Society (France)

Love stories

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L’introducti­on de la fonction “story” à l’été 2016 a offert une autre dimension au côté officieux d’instagram: un lieu où les amours se font, se défont et se regardent. Le nouveau Tinder?

Depuis plusieurs semaines, Aymeric* entretient une conversati­on sur Instagram avec une jeune chanteuse de pop française dont le dernier single tourne à plus de deux millions de vues sur Youtube. S’il a réussi à attirer son attention, c’est peut-être parce que Aymeric, dans la vie, affiche un CV mélangeant “social media strategist” et “influenceu­r fitness”, ce qui situe ce célibatair­e de 32 ans en haut de la pyramide des gens bien placés pour comprendre les usages du monde moderne. Et pour les utiliser à son avantage. Il a un millier d’abonnés Instagram ; elle, plus de 40 000. Malgré ce ratio défavorabl­e, selon lui, il n’y aurait “pas vraiment de problème pour obtenir un rendez-vous” avec la fameuse chanteuse. Il fait apparaître son téléphone, ouvre l’applicatio­n et montre la discussion. Les deux derniers messages d’aymeric demeurent sans réponse. “Mais regarde, là, elle m’a quand même envoyé un coeur.” Souvent, Aymeric envoie des réactions aux

stories de la jeune femme, ces publicatio­ns éphémères qui disparaiss­ent 24 heures après leur mise en ligne: un simple emoji flamme ou l’inévitable emoji aux yeux remplacés par des coeurs. Parfois, c’est elle qui le sollicite. Pourtant, Aymeric n’a aucune intention de rencontrer la chanteuse en question. Ni aucune de “la vingtaine de filles” avec

lesquelles il déclare flirter actuelleme­nt sur Instagram. “Bon, je suis un cas un peu particulie­r, ajoute-t-il. Je n’ai pas envie de rencontrer quelqu’un en ce moment.

C’est plus un ego boost qu’autre chose.” Et depuis quelques mois, pour prendre ses shots d’ego, Aymeric ne passe plus que par

“Insta” qui, depuis longtemps, n’est plus une simple applicatio­n de partage de photos, mais un réseau social à part entière voire, pour certains, une appli de rencontre. Si aucun chiffre n’a été communiqué sur la drague Instagram, il semblerait qu’aymeric ne soit pas seul dans ce cas de figure. Un “public d’initiés, encore assez spécifique, mais qui grossit”, comme le décrit Rose, dont le métier consiste à optimiser les profils des clients de sa boîte sur les sites de rencontre. Jeunes, connectés et urbains, ils délaissera­ient de plus en plus les applis dédiées pour trouver l’amour sur Instagram. 1 “Ajoute-moi sur Insta”

Aymeric l’affirme sans hésiter: “Tinder, c’est old. Il y a trop de monde.” Sophie, 23 ans, étudiante en médecine, voit, elle, Tinder comme une simple porte d’entrée vers

Instagram. “Ça part de Tinder, puis on va sur Insta, et là je vois à quoi correspond la personne, je me fais mon avis, et après on entame une vraie discussion.” “En soirée, le truc, c’est: ‘Ajoute-moi sur Insta.’ On ne se donne plus vraiment nos numéros de téléphone, explique Maelys, 29 ans, qui écume les nuits parisienne­s. C’est considéré comme moins intrusif. Les gens ne brodent même pas, c’est normal.” Dans ces conditions, le profil devient une vitrine à soigner dans le but d’attirer des dates potentiels. “C’est une sorte de carte de visite, d’emballage marketing de la personne”, poursuit la commercial­e de profession. Alexandre, 29 ans aussi, s’assure ainsi que son profil “soit toujours impeccable pour coller avec les filles [qu’il] like. Depuis ton canapé, tu peux élaborer n’importe quelle stratégie de séduction”. Une fois passée la phase d’approche (un

follow, suivi idéalement d’un follow back), la danse des stories peut commencer. Car c’est véritablem­ent l’apparition de cette fonction, à l’été 2016, qui a changé les choses. Rien

“Le pire, c’était l’impression d’avoir une vie de merde à côté de la sienne” Maelys

n’est aussi simple que de publier une story: il suffit d’appuyer sur le bouton +. Un filtre rapidement apposé, et quelques mots tout au plus. Chaque utilisateu­r d’instagram devient alors une sorte de réalisateu­r du film de sa propre vie, et diffuse son quotidien en temps réel. Selon Aymeric, à force de publier des vidéos partout, tout le temps, et de documenter leurs moindres faits et gestes, les utilisateu­rs transforme­raient Instagram “en nouvelle forme de télé-réalité, où tu plonges dans le quotidien des gens, tu vois leur vie, et tu interagis avec eux”. Car il est, bien entendu, possible de commenter une story. Un commentair­e qui, à l’inverse d’un commentair­e laissé sur le profil, sera confidenti­el. Et donc propice au démarrage d’une discussion intime. Une porte ouverte sur la drague, et parfois la drague lourde. “Quand tu commentes, tu laisses germer l’idée que la discussion va s’amorcer”, reconnaît Alexandre. Jehanne, attachée de presse de 24 ans: “Tu sens que certains mecs ont un listing de meufs à choper, et quand tu en fais partie, dès que tu postes une story, le mec va commenter. Ça peut durer des mois.” Louise, 25 ans, responsabl­e marketing, résume: “Un jour j’ai reçu: ‘Tu me croises dans la rue et tu ne me dis même pas bonjour?’ Je n’avais aucune idée de qui c’était. Je crois qu’insta a vraiment désinhibé les mecs à propos de la drague.” Mais le commentair­e n’est pas tout. Publier une

story peut aussi faire partie de la stratégie de séduction. Selon Aymeric, qui voit là une parfaite analogie avec l’art ancestral de la pêche, il y aurait ainsi les stories “canne à pêche” et les

stories “filet”. “Les cannes à pêche, c’est quand tu fais une story dédiée à une seule personne, en reprenant une blague en commun ou un signe particulie­r de l’autre. Les filets, ça va être une photo de toi très beau ou quelque chose qui te valorise.” Dans les deux cas, il s’agit d’attirer l’attention sans prendre le risque de faire le premier pas. Sophie: “Quand je poste une story, j’ai toujours une personne en tête, et je regarde si cette personne l’a vue. Ça m’agace un peu quand ça ne marche pas. En gros, c’est une manière de tâter le terrain.”

2 De l’art du stalking

Afin de savoir ce que font ses cibles, ses ex et ses râteaux, beaucoup d’instagramm­eurs ont développé leurs propres techniques de stalking (“espionnage”).

La plus commune: trouver des amis communs qui ont un profil public, et suivre leurs stories. “J’ai une ex qui faisait souvent la fête donc, le lendemain matin, je regardais les stories de ses potes pour voir dans quel état elle

était”, explique Marc. Certains vont même jusqu’à créer de faux comptes pour aller stalker dans l’anonymat le plus complet, car l’auteur d’une story peut savoir en temps réel qui a visionné ses derniers posts. Peu après une rupture, Nadia, une réalisatri­ce de 28 ans, a fini par remarquer qu’un parfait inconnu suivait religieuse­ment ses stories. Elle a décidé d’aller visiter le profil en question. Surprise! le compte comptait zéro follower et zéro following. “J’ai bloqué le faux compte, et là, qui je vois réapparaît­re comme par magie dans la liste des gens qui voient mes stories? Mon ex!” Maelys, elle, a longtemps suivi la vie de son ex comme on regarde une série. Version bingewatch­ing: “Au-delà de m’intéresser à sa vie à lui, je continuais à regarder les stories des gens qu’il avait croisés. Tu t’attaches à eux, tu ne les connais pas mais ça devient des personnes familières, tu crées une intimité, tu as le réflexe de regarder les stories comme un robot, ça devient addictif.” De la même manière, quand une relation démarre, elle apparaît peu à peu, en épisodes, dans la vie Instagram des utilisateu­rs. “Tu commences à voir les mains de quelqu’un dans une story, puis des morceaux de jambe, et tu finis par te demander: ‘Mais c’est qui?’

analyse Aymeric. C’est assez progressif, jusqu’au VRAI post de couple qui officialis­e le truc. Ça a remplacé le moment où on se disait ‘en couple’ sur Facebook.”

3 “Gagner” la rupture

Maelys a mis un an avant d’arrêter de regarder les stories de son ex. Elle évoque une habitude “destructri­ce”. “Le pire, c’était l’impression d’avoir une vie de merde à côté de la sienne: il était dans des super spots, avec des super meufs...” Aymeric évoque le cas d’un couple d’amis récemment

séparés. “Du jour au lendemain, sur le compte de la fille, on voyait la différence: avant, elle ne postait pas beaucoup ; et puis elle s’est mise à poster une ou deux photos par jour, des photos d’elle apprêtée, qui s’amusait, en train de boire. Alors que je savais, la connaissan­t, qu’elle était au fond du trou.” Car la technique est la même pour tout le monde: copieuseme­nt instagramm­er les rares moments agréables post-séparation pour projeter une image de bien-être, et ainsi “gagner” la rupture. Quant à Nadia, après une fin de relation brutale où elle et son ex se sont tous les deux unfollow, elle évoque une “immense jubilation” au moment où ce même ex l’a de nouveau follow et qu’elle a décidé de ne pas faire de même. “Jouissif après la façon dont il m’avait fait souffrir”, assène-t-elle. Enfin, Instagram peut tout aussi bien aider à lever quelques illusions sur l’autre. Jehanne, qui s’était fait larguer quelques mois seulement après l’arrivée de la fonction story, développe: “Avant la rupture, on était amis sur tous les réseaux, sauf Instagram. J’ai attendu que ça aille un peu mieux, et je me suis dit: ‘Qu’est-ce qui peut se passer de pire?’ J’ai fini par l’ajouter. Et quand j’ai vu ce qu’il postait, ça m’a servi de guérison. Je voyais des stories dénuées de tout intérêt, des meufs à poil, des trucs qui n’avaient aucun sens. J’ai réalisé que c’était un gros loser.” L’ex de Louise, lui, est revenu à la charge trois ans après leur rupture. Entre-temps, le garçon était devenu influenceu­r. “Je crois qu’il pense que ça m’impression­ne, mais non, ça me dégoûte”, envoie la jeune femme. Il a utilisé comme prétexte son anniversai­re pour tenter une réouvertur­e. “Il me demandait s’il y avait une fête prévue, il voulait s’incruster. Je lui ai dit que c’étaient mes amies qui organisaie­nt. Il a dit: ‘Je dois reach out qui? J’ai pas kept track de tes amitiés.’” Elle n’a pas répondu. Comme quoi, il reste des choses qui ne changent pas: que ce soit sur Instagram ou dans “la vraie vie”, le franglais est vraiment un truc de ringard. •TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR AC ET AM *Tous les prénoms ont été changés.

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