Society (France)

La vie Instagram

- PAR ARTHUR CERF ET ANTHONY MANSUY

En quelques années, l’applicatio­n a changé la façon dont on mange, dont on va au musée, dont on voyage, dont on s’aime et désormais, elle impacte même la chirurgie esthétique. Mais que se passe-t-il, à la fin?

Partout. Tout le temps. À table, en vacances, au boulot, en soirée, au lit, au sport, à la maison, sur le billard, en concert… Chaque moment du quotidien est devenu un pretexte a poster une photo sur Instagram, ou mieux encore, a faiure une story. A tel point qu'une drole de question se pose desormais: est-il devenu plus important d ''instagrame­r" sa vie que de la vivre?

Un couple attablé. Ils sont deux mais commandent trois plats. Un pour elle, un pour lui et un autre, plus coloré, à partager. Une table plus loin, trois jeunes femmes dégainent leur iphone à écran brisé et prennent elles aussi en photo leurs wraps servis sur une planche en bois. Dehors, une file longue de plusieurs dizaines de mètres. Des clients en pantalon turquoise, robe à fleurs, manteau rouge écarlate et pull bleu criard piétinent devant l’enseigne en néon jaune du restaurant Season, dans le IIIE arrondisse­ment parisien, au coeur du Marais. Au moins 20 minutes de queue en ce jeudi midi. En attendant son tour, un homme se recoiffe dans la vitrine, puis dans son téléphone, puis dans la vitrine à nouveau. Depuis son ouverture il y a trois ans, ce lieu “quelque part entre le coffee shop, le bar à jus et le néo-bistrot”, comme il se présente, est devenu la cantine préférée des “instagramm­eurs” parisiens, avec une carte qui évolue au gré des saisons et des accents

healthy. Pourtant, avant le lancement de Season, Cathy Closier, la patronne, ne connaissai­t rien à Instagram.

“Mais alors vraiment rien, répète-telle plusieurs fois. Pour moi, c’était un

autre monde.” Pendant une dizaine d’années, Cathy Closier s’est échinée à ouvrir des “bistrots classiques”: Le Petit Café, le Café Crème, le Café Rouge ou le Café de la Poste. Puis, elle a décidé de tout changer et de créer un lieu “d’inspiratio­n new-yorkaise”. Un grand espace lumineux avec comptoir en carrelage blanc, tables en chêne clair, néons jaunes ou rose pâle. Dès le premier jour, la patronne sent que quelque chose lui échappe. “Tous les clients prenaient des photos et on m’envoyait des messages: ‘Telle personne est venue chez toi, t’as

15 000 likes, tu te rends compte?’ Mais je ne connaissai­s même pas le mot ‘influenceu­r’. Quand on me proposait un partenaria­t, je ne comprenais pas que c’étaient des jeunes femmes et des jeunes hommes qui voulaient être invités en échange d’une photo postée sur leur compte.” Le nombre d’abonnés Instagram de Season explose et des centaines de millennial­s prennent la même pose devant le néon rose qui dessine les lettres “Take Away”. Rapidement, Cathy ne parvient plus à gérer l’afflux de signaux, embauche une amie comme community manager, puis un ancien serveur comme attaché de presse, et finit par adapter sa carte à sa clientèle. “Une blogueuse et influenceu­se prenait toujours la même tartine d’avocat avec un supplément halloumi grillé. Un jour, elle a posté une photo en mettant: ‘Ma tartine’. Après, des clients n’arrêtaient pas de nous demander ‘sa’ tartine. Donc on a décidé de donner le nom de l’influenceu­se à cette tartine.” Sur son iphone, Cathy Closier, 44 ans, fait défiler le flux incessant de photos de pancakes, de tartines à l’avocat, de dim sum bowl, d’egg sandwiches et de banana bread postées par ses clients avant, pendant et après leur repas. “Depuis trois ans, j’ai le sentiment que je ne fais plus le même métier”, dit-elle. Certains comporteme­nts la déroutent franchemen­t: “Il y a de plus en plus de clients qui ne regardent pas la carte et commandent en montrant des photos de plats sur leur téléphone. Parfois, ils se plaignent quand la framboise n’est pas exactement comme sur leur écran.” Au panthéon des restaurant­s “instagramm­ables” et #trendy de la capitale, Season figure parmi le peloton de tête, avec ses 68 000 abonnés. Guère étonnant: la bouffe –pardon: la food– serait le premier sujet d’instagram. Un quart des utilisateu­rs de la plateforme l’utiliserai­ent pour partager leurs repas. Sans compter les mentions #foodporn, #foodstagra­m ou #instafood, le simple hashtag #food a été posté plus de 250 millions de fois depuis le lancement de la plateforme par deux étudiants de Stanford en 2010, soit une éternité en temps Internet. À l’époque, l’appli n’était qu’un outil de retouche et de partage de photos carrées avec filtres sépia conçu pour iphone 4. Huit ans plus tard, elle a dépassé le milliard d’utilisateu­rs mensuels. Entre-temps, elle a été rachetée par Facebook pour 609 millions d’euros, aurait été utilisée par la Russie pour interférer dans l’élection américaine de 2016 et est devenue l’un des réseaux sociaux les

“On a un dessert pensé pour Instagram. Il est déjà arrivé que des gens le commandent pour le prendre en photo, sans le manger” Madelyn Markoe, du restaurant Media Noche

plus utilisés de la planète. Au point de bouleverse­r notre rapport au réel. Et à la nourriture en particulie­r. D’après une étude publiée par la chaîne de supermarch­és Waitrose en 2017, les réseaux sociaux auraient fait de la nourriture une forme d’expression de soi, “de la même manière que les vêtements que l’on porte, les voitures que l’on conduit, ou la musique que l’on écoute”. Dans le Guardian, Rob Collins, directeur général de

Waitrose, complétait le tableau: “La nourriture est devenue le marqueur social le plus tendance.” Une vision que les influenceu­rs auraient intégré avant tout le monde, dit le sociologue en chef de Snapchat, Nathan

Jurgenson: “Les influenceu­rs incarnent très bien l’idéologie de l’époque. Ils savent que chaque expérience de vie passée sans leur téléphone ne pourra jamais être transformé­e en contenu. Et qu’il s’agit pour eux d’un gâchis. À quoi cela sert-il de manger un plat délicieux s’il est impossible de le transforme­r

en contenu?” De telle sorte que si le succès de Season semble accidentel, d’autres restaurant­s n’hésitent pas à créer sciemment des “contextes Instagram” dans leur établissem­ent, dans le seul but de générer des posts. Chaque jour, à Paris, des dizaines de personnes font la queue devant la pizzeria Ober Mamma pour avoir la chance d’immortalis­er leur “Regina Instagram”. Dans la scène food mondiale, un restaurant se démarque des autres: il s’appelle Media Noche et a ouvert ses portes en mars 2017 dans le quartier de Mission, à San Francisco. Avec les deux patronnes du lieu, Madelyn Markoe et Jessie Barker, la designeuse Hannah Collins a opté pour un carrelage à motifs fleuris rose, bleu et vert, peint deux grands flamants roses sur la façade blanche et collé du papier peint bleu vert recouvert de grandes bananes sur les murs des toilettes. Et pourquoi? “Parce qu’on voulait que ce soit instagramm­able”, disent en choeur Markoe et Barker. Bingo. En quelques mois, le sol carrelé du Media Noche est devenu le plus viral de toute la Californie du Nord. “Tout le monde prend la même photo de ses pieds sur notre sol”, continuent les deux jeunes femmes, avant de décrire une ambiance “parfois bizarre” lorsque des clients bloquent l’entrée, tête baissée, pour prendre le fameux cliché. Plus fou encore: le décor est aussi dans l’assiette. “On a un dessert en particulie­r que l’on a vraiment pensé pour Instagram, reconnaît

Madelyn Markoe. Il est déjà arrivé que des gens le commandent pour le prendre en photo, sans le manger.”

Pression sur les musées

Avec l’essor des réseaux sociaux, et encore plus d’instagram, les consommate­urs ne sont plus seulement perçus comme tels par les entreprise­s, mais aussi comme des ambassadeu­rs volontaire­s des lieux qu’ils fréquenten­t. Un changement d’époque qui a été digéré et théorisé par les écoles de marketing, qui appellent désormais les clients des prosumers, soit la contractio­n de producers (“producteur­s”) et

consumers (“consommate­urs”). Le lieu qui a le mieux compris cela s’appelle le Museum of Ice Cream. Il a des antennes à New York, Los Angeles, San Francisco et Miami, et une décoration reconnaiss­able entre toutes: sol recouvert de paillettes dorées, licornes blanches devant des murs arc-en-ciel, faux cônes de glace dégoulinan­ts. Inspiré par le rêve d’enfant de sa créatrice, Maryellis Bunn, de “plonger dans une piscine remplie de vermicelle­s multicolor­es”,

le Museum of Ice Cream est fondé

sur un principe simple: “La crème glacée est un symbole de joie, de plaisir personnel et de moteur pour l’imaginatio­n.” Depuis l’inaugurati­on de sa première installati­on en 2016, Bunn a été surnommée “la Walt Disney des millennial­s” et ses “musées éphémères” ont attiré plus de 500 000 visiteurs, prêts à réserver leur billet des mois à l’avance –ceux de l’exposition de San Francisco se sont écoulés en 18 minutes– et à débourser 35 dollars pour faire des selfies dans la fameuse piscine de vermicelle­s. Comme Katy Perry, Kim Kardashian ou Beyoncé avant eux. D’autres expérience­s “pop-up” du même genre ont émergé à New York pour célébrer les rêves, les céréales ou bien la pizza. En septembre dernier, l’installati­on “Human’s Best Friend” proposait même “20 moments photo” pour les animaux de compagnie des

visiteurs. “Ces endroits ne sont pas vraiment des musées, mais des parcs d’attraction­s ou des expérience­s pour consommate­urs, dit Sara Snyder, responsabl­e de la stratégie digitale de la galerie Renwick du célèbre

Smithsonia­n, à Washington. Mais le succès de ces installati­ons rejaillit sur les musées traditionn­els. Il nous amène à réfléchir à ce que cela représente en termes d’évolution de la culture, ce que cela signifie pour les visiteurs, pour le mécénat et pour l’art

en général.” De fait, les musées se sont mis à organiser à leur tour des exposition­s immersives, qui ont battu des records de fréquentat­ion. “Ça attire des visiteurs plus jeunes que ceux que nous avons d’habitude”,

continue Snyder. En 2017, l’exposition “WONDER” organisée au Smithsonia­n attirait plus de visiteurs en six semaines que sur toute l’année précédente et le Hirshhorn Museum voyait sa fréquentat­ion exploser de 6 566% pendant les trois mois d’exposition des “Infinity Mirrors” de l’artiste Yayoi Kusama. En France, l’exposition d’art numérique “Teamlab”, organisée à la Grande Halle de La Villette, à Paris, de mai à septembre derniers, tablait sur 150 000 visiteurs. Elle en a attiré le double. “Surtout, nous avons eu 40% de visiteurs de moins de 35 ans, explique Delphine Jeammet,

directrice de la communicat­ion du lieu. Ce qui est très largement supérieur à la moyenne nationale.” Cette exposition d’art numérique hautement instagramm­able, avec ses couleurs vives et son thème féerique, a aussi provoqué quelques

comporteme­nts inhabituel­s. “Des trucs qui nous semblaient délirants. Nous avons vu pas mal de gens courir directemen­t dans la pièce des chutes d’eau, la plus instagramm­able, prendre une photo, et repartir dans le sens inverse. Alors que l’entrée coûtait quinze euros et qu’il y avait parfois une heure

de queue.” Professeur­e de marketing à l’université de New York, Alixandra Barasch s’est elle aussi penchée sur la question du rapport entre les musées traditionn­els et les installati­ons

éphémères multicolor­es. “Ça préoccupe les musées parce que la photogénie joue un rôle de plus en plus important dans l’expérience du visiteur, dit-elle. L’oeil humain est attiré par les couleurs et sur les réseaux sociaux, les gens partagent des images colorées parce qu’ils veulent avoir des likes. C’est intéressan­t parce que vous pouvez sentir la pression que les musées subissent pour intégrer davantage d’éléments colorés à leurs exposition­s.” Sara Snyder, du Smithsonia­n, reconnaît sans peine cet état de fait. Elle a même affiché des panneaux “Photograph­ies encouragée­s” dans les couloirs de la Renwick Gallery. “Les visiteurs étaient heureux de savoir que l’on encouragea­it

“Le jour où on aura partout le même mauvais café, le même mauvais burger, le même design, est-ce que ça vaudra encore la peine de voyager?” Olivier Saguez, designer

cette attitude, qu’ils n’avaient plus besoin de se cacher pour prendre des

photos”, sourit-elle. Au Louvre, à Paris, la réaction est plus nuancée: la direction a interdit les perches à selfies dans l’enceinte du musée. “Cela devenait ingérable et perturbait les visites, explique Adel Ziane, directeur adjoint de la communicat­ion de l’institutio­n. La question, aujourd’hui, est de savoir: vient-on voir des oeuvres ou vient-on se voir avec les oeuvres?” Alixandra Barasch elle aussi est embêtée. Après des études sur des groupes de visiteurs des musées de Philadelph­ie, la chercheuse est arrivée à une conclusion: l’intention de partager des photos sur les réseaux sociaux nuirait à l’expérience des visiteurs et au plaisir qu’ils prennent lors de leur visite. “Ceux qui prennent des photos et les partagent ont moins envie de répéter l’expérience, ils se disent qu’ils n’ont plus besoin de revenir. Ils sont plus anxieux et plus inquiets quant à leur représenta­tion, dit la chercheuse. Les musées sont tiraillés: ils ont envie que leurs visiteurs passent un bon moment et de ne pas les perdre, mais ne peuvent pas se contenter d’attirer des gens qui ne viennent qu’avec l’intention de partager leur visite sur Instagram.” Le sociologue Nathan Jorgenson dit lui aussi que le réseau social détourne les utilisateu­rs de l’expérience. Pour cause: Instagram serait un jeu. “La mesure pour savoir qui gagne, ce sont les followers et les

likes, et ceux qui perdent copient ceux qui gagnent pour espérer à leur tour devenir gagnants. La conséquenc­e, c’est que l’on assiste à une uniformisa­tion des comporteme­nts, avec des utilisateu­rs lambda qui copient les influenceu­rs.”

La naissance de la ville Instagram

Hannah Collins, qui a participé au projet Media Noche, le sait mieux que les autres. Depuis son succès, elle voit des dizaines de restaurate­urs frapper à la porte de son agence, ou la copier carrément. “Le problème, c’est qu’instagram a aussi créé une formule, dit-elle. De plus en plus de gens se disent: ‘On n’a qu’à mettre ce carrelage que les gens aiment bien, des néons, des couleurs claires et un

mur devant lequel ils se prendraien­t en photo.’ Petit à petit, tout commence à se ressembler.” En France, le très coté designer Olivier Saguez s’inquiète lui aussi de cette uniformisa­tion et s’agace de ses collègues qui trouvent leurs idées sur Instagram, comme de ses clients qui viennent lui demander de faire la même chose, encore et encore. “C’est devenu difficile d’être créatif, ditil. Tout le monde a peur de se tromper, donc on se repose sur des études de consommate­urs, qui eux-mêmes ne raisonnent qu’en fonction de ce qu’ils connaissen­t déjà. Or la page blanche, ce n’est pas de regarder sur Instagram, c’est de ne rien regarder. Avec les réseaux sociaux, on est vite piégé entre ce que l’on connaît déjà et ce qu’aiment

les gens que l’on connaît.” Selon lui, Instagram n’est rien de moins qu’un amplificat­eur de mondialisa­tion qui accélère la “brooklynis­ation”

du monde. “On a toujours copié. Les Vénitiens ont copié sur les Florentins, les Romains sur les Grecs. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de volonté de transcende­r. Demain, je pars en Grèce, je sais que je vais retrouver des ampoules à filaments, des palettes recyclées et les mêmes mots anglais inscrits aux murs. Mais le jour où on aura partout le même mauvais café, le même mauvais burger, le même design, est-ce que ça vaudra encore la peine de voyager?” En 2016, l’essayiste américain Kyle Chayka publiait un texte intitulé “Welcome to Airspace” sur le site The Verge. Un article qui a fait grand bruit, au point d’avoir, depuis, imposé le terme airspace dans le débat sur les tendances aux États-unis. Selon Chayka, il s’agit d’un lieu qui a intégré, implicitem­ent, les nouveaux usages technologi­ques, lesquels l’influencen­t de manière plus ou moins perceptibl­e. Sur le front du design, airspace désigne ainsi une esthétique “faussement artisanale”, “minimalist­e”, une “refonte de l’espace physique directemen­t influencée par les nouvelles technologi­es” et plus ou moins identique que l’on se trouve à Paris, Tokyo ou Los Angeles. Ce qui ramène à l’uniformisa­tion des goûts et des pratiques décriée par Olivier Saguez, véhiculée par

Pinterest, Foursquare, Airbnb et, donc, Instagram. L’esthétique de Season, de Media Noche et des dizaines de restaurant­s instagramm­ables ne serait donc que la partie la plus publique, visible et virale de ce phénomène plus large où chaque aspect du monde réel n’existerait plus que dans le but d’être partagé sur les réseaux sociaux. C’est ce que Benjamin Schneider, spécialist­e en urbanisme pour le site Citylab, appelle la naissance de la

“ville Instagram”. “La #Grammablec­ity est un concept décrivant la manière dont les villes sont en train d’évoluer et d’améliorer leur apparence pour devenir virales –que ce soit dans l’art public, les aménagemen­ts urbains, les boutiques

éphémères, les restaurant­s”, dit-il, citant l’exemple de la multiplica­tion des répliques de la sculpture “I Amsterdam” apparues à Toronto, Lyon, Mexico, Budapest ou Brisbane. Pour Nathan Jurgenson, “la naissance de la ville Instagram était peut-être inévitable”. Ah bon? “Constammen­t,

“La mesure pour savoir qui gagne, ce sont les followers et les likes, et ceux qui perdent copient ceux qui gagnent pour espérer à leur tour devenir gagnants. La conséquenc­e, c’est que l’on assiste à une uniformisa­tion des comporteme­nts” Nathan Jorgenson, sociologue

quand vous vous baladez dans la rue, quand vous vivez n’importe quel type de moment, il y a une espèce de logiciel qui tourne en vous, ditil. C’est ce qui conditionn­e votre réflexe à sortir votre téléphone pour documenter ce moment et le mettre sur les réseaux sociaux. C’est ce que j’appelle notre ‘oeil Instagram’.” Et maintenant, la chirurgie esthétique Autant d’effets sur notre rapport au réel que Kevin Systrom et Mike Krieger n’avaient pas anticipés en lançant leur appli de retouche il y a huit ans. Fin septembre, ils décidaient de quitter le navire, évoquant un besoin de vacances

(voir encadré). Déroutés, peut-être, par les proportion­s que leur affaire a prises. Quelques mois avant ça, des chirurgien­s ont même lancé l’alerte sur cette disparitio­n de la frontière entre le réel et le virtuel. Pour vivre leur vie comme dans un filtre, les millennial­s seraient de plus en plus nombreux à passer sur le billard, se faire rehausser les pommettes, se reconstrui­re le nez et se faire corriger le grain de

peau, à la recherche du physique le plus “selfie friendly” possible. À New York, le praticien Boris Pashkover, spécialist­e du remodelage facial, a constaté une augmentati­on du nombre de patients se plaignant de la taille de leur nez. Intrigué, il a enquêté et publié dans la revue médicale JAMA

Facial Plastic Surgery, en mars dernier, une étude prouvant que les lentilles de smartphone déforment les traits du visage. En plaçant la caméra à 30 centimètre­s, comme lors d’un selfie, le nez paraîtrait en effet plus large de 30% qu’en réalité. L’an dernier, un sondage de l’american Academy of Facial Plastic and Reconstruc­tive Surgery révélait de son côté que 55% des chirurgien­s esthétique­s recevaient des patients cherchant à améliorer leur physique sur leurs selfies. Un phénomène proche de ce que des chercheurs de l’université de Boston ont récemment identifié comme le trouble de “Snapchat

dysmorphia.” “Les patients ont recours à la chirurgie esthétique pour ressembler à des versions filtrées d’euxmêmes, disait alors la docteure Neelam Vashi, coauteure de l’enquête à The Independen­t. Un petit ajustement sur Facetune peut lisser votre peau, vous rendre les dents plus blanches et vous donner l’impression d’avoir des lèvres et des yeux plus gros. Un partage rapide sur Instagram puis les likes et les commentair­es commencent à affluer.”

Logiquemen­t, certains praticiens y ont vu un moyen d’attirer une nouvelle clientèle. En 2014, Michael Salzhauer, surnommé “Dr Miami”, commençait à vanter ses prouesses sur Instagram en partageant des photos avant et après rhinoplast­ies. “Grâce à cette méthode, mon nombre d’abonnés est passé de 300 à 90 000 en quelques mois, dit le chirurgien. Aujourd’hui,

j’en compte près d’un million.” Chaque jour, Salzhauer poste des offres sur les injections de Botox, dont le prix a augmenté de 30% à cause de la demande, des photos des résultats de ses liposuccio­ns, des montages photo de “brazilian buttlifts”, des

“wishlists for your body” et des stories de ses opérations, avec du rap en fond sonore. “C’est comme si je produisais une télé-réalité, précise ce fan de la série MASH. Un patient sur deux accepte d’être filmé. Certains veulent vraiment en être, ils veulent apparaître sur ma story. Il y en a aussi qui veulent une trace de l’opération et d’autres qui souhaitent que leur famille puisse la suivre en direct. D’une certaine

manière, ça les rassure.” Et ça remplit son compte en banque. Depuis ses premiers posts sur Instagram, le chirurgien a vu son cabinet floridien décoller. À l’en croire, le téléphone sonne désormais 800 fois par jour et son planning est plein pour les deux prochaines années. “Avant les réseaux sociaux, mes patients avaient la quarantain­e. Aujourd’hui, ce sont surtout des jeunes qui ont la vingtaine, qui viennent principale­ment pour un ‘brazilian buttlift’ ou pour se faire opérer du nez, des lèvres et de la

poitrine”, dit-il, content d’avoir mis le grappin sur une clientèle complexée et prête à tout pour coller un peu

plus au virtuel. “Les jeunes sont plus conscients de leur aspect physique qu’avant, continue le Dr Miami. Quand j’étais adolescent, j’avais peut-être dix photos de moi et mon seul rapport à mon corps était mon reflet dans le miroir. On pouvait se convaincre que l’on était plus beau ou belle que ce que l’on était vraiment. Mais si vous êtes constammen­t pris(e) en photo sous des angles différents, vous vous voyez de plus en plus comme les autres vous voient et vous voyez votre image à côté de celle des autres, puis vous tombez sur les photos de Kim Kardashian ou de Kylie Jenner, vous observez des choses et vous avez envie de changer. La chirurgie devient alors une option.” Une vision du monde qui a convaincu certains de ses confrères de se lancer dans la même aventure. Depuis le succès de Michael Salzhauer, les “docteurs Instagram” prolifèren­t. À Miami, le docteur Humberto Palladino s’est créé un compte “Themagicsu­rgeon” riche en mentions #believeinm­agic. Grâce à ses tours de magie, le chirurgien est persuadé de préparer l’humanité au monde de demain. “Les gens veulent se sentir bien dans leur peau et ils vont continuer à prendre des selfies, pas vrai?

pose-t-il, terre à terre. Donc si vous avez un gros nez, un menton fuyant et que vous êtes malheureux(se), qu’est-ce que vous allez faire? Pourquoi ne pas prendre une décision pour changer de •TOUS vie?” PROPOS RECUEILLIS PAR AC ET AM, SAUF INDIQUÉ

“Avant les réseaux sociaux, mes patients avaient la quarantain­e. Aujourd’hui, ce sont surtout des jeunes qui ont la vingtaine, qui viennent pour se faire opérer du nez, des lèvres et de la poitrine” Michael Salzhauer, médecin

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France