Docteur Strange
Avec trois millions d’exemplaires vendus dans le monde, Le Corps n’oublie rien, de Bessel van der Kolk, a marqué les esprits. Selon ce psychiatre américain, le yoga, le théâtre ou l’escalade seraient plus efficaces que d’avaler des médicaments. Mais encore?
Vous commencez votre ouvrage par un constat plutôt déprimant: un Américain sur cinq a été sexuellement agressé dans son enfance, un sur quatre battu par un parent au point d’en garder une cicatrice, et un tiers des couples se livre à la violence physique. Je ne pense pas que les choses soient pires aujourd’hui qu’elles ont pu l’être par le passé. La seule différence est que l’on a assisté à une prise de conscience. Longtemps, on a pensé que le traumatisme était quelque chose d’inhabituel, car on vivait dans notre monde de petits Blancs bourgeois. Puis, on a commencé à vraiment mettre la tête dedans et là, c’est devenu la panique. Tous se disaient: ‘Merde alors! Le traumatisme est partout!’
Vous parlez d’une psychiatrie devenue imparfaite et de traitements obsolètes. C’est-à-dire? Quand je suis arrivé dans le milieu psychiatrique, on ne parlait pas de médicaments. On se concentrait sur la psychanalyse, dont la mission était de découvrir les mécanismes de la pensée humaine. Puis on a commencé à développer le traitement pharmacologique, et on était terriblement excités, car on pensait avoir trouvé la réponse! Dans les années 70, la psychiatrie est devenue maîtresse dans l’art des comprimés. Le lithium se distribuait à gogo. Très rapidement, j’ai constaté l’inefficacité de cette méthode. En réalisant une première étude sur l’utilisation du Prozac dans les cas de stress post-traumatique, j’ai remarqué que seuls 30% des patients allaient mieux. La raison: les cachets suppriment toutes vos pensées au lieu de les organiser. Vous devenez un légume, quoi. Or, notre devoir est plutôt d’aider les patients à ‘redémarrer’ leur cerveau afin qu’il soit plus alerte et plus concentré. Et comment redémarrer le cerveau? Après les attentats du 11-Septembre, 225 survivants ont été interrogés sur la manière dont ils avaient surmonté ce traumatisme. Les réponses ont été très étonnantes. Aucun n’est allé en thérapie, et tous ont eu recours à l’acupuncture, aux massages, au yoga et à L’EMDR –la thérapie des mouvements oculaires. Le théâtre, également, peut jouer un rôle important, parce qu’il rappelle au patient que son identité ne se construit pas sur la tragédie qu’il a subie. J’organise d’ailleurs des cours, et on joue beaucoup de Shakespeare.
Votre approche n’a pas dû être accueillie à bras ouverts dans le milieu… Je suis stupéfait de voir à quel point la remise en question est rare. Les psychiatres s’installent dans une routine, faisant d’eux des religieux plus que de réels scientifiques. Je me rappelle le jour où l’on a rencontré, mes confrères et moi, un Shanghaïen qui a commencé à nous vanter les effets de l’acupuncture. L’un de mes collègues s’est emporté:
“Après le 11-Septembre, 225 survivants ont raconté comment ils avaient surmonté ce traumatisme. Aucun n’est allé en thérapie”
‘Je vous ai contacté pour vos compétences psychiatriques, pas pour faire de la médecine traditionnelle chinoise!’ Arriver à penser à la fois comme un neuroscientifique, un professeur de yoga et un metteur en scène, ce n’est pas donné à tous les psychiatres.
L’évolution que vous prônez n’est-elle pas juste une mode? Non. On se repose sur le même savoir psychiatrique depuis trop longtemps, sans prendre en compte le fait que les cultures changent, que l’être humain évolue, comme la société dans laquelle il vit. Rien n’est figé. Après, ça ne va pas se faire du jour au lendemain. Surtout lorsque vous observez la position du gouvernement actuel aux États-unis, qui est sous toutes ses formes le contraire absolu de ce que l’on préconise: antisciences, anti-introspection, antitout! Mais je reste persuadé que la psychiatrie n’a pas d’autres choix que d’évoluer. Lire: Le Corps n’oublie rien (Albin Michel)