Society (France)

DOCTEUR DOLITTLE

Chaque année, aux États-unis, des milliers d’animaux sauvages sont capturés ou tués, souvent dans l’impunité la plus totale. Mais Ken Goddard a décidé que cela devait changer. Au fin fond de l’oregon, à la tête de L’US Fish & Wildlife Service National For

- PAR WILLIAM THORP, À ASHLAND, OREGON / PHOTOS: JASON HENRY POUR SOCIETY

La ville entière est sous une fumée épaisse. De nombreuses voitures sont couvertes d’une fine couche de cendres et les passants se cachent derrière des masques blancs. À Ashland, petite bourgade du sud de l’oregon à la frontière de la Californie, une dizaine de feux ont éclaté dans les larges forêts de sapins et pins ces derniers jours. “Tous les ans, c’est la même chose”, soupire Ken Goddard. Mais c’est autre chose qui l’obsède. Depuis des années. Sèchement, Ken Goddard sort d’une pile de papiers qui traîne sur son bureau la une du Mail Tribune, le journal local sur laquelle apparaît sa photo. Avec wce dôle de titre: “Loup? Chien? (ou quelque chose d’autre?)” “Un rancher du Montana avait tué ce qu’il pensait être un loup, raconte-t-il. Mais la morphologi­e ne correspond­ait pas vraiment. Ses dents et ses pattes étaient trop petites, et ses griffes trop longues. Il en a parlé à ses voisins, à la police, et la nouvelle s’est répandue partout. En quelques jours, la bête est passée du loup-chien au loup-garou.” Ken a été rapidement sollicité pour faire la lumière sur l’histoire. “C’était fou, dit-il. Une journalist­e roumaine m’a appelé pour me demander si c’était vraiment un loup-garou. Je lui ai dit: ‘Madame, c’est une enquête en cours, je ne peux pas en parler.’ Et elle m’a répondu: ‘Mais j’ai vraiment besoin de savoir!’” Comme souvent, la réalité s’avèrera décevante. “Chez les loups, il y a les mâles alpha, puis les gringalets, ceux qui n’auront jamais de louve. Il était de ceux-là, dit Ken.” Chaque jour, ils recevaient des nouvelles enquêtes à élucider.

À 72 ans, Ken Goddard dirige le Fish & Wildlife Service National Forensics Laboratory, le seul laboratoir­e au monde spécialisé dans les crimes contre les animaux. Surnom: “le Scotland Yard des animaux”. Ses bureaux, à l’écart du centre-ville d’ashland, abritent tout le matériel nécessaire pour attraper les “bad guys”: chambre de nécropsie (comme on appelle l’autopsie d’un animal en médecine légale), microscope­s, machine à rayons X, salle dédiée à l’identifica­tion de l’arme du crime, outils pour détecter les empreintes, banque de

À l’heure actuelle, avec des revenus estimés entre sept et 23 milliards de dollars par an, le trafic d’animaux est le quatrième plus gros commerce illégal mondial, derrière celui des drogues, celui des armes et la traite d’êtres humains

données ADN... Pour l’épauler dans sa tâche, Ken Goddard peut compter sur 27 employés, dont 17 scientifiq­ues. “Quand il y a un meurtre, ils examinent des indices pour expliquer qui est la victime, comment elle est morte et comment cela s’est passé, explique l’homme en caressant sa moustache blanche. Eh bien, on fait pareil, sauf qu’ici, le mort est un animal.” Et que le mobile est souvent le même: le braconnage, et le crime contre des espèces protégées. À l’heure actuelle, avec des revenus estimés entre sept et 23 milliards de dollars par an, le trafic d’animaux et de flore sauvage est en effet le quatrième plus gros commerce illégal mondial, derrière celui des drogues, celui des armes et la traite d’êtres humains.

“If it flies, it dies”

Tout a commencé en 1979. Cette année-là, Ken lit une annonce dans le Police Chief Magazine: le US Fish and Wildlife Service recherche quelqu’un pour prendre la tête de son futur service scientifiq­ue. Lassé par son quotidien de flic (“Voir ces meurtres, ces viols, ces familles détruites tous les jours me déprimait, même si j’aimais toujours la partie ‘puzzle’, résoudre l’énigme”), il postule et obtient le job sans trop de difficulté­s. Mais l’argent manque pour monter le “lab” et c’est à lui de le trouver. “Cela a pris sept ans”, soupire-t-il. Sept années durant lesquelles il arpente le pays avec son badge, son flingue et son kit de la police scientifiq­ue pour se former en attendant que les financemen­ts tombent. Il s’installe un temps en Georgie pour aider à récupérer des milliers de reptiles sur le marché noir. Puis file dans les bayous de Louisiane pour arrêter des braconnier­s de canards ne répondant qu’à une seule philosophi­e: “If it flies, it dies (“Si ça vole, ça meurt”).” “Quand je suis arrivé avec mon gilet pare-balles, tous les agents se sont mis à rire, sourit-il. Ils m’ont dit que ce genre de gens visaient la tête, pas les gilets…” Une leçon qu'il a retenue: “Dans le métier de policier, le suspect moyen est un idiot sous substance qui tire à tout va avec son arme en espérant toucher quelqu’un, avance-t-il. Mais le braconnier, lui, est la plupart du temps un chasseur: il vise juste.” Au fil des années, des centaines de contreband­iers tombent grâce à lui et d’autres agents. Mais le financemen­t du laboratoir­e ne vient pas. Jusqu’au jour où des fauconnier­s américains, parfaiteme­nt en règle, se plaignent auprès des autorités de faire l’objet de contrôles trop fréquents. Lors d’un débrief, un agent explique à ses supérieurs que ces erreurs proviennen­t de la difficulté à différenci­er un faucon d’élevage d’un faucon sauvage. “Le docteur présent dans la pièce à ce moment-là a demandé à l’agent en question pourquoi il n’avait pas pensé à utiliser L’ADN de ces bêtes, se souvient Ken Goddard. L’agent lui a répondu que l’on n’avait pas encore l’argent pour monter le laboratoir­e pour faire cela.” Le scientifiq­ue fait alors remonter l’informatio­n auprès de deux sénateurs de l’oregon. Quelque temps plus tard, les deux hommes trouvent les financemen­ts pour monter le laboratoir­e. On est en 1986, Ken Goddard démarre véritablem­ent son boulot.

À la tête du service scientifiq­ue du bureau, le docteur Ed Espinoza est le bras droit de Ken Goddard. Ce matin-là, il traverse un labyrinthe de couloirs beiges et pénètre dans la salle de nécropsie. Au loin,

Tabitha, 48 ans, la vétérinair­e légiste du laboratoir­e, est penchée audessus du corps inerte d’un condor. Vêtue d’une tenue d’infirmière bleue, elle déplace les ailes de l’oiseau, installé sur un plateau en métal. “La question à laquelle je dois répondre est: qu’est-ce qui a tué l’animal?, dit-elle. La machine à rayons X permet de voir s’il y a des balles d’arme à feu à l’intérieur, des os cassés ou d’autres éléments suspects qu’il serait difficile de voir à l’oeil nu. Puis, je vais disséquer pour avoir plus de détails sur les conditions de la mort, et c’est globalemen­t toujours la même chose: flingue, électrocut­ion ou empoisonne­ment. Mais on a aussi parfois des surprises, comme des personnes qui abusent sexuelleme­nt des bêtes.” Tabitha grimace. “Vous savez, je pense qu’il y a un lien entre la méchanceté envers les humains et envers les animaux. Parfois, faire du mal aux animaux est juste un tremplin pour en faire ensuite aux humains.” Le laboratoir­e criminel américain est également celui des 179 autres pays qui ont signé la Convention sur le commerce internatio­nal des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). “Nos affaires n’ont pas de frontières, dit Ed Espinoza. On a environ 260 agents spéciaux dans le pays et 140 inspecteur­s aux douanes qui nous envoient chaque jour des preuves à analyser.” Le docteur s’arrête dans un sas, entre deux pièces. “Ici, c’est la section génétique. On essaye de comprendre de quel animal il s’agit, d’où il vient et son sexe, par exemple. On extrait son ADN et on le compare à des milliers d’autres copies D’ADN dans nos fichiers. Si c’est nécessaire, on peut aussi analyser les tissus et le sang.”

L’enquête des morses sans tête

Ken Goddard explique qu’aujourd’hui, les preuves viennent plus souvent aux enquêteurs que l’inverse. Mais certaines affaires restent compliquée­s. Au début des années 90, Ken, Dr Ed Espinoza et son

“Dans le métier de policier, le suspect moyen est un idiot sous substance qui tire sans bien savoir où. Le braconnier, lui, est la plupart du temps un chasseur: il vise juste” Ken Goddard, dirigeant de L’US Fish & Wildlife Service National Forensics Laboratory

pathologis­te en chef, Dr Richard Stroud, se rendent en Alaska, où des centaines de morses ont été retrouvés morts décapités sur la plage. “En Alaska, il y a la loi Subsistenc­e Hunting Act, qui permet aux locaux de chasser autant d’animaux qu’ils le souhaitent pour des raisons économique­s, culturelle­s et de survie, décrypte Ken Goddard. Seulement, ils ne peuvent pas gâcher des parties de l’animal. Là, on avait des centaines de bêtes en état de décomposit­ion dont il manquait juste la tête. Et les défenses de morse valent une fortune.” Ken soupçonne les jeunes du coin d’être derrière la tuerie. “Eux se dédouanaie­nt en disant que des MIG russes canardaien­t les bêtes pour s’entraîner, et qu’ils ne faisaient que récupérer les défenses sur des animaux déjà morts.” La bande survole pendant huit jours la côte, dissèque les carcasses à la recherche d’indices. Un jour, leur avion s’écrase sur la plage. Une autre fois, leur Jeep manque de s’effondrer dans un lac gelé. Pendant tout ce temps, les locaux les observent depuis la lunette de leur fusil. Le docteur Ed Espinoza finit par trouver la réponse dans les os du cou des animaux. “Il a vu qu’ils étaient différents du reste du squelette, décrypte Ken. On a compris que les jeunes tuaient les morses d’une balle dans la cervelle, coupaient leur tête pour faire disparaîtr­e les preuves, puis les balançaien­t dans l’eau. Et c’est pour cela que les os du cou étaient plus abîmés par le sel que les autres: ils avaient été plus longtemps au contact de l’eau.” Ken Goddard part s’expliquer avec les “grand frères” du coin, “douze types avec une vie horrible, un regard dur et des mains pleines de cicatrices”. “Quand je leur ai raconté ce que l’on avait trouvé, leur chef m’a lancé: ‘Merci, nous savions tout cela, mais nous voulions savoir si vous pouviez le prouver. Nous allons leur dire d’arrêter.’ C’était un succès. Et on est revenus vivants...” Ken Goddard ne dit pas cela par hasard. Depuis trois ans, il se rend régulièrem­ent en Afrique pour entraîner des rangers à enquêter sur les crimes commis contre les rhinocéros ou les éléphants. Il y a peu, il a appris qu’au Kenya, dix de ces rangers avaient été abattus par des braconnier­s. “Une boucherie.” Quand Ken Goddard se rend sur le continent, il est désormais accompagné d’un garde du corps. “Des terroriste­s similaires à ceux de Daech se sont mis au braconnage pour financer leurs combats, avance-t-il. Des rapports gouverneme­ntaux nous ont dit de faire attention lorsqu’on y va, parce qu’ils savent qui nous sommes.” Ken Goddard soupire. “Les choses avancent, vous savez. Mais pas forcément dans le bon sens.”

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