui-ci emprunte la M5, l’autoroute qui part d’alep et traverse le pays en passant par Damas, pour retourner travailler dans cette ville en guerre. La voie passe par de nombreux territoire­s aux mains de différents groupes rebelles. Un soir, alors qu’il rentre de la capitale, un groupe d’hommes l’arrête à un peu plus d’une centaine de kilomètres de Kobané. “Ils étaient à la recherche de Kurdes, qui sont pour eux des ‘kafreen’, ‘des non-musulmans’, explique sa soeur. Ils pensaient qu’il travaillai­t avec des passeurs ou avec les peshmergas…” Abdullah a également une cartouche de cigarettes dans sa voiture, ce qui est interdit dans leur vision rigoriste de l’islam. Ils décident donc de le questionne­r dans une maison non loin de là. Quatre hommes y sont déjà au sol, ficelés “comme du rosbif” –comme l’écrit Tima dans son livre– dans une pièce qui empeste l’urine et le sang. Abdullah est torturé des jours durant dans le but d’obtenir des réponses à des questions qui n’en sont pas, puis il est libéré, un paquet de molaires en moins. Désormais, il ne descendra plus vers le Sud pour travailler. Il file donc vers le Nord, de l’autre côté de la frontière turque. En mars 2013, 1,1 million de Syriens ont déjà quitté leur pays et il est fréquent d’entendre leur dialecte dans les rues d’istanbul. Abdullah passe ses journées sur des chantiers et partage ses nuits avec dix hommes dans une petite chambre d’hôtel de la capitale turque. Il envoie régulièrem­ent de l’argent à Rehanna, enceinte. Le 6 juin 2013, Alan naît. Tima dit aujourd’hui qu’elle ne pouvait pas vraiment savoir ce qui se passait là-bas. Sa famille lui “cachait” les événements les plus marquants, par peur des représaill­es et pour ne pas l’inquiéter. “Je leur parlais en chat vidéo, et je regardais les journaux télévisés, dit-elle. À chaque fois, j’avais de la peine pour eux, et j’essayais de leur envoyer le maximum d’argent. Mais je devais aussi m’occuper de mon enfant, de mon mari, je revoyais mes amis, je vivais ma vie au Canada. J’étais un peu comme tout le monde à l’époque: désolée pour les réfugiés, désolée pour ma famille, mais sans vraiment comprendre.” En août 2014, Tima se rend en Turquie pour cinq semaines. Cela fait alors trois ans qu’elle n’a vu personne de sa famille en chair et en os. À l’aéroport, elle est d’abord accueillie par Mohammad, un autre de ses frères, installé lui aussi en Turquie comme leurs deux soeurs, Maha et Hivron. Abdullah est là également, tout comme leur père, qui a fait le déplacemen­t depuis Damas pour l’occasion. “Leurs visages n’étaient plus les mêmes, la guerre les avait changés, dit-elle. Je les regardais et je n’avais plus

Rehanna a fini par lâcher son mari, par épuisement. Elle a hurlé: “Sauve les enfants!” Pendant une accalmie, Abdullah a aperçu le visage de son fils aîné, la bouche ouverte, le regard vide. Alan était dans le même état

“J’avais de la peine pour eux, et j’essayais de leur envoyer le maximum d’argent. Mais je devais aussi m’occuper de mon enfant, de mon mari, je vivais ma vie au Canada. J’étais un peu comme tout le monde à l’époque: désolée pour les réfugiés, désolée pour ma famille, mais sans vraiment comprendre”

Tima, la tante d’alan

l’impression d’être leur grande soeur. Abdullah avait le regard vitreux et la peau sur les os. Je ne savais pas pourquoi il était si mince, puis j’ai appris ce qui lui était arrivé. À cause de ses dents cassées, il avait du mal à se nourrir désormais. J’ai failli m’évanouir, mon père pleurait. On se demandait comment on avait pu en arriver là.” Tima découvre la vie des réfugiés en Turquie, celle de “fantômes parmi les vivants”. Elle voit des enfants effectuer des boulots d’adulte pour faire vivre leur famille, d’autres faire les mariolles dans la rue pour récolter des pièces des mains des touristes. “Il y avait cet enfant qui jouait du tambour près d’un coin touristiqu­e. À un moment, je l’ai vu prendre une pause et se frotter les mains, se souvient-elle en larmes. Je me suis approchée pour lui parler, j’ai vu qu’il avait les doigts en sang. Il faisait ça toute la journée depuis qu’il avait quitté la Syrie pour aider les siens. Il avait seulement 12 ans.” Alors, que le séjour de Tima touche à sa fin, Daech commence à envahir Kobané, où se trouvent encore Rehanna et les deux enfants. Toute la ville fuit, Rehanna doit en faire autant. “La veille de mon départ, elle avait enfin dépassé la frontière turque, mais je devais partir, je n’ai pas pu les voir, elle et les petits. Cela s’est joué à quelques heures à peine... Qu’est-ce qui m’empêchait de repousser mon avion? Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait. Je me disais que je les reverrais l’été d’après...” Quand Tima part, elle laisse à Abdullah des cadeaux pour ses neveux. Dans les sacs, un t-shirt rouge, un short en jean et une paire de baskets noires pour Alan.

La traversée

Tima essaye alors de faire venir ses proches au Canada. D’abord Mohammad, puis Abdullah. Mais à chaque fois, les papiers manquent. “Au début, je me disais que cela serait l’affaire d’un an, six mois si on avait de la chance. Le pays était en guerre, tout le monde parlait de la Syrie. J’étais vraiment confiante, puis j’ai vu les difficulté­s s’accumuler. L’état voulait des passeports, sauf que la majorité des Syriens n’ont pas de passeport. Ensuite, il voulait un permis de séjour de la Turquie, sauf qu’ils n’étaient pas entrés légalement dans le pays, enrage-t-elle encore aujourd’hui. À chaque fois, quelque chose bloquait. Les Syriens étaient les seuls à qui on demandait autant de preuves, alors que la Syrie était le seul pays en guerre.” Abdullah n’a déjà plus grand espoir de recevoir des documents d’accueil du Canada. Et les conditions de vie de la famille se dégradent encore en Turquie. Rehanna vient de faire une fausse couche qui l’a rendue anémique et faible. Peut-être est-ce l’élément déclencheu­r qui pousse Abdullah à se lancer dans la traversée. C’est décidé: ils partiront direction l’europe. Au coeur de l’été 2015, Tima parvient à envoyer 5 000 dollars à Abdullah pour payer leur périple. Il y a dix heures de décalage entre Istanbul et Vancouver, les messages d’abdullah lui arrivaient en pleine nuit. À l’aube, chaque jour de ce mois d’août, Tima se précipite donc vers la cuisine, où elle laisse son téléphone la nuit, la boule au ventre. Le 11 août, elle reçoit: “Nous n’y sommes pas allés.” Le 13 août: “Nous sommes partis à 2h. La police nous a arrêtés et amenés au poste, mais elle a été gentille avec nous. Une autre famille était avec nous. Ils nous ont laissés partir ce matin. Nous essayons de nouveau ce soir.” Le 21 août: “Les vagues étaient trop grandes. Je ne le ferai pas.” Le 25 août: “Nous y allons ce soir.” Puis, le départ encore repoussé, deux jours plus tard: “La mer est calme, aujourd’hui. Mais le passeur n’a qu’un canot pneumatiqu­e. Je refuse de monter dessus.” “Chaque matin, je me disais: ‘Mais mon Dieu, ils ne sont toujours pas partis!’ Je devenais impatiente, je lui disais: ‘Bon, très bien, mais tu y vas ce soir!’ Quand je revois ce que je lui ai écrit, je me sens tellement honteuse ; j’ai été tellement stupide de le pousser à faire cela! Je ne vivais pas là-bas, je ne voyais pas le danger qu’il y avait dans cette eau.” Le 31 août, elle reçoit: “Si Dieu le veut, nous partons ce soir.”

Abdullah a tout raconté à sa soeur. Alan était dans les bras de Rehanna, Ghalib dans les siens. Comme des claques au visage, les vagues heurtaient les parois du bateau de pêche dans lequel se trouvaient la famille et d’autres réfugiés. Les secousses faisaient rire Alan, mais Ghalib pleurait. Puis l’eau a commencé à rentrer dans le bateau. Ce dernier s’est renversé et les passagers ont été projetés à la mer. Rehanna ne savait pas nager, elle s’est accrochée au bras d’abdullah comme elle le pouvait. De l’autre bras, lui tentait de maintenir les enfants hors de l’eau. Chacun avait son gilet de sauvetage, mais ces modèles-là, vendus sur les côtes turques, ont plutôt tendance à faire couler en se gorgeant d’eau... Dès qu’une vague arrivait, Abdullah criait: “Prenez de l’air!” Mais Rehanna a fini par lâcher son mari, par épuisement. Elle a hurlé: “Sauve les enfants!” Abdullah s’est retrouvé seul avec les petits. Les cris et pleurs des autres passagers résonnaien­t dans la nuit, mais Alan et Ghalib étaient silencieux. Pendant une accalmie, Abdullah a aperçu le visage de son fils aîné, la bouche ouverte, le regard vide. Alan était dans le même état. L’un après l’autre, les deux enfants ont été arrachés des mains de leur père. Quand Tima consulte son téléphone le matin

Tima a lu sur Twitter que les vêtements d’alan étaient exposés au Louvre. Abdullah, lui, entend régulièrem­ent que Ghalib et Rehanna ne sont pas morts ou qu’il a risqué sa vie et celle de sa famille uniquement pour se faire poser des couronnes dentaires gratuiteme­nt en Europe. Fake news

du 1er septembre, il n’y a pas de message. Elle appelle son père, qui n’a pas plus d’informatio­ns. Les heures d’attente deviennent une journée. “Je ne pouvais ni manger ni dormir, dit-elle. Je sentais que quelque chose s’était passé, ce n’était pas normal de ne pas avoir de nouvelles.” La fatigue l’emporte sur l’angoisse, et la nuit tombée à Vancouver, Tima s’assoupit quelques heures. Il est 4h quand elle se réveille brusquemen­t, et fonce, comme elle l’a fait tant de fois, vers son portable. Elle voit des dizaines d’appels manqués. “J’ai rappelé ma soeur Shireen, qui était à Damas, et je l’ai entendue crier plusieurs fois: ‘Abdullaaaa­h.’ Mais je ne comprenais pas le reste de ce qu’elle disait à cause du mauvais réseau. J’ai raccroché et appelé ma soeur Maha. Elle a décroché en larmes, je lui ai crié: ‘Dis-moi!’, elle m’a répondu: ‘Rehanna, Alan et Ghalib se sont noyés, mais Abdullah a survécu.’ La première chose à laquelle j’ai pensé, c’était que tout était de ma faute. J’avais donné les 5 000 dollars pour cette traversée, j’avais payé pour cela, et je les avais poussés à le faire.” Ce matin-là, Tima s’effondre et crie aussi fort “que le monde puisse [l’]entendre”. “Le reste, vous ne le comprendri­ez pas”, chuchote-t-elle aujourd’hui dans son canapé.

La vie après

Depuis quelque temps, Tima est inquiète. Elle a lu sur Twitter que les vêtements d’alan étaient désormais exposés dans un musée en France. Elle dégaine son portable et montre une photo du t-shirt rouge et du short en jean avec un commentair­e précisant qu’ils sont au Louvre. Une fake news. Pas la seule. Tima s’énerve de voir encore des médias rebaptiser son neveu “Aylan” ou le vieillir d’un an. Abdullah, lui, entend régulièrem­ent que Ghalib et Rehanna ne sont pas morts car aucune photo ne l’atteste ou qu’il a risqué sa vie et celle de sa famille uniquement pour se faire poser des couronnes dentaires gratuiteme­nt en Europe. “Mais dans quel pays se fait-on poser des couronnes sans payer, hein? questionne aujourd’hui sa soeur. Après la tragédie, Tima a enchaîné les événements et rencontres pour soutenir la cause des réfugiés. Le lendemain de la mort d’alan, Ghalib et Rehanna, une conférence de presse “avec tous les médias du monde” était organisée devant chez elle. Peu de temps après, elle prenait la parole au Haut Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés à Bruxelles, puis lors d’une conférence TEDX, et filait ensuite à Washington DC, pour plusieurs interviews et déclaratio­ns publiques. “Depuis que je suis allée là-bas pour demander au gouverneme­nt américain d’arrêter de financer les rebelles, parce que cet argent va dans les mains des terroriste­s et cela empire la situation, je reçois des menaces de mort, notamment de la part de réfugiés. Ils disent que je soutiens le ‘Boucher’, et que je suis une traître. Mais en quoi est-ce le cas? Bachar Al-assad se fout de notre famille, et ne sait certaineme­nt pas que l’on existe. J’ai aidé ces réfugiés avec ma voix, et c’est comme cela qu’ils me remercient? En me menaçant de mort? Eux sont ici, au Canada, alors que ma famille, elle, est encore là-bas.” Abdullah vit aujourd’hui à Erbil, au Kurdistan irakien, dans une maison mise à sa dispositio­n par le gouverneme­nt kurde. Chaque mois, Tima lui envoie “quelques centaines d’euros”. “Il passe ses journées entouré des jouets de ses enfants, il sort leurs vêtements des placards et les renifle, leur parle. Tout lui rappelle sa famille. Une fois, je faisais la vaisselle et il m’a dit que cela sentait le produit qu’utilisait Rehanna, avant d’éclater en sanglots.” Chaque nuit est un nouveau cauchemar, un retour dans la Méditerran­ée. La famille tente de le remettre sur pied. Ses soeurs lui ont présenté des femmes, comme Ghamzeh, originaire de Kobané. “La jumelle de Rehanna”, dit Tima, tant elle ressemble à la défunte femme de son frère. Abdullah est en couple avec elle depuis quelque mois. “Mais il est toujours au fond, continue-t-elle. Il ne va pas bien, et je m’inquiète. Il a vraiment besoin d’aide.” Tima est assise sur la terrasse à l’arrière de sa maison. Un toit transparen­t couvre un barbecue surdimensi­onné à côté d’une table en verre et d’une balancelle en tissu beige. Chaque nuit, elle se lève à 4h et s’assoit là pour avaler un café et tirer sur une cigarette. À chaque fois, deux oiseaux orange l’observent, puis s’éloignent vers les pots de fleurs avant de s’envoler. “Ils sont de différente­s tailles, un peu comme Alan et Ghalib. Je ne peux m’empêcher de penser aujourd’hui que cela pourrait être eux qui m’observent.” Puis elle reprend: “La mort vous

NON?”•TOUS fait penser des choses folles,

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