Society (France)

Riad Sattouf

Le quatrième tome de la bande dessinée L’arabe du futur est aussi drôle que les précédents et aura probableme­nt autant de succès. Ce qui n’en finit pas d’étonner son auteur, Riad Sattouf, ancien ado fragile et imitateur contrarié.

- PAR EMMANUELLE ANDREANI ET SYLVAIN GOUVERNEUR PHOTOS: FRANKIE ET NIKKI POUR SOCIETY

Alors que sort le quatrième tome de L’arabe du futur, son auteur raconte la genèse de la BD phénomène, sa gestion du succès, et revient sur ses jeunes années de type pas vraiment viril.

L’arabe du futur est le plus gros succès BD de ces dernières années. Vous savez combien vous en avez vendu? Je crois que c’est 1,5 million en France, selon mon éditeur! Le tome 4 (sorti le

27 septembre, ndlr) a été imprimé à 250 000 exemplaire­s, il me semble. C’est vraiment beaucoup pour un premier tirage. J’angoisse.

Vous vous y attendiez? Franchemen­t, non. Je me suis lancé dans cette série après mon film Jacky au royaume

des filles, qui n’a pas du tout marché et a eu de très mauvaises critiques. Je me rappelle: pendant la première projection au Forum des images, à Paris, il y avait des journalist­es qui tweetaient: ‘Oh c’est de la merde, une catastroph­e’ PENDANT le film ; et moi, je pensais: ‘J’ai bossé pendant quatre ans sur ce film comme un malade et les mecs, ils tweetent avant même d’avoir vu la fin.’ Ça m’a traumatisé. Après cet échec, plus grand monde ne m’a appelé...

À ce point-là? Oui, oui. Je ne pouvais plus faire de film, et dans le même temps, je n’avais pas vraiment gardé de contact avec les éditeurs de BD, mes livres ne marchaient pas tellement et je m’étais arrêté longtemps pour faire du cinéma. Mais Guillaume Allary, un de mes premiers éditeurs, chez Hachette –qui, lui, m’appelait toujours, en revanche–, m’a dit: ‘Je songe à lancer ma maison d’édition. Est-ce que tu me suivrais si je le faisais?’

Et comme je l’aime beaucoup, j’ai dit oui tout de suite.

L’idée de L’arabe du futur vous est venue rapidement? J’y pensais depuis longtemps. Étudiant, j’avais fait des pages où je racontais que j’étais un petit garçon blond, je parlais de ma grandmère syrienne… J’avais aussi fait un film en images fixes quand j’étais en école d’animation aux Gobelins, comme, entre guillemets, Chris Marker. Ça se passait en Syrie, il y avait déjà les maisons inachevées avec les trucs en fer qui dépassent et tout. Mais je n’osais pas affronter cette histoire de plein fouet. Sauf que là, comme j’étais terrorisé à l’idée que l’on me retire la possibilit­é de faire des BD, je me suis dit: ‘S’il y a une bande dessinée que tu dois faire avant d’arrêter pour toujours, c’est celle-là.’

J’ai bossé comme un fou, je ne dormais pas… et le livre a été un succès tout de suite. Finalement, je dois l’impulsion de L’arabe du futur à l’échec de Jacky au royaume des filles.

Bien avant, vous aviez aussi eu un projet qui s’appelait L’arabe de l’espace, non? Si, quand j’ai débuté, en 2002. C’était une BD d’anticipati­on comique. Tous les Arabes habitaient sur Mars, et ça racontait l’histoire de Mahmoud Ben Futurix, un détective privé qui enquêtait sur des femmes qui trompaient leurs maris avec des robots, etc. Ça a été refusé partout. On m’avait aussi refusé La Vie secrète des jeunes, Pascal Brutal…

On vous a refusé Pascal Brutal? Mais oui! Ça n’a jamais été totalement évident pour moi. Après l’échec de Jacky, j’étais terrorisé à l’idée que les gens se remettent à me dire: ‘Hum, non

désolééééé’ à chaque nouveau projet... C’est aussi l’une des raisons de mon associatio­n avec Guillaume! Je lui ai posé une seule condition: on se lançait ensemble dans l’aventure mais je devais être le seul auteur de BD de sa maison. Je ne voulais pas être dans une écurie, parce que quand il y a d’autres auteurs de BD, les éditeurs te disent: ‘On ne peut pas faire ça pour toi, sinon il faut qu’on le fasse pour tous les autres.’ Et finalement, tout le monde a des conditions nazes... Et puis ce n’est jamais sur le mec qui s’appelle Sattouf que l’on mettra le paquet. Il y a toujours un autre type qui fait une BD censée être mieux, plus aimée...

Mais vous avez reçu un prix à Angoulême en 2010 pour le tome 3 de Pascal Brutal. Oui, et c’est la première fois que j’ai reçu des lettres racistes et d’insultes, genre: ‘Fils de pute, pédé de merde, c’est machin qui aurait dû avoir le prix gnagnagna!’ C’était sûrement d’autres auteurs de BD qui m’envoyaient ça, ha ha! En plus de ça, normalemen­t, un prix à Angoulême, ça doit profiter au livre, mais l’éditeur n’avait pas du tout prévu que je puisse en avoir un, d’aucune façon. Donc il n’y avait aucun stock. Toute l’équipe partait en vacances après Angoulême. J’ai eu le prix, puis tout le monde est parti se reposer. Le livre a été épuisé pendant quatre mois, sans que personne ne pense à lancer une réimpressi­on ni à mettre un bandeau. J’avais le personnage le plus viril du monde, et il avait la plus intense lose dont on puisse rêver. Et quand l’éditeur a fini par le réimprimer, il y avait des libraires qui enlevaient le bandeau et le mettaient sur l’album dont ils pensaient qu’il aurait dû gagner en écrivant dessus: ‘NOTRE PRIX’. C’était très humiliant. Alors, pour revenir à la question du début: non, je n’avais pas imaginé avoir un jour autant de succès avec L’arabe du futur.

À vos débuts, vous étiez dans un atelier avec Joann Sfar, Christophe Blain et Mathieu Sapin, rue d’avron dans le XXE arrondisse­ment de Paris, et tout le monde a réussi de façon un peu magique. À l’époque, Émile Bravo –qui est un immense auteur et mon maître– s’était intéressé à mes premiers scénarios. Il était gentil, il m’encouragea­it, me conseillai­t, il avait pitié, en fait. Comme je travaillai­s dans une toute petite pièce, près de mon lit, il avait parlé de moi à Joann et Christophe. C’est comme ça que je les ai rencontrés. Moi, j’admirais les dessins de Christophe. Quand je l’ai vu dessiner, c’était comme être dans un atelier avec Dieu. Joann, lui, avait déjà fait Le Chat du rabbin, on l’entendait parler par téléphone à son éditeur et dire (il imite Sfar): ‘Attends, on réimprime encore? C’est dingue! On a dépassé les

50 000?’ Ils faisaient tous des BD de genre. Et moi, je ne voulais pas être un sous-eux. Il fallait que je trouve mon propre chemin. Or, aucun d’entre eux ne s’intéressai­t au monde réel. C’est là que je me suis dit que j’allais traiter notre époque. J’ai fait

Les Pauvres Aventures de Jérémie, et je suis un peu entré dans la catégorie ‘BD sur le réel’. Il y a tout un pan de la bande dessinée américaine qui exploite cet univers, genre on raconte notre petit quotidien, comment on se masturbe dans notre lit le soir... Je l’ai découvert après, j’avoue!

Les histoires de masturbati­on, ce n’était pas vendeur à l’époque? Pas plus aujourd’hui…

Et pourtant, c’est ce qui vous a fait connaître: l’observatio­n crue de la jeunesse et de l’adolescenc­e. À un moment, Sfar est devenu éditeur chez Bréal. Il a lancé une petite collection de livres jeunesse un peu provoc’, pas vraiment pour jeunes. Je lui ai proposé Ma circoncisi­on et Manuel du

puceau, des livres pleins de gros mots et de contenu à caractère sexuel. Les deux ont eu des problèmes avec la censure, via la Commission de surveillan­ce et de contrôle des publicatio­ns destinées à la jeunesse. J’étais même allé chez les flics, parce que c’était un ‘contenu inadapté à un lectorat jeune’.

Il s’était passé quoi? La plupart des membres de cette commission étaient très proches des valeurs traditionn­elles, très cathos. Il y avait une femme qui faisait des crèches vivantes à Noël. Une autre –je ne sais plus son nom, j’avais pourtant essayé de le retenir pour pouvoir dire du mal d’elle– qui avait dit dans son compte rendu de lecture: ‘C’est un livre profondéme­nt insultant envers les Cimmériens et la culture cimmérienn­e!’ Parce que dans Ma circoncisi­on, je raconte comment, enfants, on se prenait pour des Cimmériens, le peuple fictif du film Conan le

barbare. Un des mecs de la commission m’a quand même défendu:

‘Mais les Cimmériens, c’est dans Conan le barbare, ils n’existent pas!’, et l’autre: ‘Ah

c’est pas un peuple de Syrie?’ Finalement, toutes les poursuites ont été annulées après des articles positifs dans Libé. C’est là que j’ai rencontré Guillaume Allary, chez Hachette. Il m’a proposé de faire un livre de reportage. Et je me suis dit: ‘Tiens, je vais aller voir dans un collège parisien

très huppé.’ Je voulais voir comment les enfants de ces gens-là se comportaie­nt entre eux, si vraiment j’exagérais quand je faisais le Manuel du puceau, en parlant des ados, de leurs obsessions, de leur violence, etc. Parce que c’était ce que la commission reprochait au livre. Et ça a donné Retour

au collège, qui a engendré Les Beaux Gosses.

Qu’est-ce qui vous intéresse autant chez les jeunes? C’est dur à dire… Peut-être la façon dont la violence se transmet entre adultes et enfants. J’ai lu beaucoup de psychanaly­se, ça m’intéresse énormément de savoir quels individus élèvent quels types d’individus et comment, par tel comporteme­nt, on va façonner un enfant. Un enfant qui frappe a-t-il forcément été frappé? Ce sont des questionne­ments sociologiq­ues que je voulais observer dans le monde réel, par rapport à mon expérience d’adolescent. Ça a été très tôt un sujet, pour moi.

Il y avait beaucoup de violence dans votre jeunesse en Syrie? Oui, mais cette violence-là n’était pas réservée à mon village de Ter Maaleh. Il y en avait aussi en France. En fait, c’était le même type de violence, le même type de comporteme­nts, alors qu’il y avait des tentatives d’éducation différente­s. Et c’était passionnan­t à observer, même si ça l’était moins à vivre.

Il n’y avait pas de violence de la part de l’institutio­n scolaire en France, pourtant. Alors ça, c’est très intéressan­t, parce que je rencontre souvent des personnes âgées qui viennent me dire: ‘Vous savez, moi, dans mon école communale, notre instituteu­r nous tapait dessus avec un

bâton.’ Avant Mai-68, en France, c’étaient des écoles non mixtes avec des profs qui giflaient les élèves. On l’oublie.

Les scènes que vous décrivez dans La Vie secrète des jeunes, que vous avez publié en feuilleton dans Charlie Hebdo, sont toutes réelles. Comment vous y preniez-vous? À l’époque, j’habitais à République, à Paris, je prenais le métro tous les jours et j’allais au KFC ou au Mcdo. Il suffisait d’écouter les discussion­s des gens, c’était incroyable. Je me rappelle un gamin qui était avec son père au premier étage du

“Ça m’intéresse beaucoup de savoir comment on va façonner un enfant. Par exemple, un enfant qui frappe a-t-il obligatoir­ement été frappé? ”

Mcdo de République. Ça surplombai­t la place, le père était là, son fils mangeait son Happy Meal. Le père ne parlait pas et le gamin, comme un robot, nommait toutes les marques des bagnoles qui passaient dans la rue. On sentait qu’il avait sans doute obtenu l’amour de son père en s’intéressan­t aux engins, ou un truc comme ça. Son père regardait dans le vide et lui essayait de lui montrer qu’il valait le coup (il prend une voix d’enfant): ‘Clio II, Clio III, Audi, Audi TT, Espace… Espace diesel, non pas diesel… essence, Ford Fiesta… Fiesta… Fiesta 88.’ Ce sont des scènes que l’on ne peut pas inventer, et je trouve qu’elles portent en elles un sens, elles disent des choses sur la relation entre les individus et, ainsi, sur la société en entier.

Il y a des gens qui se sont reconnus dans vos BD? Une fille, une fois, dans une histoire pas très sympa, en plus. Je l’avais faite vraiment très moche, elle l’était moins en vrai. Elle parlait d’un mec qui avait gravé une tête de Roswell, l’extraterre­stre, sur sa table et c’était ‘trop

mystérieux’ parce que quand ils fumaient des joints, ils avaient des visions en regardant la tête de Roswell. Elle m’avait écrit sur mon site internet (il l’imite): ‘Whaa c’est chauuuud putain j’ai vu la page dans Chaaarlie lààà eh mais c’est moi, et le gars il s’appelle pas… –il avait un nom breton et je m’étais trompé dans le

nom breton– eh mais je ne ressemble pas à ça quand même…’ Elle avait trouvé ça marrant, elle ne m’en avait pas voulu.

On a l’impression que vous préférez dessiner les moches. Il y a assez peu de gens beaux dans vos oeuvres, ou alors ils sont assez vulgaires ou ridicules. La beauté, c’est très subjectif. La majorité des acteurs américains bellâtres d’aujourd’hui, sont, pour moi, des sortes de barmen de boîte de nuit branchée avec vraiment peu de talent, ils sont juste attirants physiqueme­nt pour les autres. Je trouve qu’ils ont des expression­s de débiles légers... Alors, je ne veux pas du tout dire du mal des débiles, mais par exemple, dans Avengers, à un moment, ils sont dans un avion ou je ne sais plus quoi, et il y a un blond, il a vraiment une tête incroyable, on le voit arriver, il s’approche comme ça, le metteur en scène a mis sa caméra de face, le mec fait un mouvement de main vers l’avant parce qu’il a un pouvoir de télékinési­e (il avance sa main

et se met à loucher) et en fait, il a l’air incroyable­ment stupide et on est censés y croire? Je trouve ça hilarant de nullité.

Vous détestez les acteurs, en fait… Pas du tout, je les adore! Mais ce n’est pas parce qu’on est séduisant et attirant sexuelleme­nt que l’on est acteur... J’ai travaillé avec un de mes acteurs préférés au monde, Didier Bourdon, dans Jacky

au royaume des filles. Vraiment, je l’aime depuis toujours. C’est un des plus grands. Il a une force d’évocation unique. Didier Bourdon, il a interprété dans des sketchs des acteurs américains, français, de tous les genres et styles, et je ne peux plus regarder quelqu’un qui joue un rôle sans penser que Didier Bourdon serait meilleur et beaucoup plus intéressan­t que lui dans ce rôle. Il a modelé ma façon de voir les choses, c’est une grande influence pour moi. Souvent, on voit des films avec des acteurs célèbres qui font un rôle de ‘compositio­n’ –ils se sont laissés pousser une moustache, ils ont une espèce de perruque et ils regardent l’objectif avec sérieux, on sent qu’ils rêvent de leur César– et je me dis toujours: ‘Purée, mais ils sont tellement moins bons que Didier Bourdon!’ Mais au-delà du fait que les acteurs d’avengers ont l’air con, on a l’impression que la laideur vous émeut plus que la beauté. C’est surtout que les gens considérés comme beaux, j’ai du mal à les trouver beaux. Par exemple, Ryan Gosling: en fait, il ressemble au mec qui faisait de la voile et étudiait à Saint-vincent, à Rennes. Des types blonds, grands, bien nourris, légèrement prognathes, comme ça (il mime) avec une espèce de mèche, ils font de la régate le week-end... Alors on leur met un blouson pour faire bad boy et un faux tatouage, mais en fait ce sont juste les mecs de Saint-vincent déguisés pour moi, je n’y crois pas du tout. C’est peut-être ça: j’ai beaucoup de mal à croire à un mythe commun que l’on voudrait nous offrir, et la beauté en fait partie.

La virilité aussi? Pascal Brutal était une manière de ridiculise­r les archétypes de masculinit­é que j’observais. Le personnage est extrêmemen­t disgracieu­x, et c’est fait exprès. Dans le livre, tout le monde est là ‘Putain t’es trop

beau, oh là là’, en train de lui lécher son gros nez dégueulass­e. Et c’est vraiment ce que je ressentais quand je voyais des filles dont j’étais amoureux embrasser des mecs ignobles que tout le monde trouvait superbes.

Les BD, c’est une façon de se venger de l’adolescenc­e? Face à ces mecs-là, je me disais: ‘Mais pourquoi lui? C’est un

nullard!’ C’est la façon dont moi je les voyais, vraiment. J’ai un peu parlé de ça dans L’arabe du futur 4, par exemple, avec le mec qui m’imite tout le temps en se moquant de ma voix efféminée en classe. Mais je ne veux plus me venger maintenant, je leur en veux moins, parce que moi aussi j’ai humilié des gens. Je me moquais de mon frère, j’étais hypercruel. Je le faisais parce qu’on me victimisai­t, sans doute. Pour me sentir remonter dans mon estime, j’allais emmerder d’autres gens.

Vous avez dit qu’un des déclencheu­rs de L’arabe du futur était la volonté de vous venger des gens de la préfecture. Oui, c’est vrai. J’ai eu beaucoup de mal à obtenir des documents légaux pour aider une partie de ma famille qui habitait encore en Syrie au début du conflit. Je me suis dit: ‘Il faut que je raconte cette histoire depuis le début parce que je n’en peux plus que personne n’en ait rien à faire.’ (Il marque une pause) Je suis curieux de savoir comment les lecteurs vont prendre le tome 4...

Ça vous préoccupe, les retours des lecteurs? La première rencontre publique pour la sortie du premier volume, c’était à Saintmalo. J’ai senti qu’il se passait quelque chose. Ce n’était pas du tout le même public que d’habitude, c’étaient des mamans comme la mienne, d’un certain âge, qui ne faisaient pas partie de mon public habituel. Je me suis dit: ‘Mais c’est

dingue, ça les intéresse?!’ Et je me rappelle quand mon éditeur m’a appelé un matin et m’a dit: ‘Écoute, ça marche vraiment, les lecteurs adorent, on en réimprime

100 000.’ En quinze ans de carrière, je n’avais jamais dépassé les 20 ou 30 000. Après ce coup de fil, je suis sorti de chez moi, j’ai ouvert la porte et c’est comme si j’avais posé un gros sac par terre. Je ne l’avais plus sur le dos. Il y avait un truc, vraiment, de libération. Le sentiment d’avoir été compris. Pour moi, le succès, c’était ça: beaucoup de gens vont le lire et vont le partager, en parler, vivre des émotions et m’en parler après, pas juste quelques initiés.

Vous n’avez pas peur de devenir un ‘auteur consensuel’? Peut-être que des gens trouvent ça suspect, et c’est normal après tout: quand il y a un succès très important, il y a forcément un truc bizarre derrière, un nivellemen­t par le bas… Bon, c’est vrai que j’ai des scores de satisfacti­on de dictateur. Mais de temps en temps, il y a des voix discordant­es. Par exemple, j’aime bien faire des rencontres publiques, j’en fais très souvent, c’est comme des meetings politiques, je suis comme un homme politique avec mon peuple qui m’adore, mais parfois, j’ai des gens qui m’interpelle­nt pour dire: ‘Alors, je n’ai pas lu votre livre en entier mais vous véhiculez les préjugés racistes sur le monde arabe.’ Et qu’est-ce que vous répondez? Une fois, avant une rencontre, je vois un type âgé qui arrive, avec des cheveux très blancs. Il m’explique qu’il est prof d’université, d’origine libyenne. Il ressemble à mort à mon père, il a le même parcours. Il me dit: ‘Je voulais vous dire: j’ai grandi dans le monde arabe et j’ai lu vos livres. Vraiment, chapeau. Moi, je le fais lire à tout le monde, hein. Je dis: ‘Si vous voulez savoir comment c’était, lisez-le.’ Et vous savez ce qu’ils me disent, les enfants? Ils me disent: ‘Papa, t’es comme le père de Riad. T’es le même!’’ Et puis, on fait la rencontre, et à un moment, un mec se lève et dit: ‘Excusez-moi, j’ai été profondéme­nt choqué par la manière dont vous représente­z le monde arabe, est-ce que vous ne véhiculez pas des clichés gnagnagna,

etc.?’ Alors je commence à répondre en disant que c’est ma vie et patati, et là, il y a ce prof qui se lève et il m’engueule, moi: ‘Qu’est-ce que tu fais à répondre à ce connard, là? Tu ne lui réponds pas! Tu ne

vas pas te justifier! Il n’y connaît rien!’ Alors

depuis, je ne réponds plus rien.

C’est vrai que vous dessinez une image très noire de la Syrie et du monde arabe… Je raconte ma vie, je ne parle que de ce que j’ai vu! Mon village de Ter Maaleh. Je n’ai pas l’impression d’épargner la Bretagne, non plus... Par exemple, en Bretagne, chez ma mère, je raconte comment une vielle paysanne tuait ses chats, exactement de la même façon que les gens tuaient les animaux en Syrie. Ou comment mon grand-père français tenait des propos homophobes. Je ne préserve personne dans cette histoire. Je ne sais plus quoi répondre à tout ça... Il y a des années, j’ai eu une discussion avec un type qui était d’origine algérienne, il était né et avait

“Je n’ai jamais pris de drogue de ma vie. Enfin, un peu de cannabis, pour faire comme Moebius. Je croyais que j’allais voir des dimensions parallèles. Mais je n’ai eu aucune vision, juste envie de dormir et de vomir”

grandi en France. À un moment, il m’a dit: ‘Mais toi, pourquoi tu t’appelles Riad?’ Et moi, j’ai expliqué: ‘En fait, mon père est syrien et ma mère est française, etc.’ Et il a répondu: ‘Ah ouais d’accord, t’es pas un vrai Arabe, en fait.’ Et je me disais: ‘Mais je suis tellement un milliard de fois plus arabe que lui! Il a grandi en France, il ne sait même pas parler l’arabe, et il me pompe l’air une fois de plus avec cette histoire des origines...’ Il m’enlevait le fait d’être arabe. C’est pour ça que j’adore faire L’arabe du futur. Parce que je me dis: ‘Si moi, je ne raconte pas la Syrie telle que je l’ai vue et vécue, personne n’osera le faire.’ Vous donnez le sentiment d’être très détaché par rapport à ce que vous avez vécu alors que ce que vous racontez est d’une violence extrême, en particulie­r dans le nouveau volume. J’ai toujours été fasciné par la violence, les films superviole­nts. Je détestais les super-héros américains parce que ce n’était pas assez violent. Les mecs étaient en collants et les méchants s’appelaient les ‘super-vilains’. C’est tellement nul! Moi, je voulais que les mecs s’arrachent des bras, j’aimais Ken le survivant.

Pourtant vous ne semblez pas violent… Je pense que j’aurais pu l’être si j’avais été baraqué. Je crois que toute ma violence, je l’ai mise dans mes livres. Mais je ne me suis jamais battu. J’ai toujours fui, supplié que l’on ne me fasse pas mal, donné toutes mes affaires pour que l’on me laisse vivant… Parce que j’ai été pris dans des dizaines de provocatio­ns, hein. Quand on marche voûté et que l’on a des boutons, dans la rue, on a une étiquette marquée ‘proie’ au-dessus de sa tête.

Dans L’arabe du futur, vous racontez aussi cela: le fait que votre entourage, votre père et votre grand-père, mettent en doute votre virilité en permanence. Oui, mon grand-père français était terrorisé à l’idée d’avoir un petit-fils ‘pédé’. Cela me complexait, car je me disais: ‘Mais si j’étais homo, en fait? Ça voudrait dire quoi? Ils me rejetterai­ent? On ne choisit pourtant pas ce qu’on est...’ Quand on est encore un petit animal imparfait comme on l’est quand on est adolescent, il y a une rudesse difficile à vivre.

Aujourd’hui, vous en êtes où par rapport à ça? Cet été, j’étais en vacances, j’ai appelé un restaurant et une femme a décroché. J’ai demandé à réserver une table pour deux personnes. Elle m’a répondu (il imite sa voix): ‘Bonjour madame. Alors je vais regarder ça…’ Et puis dans la conversati­on, je lui ai dit: ‘Mon nom, c’est Monsieur Sattouf.’ Et là, elle en a fait des caisses: ‘Han oh là là, je suis vraiment désolée!’ C’est comme si pour elle, c’était une suprême insulte de m’avoir dit que j’avais une voix de femme. J’ai dit: ‘Non mais ce n’est pas grave, on me le fait tout le temps, ça ne me dérange pas du tout.’ Pour moi, ce n’était pas une insulte, quoi.

Vous imitez bien les gens, dites-donc. C’est vrai? J’adore l’imitation. En fait, chaque catégorie sociale a une façon de parler… Et là, attention, je vais dire un truc pas du tout branché: j’idolâtre Laurent Gerra! Ah oui? Pour moi, c’est le meilleur imitateur qui soit. Bon, il a un humour parfois de droite, tout ça, c’est mal vu par un certain pan de la culture, mais c’est un génie. Par exemple, dans son spectacle, à un moment, il imite Reggiani, et on sent qu’il l’aime, qu’il l’a vu, qu’il ne le fait pas du tout pour se moquer de lui, et on le regarde, et pour moi, c’est comme si j’avais vu Reggiani en concert. Il transmet une vraie vision, c’est quelque chose de profond. Je suis admiratif de ça, le fait de comprendre les choses de l’intérieur et pas seulement de la surface, et transmettr­e une vision. (Les photograph­es interrompe­nt l’entretien pour dire qu’ils l’attendent dehors) Vous croyez qu’ils veulent me faire faire des trucs fantaisist­es? Parce que je vais leur dire non, mais il ne faut pas qu’ils se vexent. Les photograph­es branchés arrivent toujours avec des idées créatives et j’ai tellement horreur de ça! J’ai eu un article dans le New Yorker où je devais tout accepter parce que c’était le New

Yorker. Ils avaient embauché un superbon photograph­e venu d’allemagne, qu’ils

avaient dû payer une fortune, et ils avaient loué un immense studio photo, et là le mec est arrivé et, tout de suite, il m’a dit (il prend un accent allemand et une voix très grave): ‘Hello Riad, my name is Olaf, are you OK to wear a Djellaba?’ Moi,

je lui ai dit: ‘No no, sorry not possible.’ Il a fait un peu la tête il m’a dit: ‘Oh, it’s very funny, because when I photograph­ed Philip Roth, he entered the room, he looked at me

and I said: ‘Hello Mr Roth, could you…’, and he said: ‘No no, you have ten minutes, photograph me and that’s it.’ Maintenant, je crois que j’ai envie de faire comme Philip Roth et de dire (voix grave et froide): ‘Bonjour, vous avez deux minutes.’

Ça a changé votre vie, le succès, l’argent, la célébrité? C’est marrant parce que je crois que j’ai gardé des réflexes de pauvre. Je viens d’une famille où il y avait toujours des galères d’argent –ma mère n’arrêtait pas de parler de comment finir le mois et mon père était obsédé par le pognon, radin, il en avait un peu mais il ne voulait pas y toucher–, et j’ai toujours des réflexes de crainte. Par exemple, si je vais au restaurant et que je veux un plat plus

cher qu’un autre, je me dis toujours, par réflexe: ‘Attends… Qu’est-ce que j’ai prévu l’année prochaine? J’ai cette Bd-là…

Bon ça va, je peux prendre ça.’ Ce qui a changé, c’est que maintenant, quand je vais boire des coups avec mes potes, je me dis que je peux boire dix mojitos si je veux. Alors qu’avant, je ne buvais que des cafés allongés, pas d’alcool: c’était beaucoup trop cher.

Donc avoir de l’argent, c’est avoir le droit d’être alcoolique? Voilà! Avec mon pote Émile Bravo, maintenant, on a atteint un âge où on essaie de boire moins, mais mieux: on va prendre une boisson plus chère pour la déguster un peu plus. Mais en même temps, allez, on en boit une autre. Et une autre.

Vous avez un caractère addictif? Franchemen­t, plutôt. Mais je n’ai jamais pris de drogue de ma vie. Enfin, un peu de cannabis, pour faire comme Moebius, parce que j’avais l’impression que j’allais voir des dimensions parallèles et faire des dessins magnifique­s comme lui. Mais je n’ai jamais eu de vision d’aucune sorte, juste envie de dormir et de vomir… Pour les autres drogues chimiques, je ne peux pas faire entrer dans mon corps des choses qui ont été faites par le crime organisé. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que ce n’est pas fait selon des règles d’hygiène, avec des bons produits. J’imagine toujours qu’il y a forcément un mec dans un laboratoir­e en train de fabriquer des pilules, et qu’un autre arrive et lui lance: ‘Eh Pedro, on a tué ton

frère!’ Et là, il décide de mettre 50 grammes de cyanure dans la drogue pour venger son frère.

Après L’arabe du futur, vous savez ce que vous allez faire? Je ne crois pas être très intelligen­t. En revanche, j’ai un bon instinct, je laisse venir les trucs, les histoires, les images… Je crois que je suis très bien relié à mon inconscien­t, il y a toujours un truc qui arrive, qui débarque. Toutes les histoires que j’ai faites, que ce soit les BD ou les films, ce sont elles qui sont venues. Je ne me suis jamais dit: ‘Oh là là purée, attends, je fais quoi, là? Je n’ai pas d’histoire, je

n’ai pas d’histoire…’ Je ne suis jamais coincé. J’ai toujours d’autres histoires qui me viennent, qui font: ‘Toc toc, bonjour, je suis une autre histoire, je suis éventuelle­ment disponible.’

Et je leur dis: ‘Mettez-vous là en salle d’attente, j’arrive.’ Ça se

vraiment.•tous passe comme ça, PROPOS RECUEILLIS PAR EA ET SG

“Les acteurs américains, pour moi, c’est des barmen de bo^ıte de nuit branchée qui font de la muscu. Ils ont des expression­s de débiles légers”

 ??  ?? Dites-le avec des fleurs.
Dites-le avec des fleurs.
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