Society (France)

Alaa El Aswany

- PAR VINCENT RIOU / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

L’auteur de L’immeuble Yacoubian revient avec un nouveau livre, J’ai couru vers le Nil. Il raconte ici comment l’égypte s’est fait voler sa révolution.

Il a été écrivain méconnu puis auteur de statut mondial avec L’immeuble Yacoubian, traduit en presque 40 langues et adapté au cinéma en 2006. Depuis le 25 janvier 2011, Alaa El Aswany, qui est aussi dentiste, est l’une des voix de la révolution égyptienne, de ses espoirs trahis et de ses désillusio­ns. C’est cette histoire que l’on retrouve en partie dans J’ai couru vers le Nil, son nouveau roman, interdit par le régime des militaires. Il raconte ici comment son pays s’est enfermé dans la nuit.

Vous vivez toujours en Égypte? Disons que je n’ai pas pris la décision de quitter l’égypte, mais que je passe plusieurs mois par an en dehors du pays, notamment aux États-unis, où j’enseigne. Pendant très longtemps, j’ai été incapable d’écrire hors d’égypte, mais maintenant, c’est le contraire. J’ai besoin d’aller voir ailleurs pour échapper à la pression. L’atmosphère est vraiment tendue, pesante, là-bas. J’adore mon pays, mais le régime n’arrête pas de m’embêter, tout le temps. Par exemple, comme mes livres sont traduits en 37 langues, je dois souvent voyager. Eh bien, à chaque fois, je suis retenu une ou deux heures à l’aéroport. Ils écrivent un rapport sur le livre que j’ai dans mes bagages, ce genre de choses incroyable­s.

Votre nouveau roman a d’ailleurs été censuré en Égypte… Oui, on m’interdit désormais d’écrire dans les journaux égyptiens, de passer à la télévision, de publier mes livres, d’organiser des séminaires comme je l’ai fait pendant 20 ans… Enfin, en réalité, personne ne m’a interdit officielle­ment de les faire, mes séminaires, mais les jeunes qui s’y rendaient ont été arrêtés, tout comme le journalist­e indépendan­t révolution­naire qui filmait le dernier et le diffusait sur Youtube, et qui est maintenant en prison depuis sept ou huit mois. Trois ou quatre procès ont aussi été intentés contre l’éditeur qui était le seul à oser nous accueillir, et deux de ses assistants ont été arrêtés eux aussi. En fait, le régime ne me bloque pas, mais il m’envoie des messages. Ma fille a également été inquiétée. Elle a été victime d’un accident, mais le rapport de la police a été déchiré et un nouveau a fait d’elle la coupable. On a dû payer une caution pour qu’elle ne fasse pas une semaine de prison, puis le jugement a finalement été annulé. Mon fils, qui est ingénieur de formation et enseigne les mathématiq­ues, est aussi acteur. Mais sous ce régime, personne ne veut plus le faire travailler.

Qu’est-ce qu’on vous reproche? Pour les puissants de ce régime, ce qui compte, c’est de pouvoir te tenir par le fait que tu as accepté leur argent. Et moi, je n’ai jamais été payé par le gouverneme­nt égyptien ni par le ministère de la Culture. Jamais. Ce sont mes patients, en tant que dentiste, et mes lecteurs, en tant qu’écrivain, qui me font vivre. J’ai toujours été indépendan­t et je pense que c’est la raison pour laquelle le pouvoir ne m’aime pas. Il vit cela comme une provocatio­n. Ça a toujours été le jeu de la dictature en Égypte, d’acheter les intellectu­els, les artistes. Sous Moubarak (au

on vous approchait et on vous racontait que l’on était en train de construire une nouvelle culture, que l’on avait besoin de vous, de votre talent, et donc on vous proposait de devenir membre d’un comité. En échange, tout ce que l’on vous demandait, c’était

de fermer votre bouche. Vous touchiez de l’argent chaque mois pour ne rien faire, pour passer trois ans sans même assister à une réunion. Il y a pas mal d’intellectu­els qui ont été utilisés comme ça par le pouvoir. Même si, attention, je ne suis pas le seul à avoir résisté à la tentation, hein.

Vous aviez déjà des problèmes avec la censure avant la révolution? Trois fois, le ministère de la Culture a refusé mes livres. En 1990, 1994 et 1998. À ce moment-là, j’ai dit à ma femme que si mon roman suivant subissait le même sort, ce serait le dernier, que c’en serait fini avec la littératur­e, je serais exclusivem­ent dentiste et on émigrerait. On avait d’ailleurs fait les démarches, on avait déjà les papiers pour émigrer en Nouvelle-zélande. Et puis ce roman a pu sortir, et c’était L’immeuble

Yacoubian! C’est devenu un phénomène, mais avant cela, j’ai souffert.

Comment décrire l’appareil répressif en Égypte? Nasser (au pouvoir de 1952 à 1970,

ndlr) était peut-être un grand leader, mais c’est aussi lui qui a fondé la machine de la dictature en Égypte. Tout ce qui se passe aujourd’hui –jouer avec les lois, mettre les gens en prison, les torturer, se débarrasse­r de quelqu’un, lancer un scandale contre quelqu’un d’autre, contrôler les médias–, ce sont des inventions nasseriste­s. Après lui, c’est devenu très facile de dominer l’égypte: quand vous accédez au pouvoir, vous y trouvez la machine pour le conserver et il n’y a plus qu’à l’utiliser. Tout était déjà prévu dans ce que Nasser a créé. La réalité, c’est que depuis 1952, on est victimes de deux genres de fascisme: militaire et religieux. On est coincés entre les généraux et les islamistes, qui ont beaucoup de choses en commun et avant tout d’être contre nous, le peuple. La relation entre eux est un cycle qui se répète: alliance, conflit, réconcilia­tion. Ça recommence, encore et encore.

C’est quelque chose que l’on retrouve dans vos livres, l’idée qu’ils sont les deux faces d’un même problème… Exactement. Moi, j’ai toujours le Tartuffe de Molière en tête quand je crée des personnage­s, et c’est aussi mon expérience des hommes. La religion permet à certains de justifier l’injustifia­ble. Il faut le dire encore et toujours: la plupart des musulmans ne sont pas islamistes. Comme la plupart des chrétiens ou des juifs, ils veulent la paix et voient la religion comme une inspiratio­n pour avoir de bonnes valeurs. Une statistiqu­e du Guardian sur les dix dernières années montre d’ailleurs que 85% des victimes de terroriste­s et d’islamistes sont musulmanes. Par ailleurs, je précise aussi que je parle du régime des militaires, mais que je respecte beaucoup l’armée comme institutio­n. Les militaires, ces gens qui défendent la patrie, méritent le respect. Moi, ce sont les militaires au pouvoir et les islamistes influents qui me posent problème. Ils sont deux aspects d’un même fascisme. Parce que le fascisme, c’est quoi? C’est monopolise­r la vérité et se donner le droit de l’imposer aux autres en utilisant la violence. C’est ce qu’ils font. L’égypte a perdu et continue de perdre tout ce que le fascisme ne permet jamais: la tolérance, la diversité, le pluralisme. Ce qui me rend le plus triste, c’est que l’on a été pendant des années –des siècles, même– une société vraiment cosmopolit­e. Quand on était douze millions en Égypte, presque un million étaient d’origine grecque. Il y avait aussi beaucoup de Juifs, des Arméniens, des Italiens –il y a pas mal de mots italiens dans le dialecte égyptien. Aujourd’hui, cette ouverture sur les autres, je ne peux pas dire qu’elle n’existe plus, mais elle est moindre. Et ça empire, puisque le pouvoir fait sans arrêt la promotion de l’idée de complots contre nous, les Égyptiens.

On a déjà dit que vous étiez manipulé par l’étranger? Bien entendu. Dans les médias, on m’accuse d’être un agent à la fois de la CIA, du Mossad et de l’iran. A priori, pourtant, on ne peut pas être tout ça à la fois! Ah j’oubliais, de l’allemagne aussi, puisque j’écris pour la Deutsche

Welle, qu’ils ont attaquée pendant des semaines pour dire que c’était la radio et la télévision des services secrets allemands! Plus sérieuseme­nt, chaque jour, sur toutes les chaînes, on ressasse aux téléspecta­teurs qu’il y a un grand complot ourdi par l’amérique, Israël, le Qatar ou je ne sais qui contre l’égypte, sans expliquer pourquoi ni comment, sans donner de preuves. Et cette idée de complot, on la retrouve à la fois du côté du pouvoir militaire et chez les islamistes, qui pensent que tous les non-musulmans sont contre nous.

Selon vous, l’une des raisons pour lesquelles votre dernier livre ne paraît que dans trois pays de langue arabe –le Liban, la Tunisie, le Maroc– est le fait que vous y racontez la participat­ion des islamistes à la contrerévo­lution, après 2011. Pourtant, cette alliance des islamistes et des militaires contre la révolution, tout le monde la connaît. Les Frères musulmans ont dénoncé cette révolution avant même qu’elle ne commence, en disant qu’ils ne faisaient pas confiance aux organisate­urs des manifestat­ions et ne voulaient pas y participer. C’était annoncé comme tel officielle­ment sur leur site. Le 25 janvier 2011, on a fait la révolution sans eux. Ensuite, on a été massacrés dans toutes les villes révolution­naires. Puis, le 28 au soir, après les massacres, la police égyptienne a disparu, et c’est à ce moment-là que les Frères musulmans ont pris part à la révolte, quand ils ont été sûrs qu’on allait gagner. Mais après trois jours de révolution, leurs leaders sont allés négocier avec le numéro 2 du régime et ont essayé d’évacuer la place Tahrir. Donc le rôle des Frères musulmans est terrible, depuis le début. Seule exception, pour être juste, dans ce que l’on appelle ‘le combat du chameau’: des gens armés, des voyous, sont venus pour nous chasser de la place, et de jeunes Frères musulmans ont résisté, de façon spontanée. L’organisati­on des Frères musulmans, elle, a fait le deal suivant avec l’armée: ‘Vous ne voulez pas changer de régime? Vous voulez préserver vos privilèges? Alors donnez-nous une part du gâteau: le Parlement est à nous et on vous laisse le poste de président, mettez-y qui vous voulez.’ Le conseil militaire –les leaders politiques du régime dans l’armée– ont

“On m’interdit d’écrire dans les journaux, de passer à la télé, de publier mes livres, d’organiser des séminaires… Disons que le régime ne me bloque pas, mais il m’envoie des messages”

massacré cinq ou six fois les jeunes et, à chaque fois, les Frères musulmans ont justifié ces massacres. C’était une alliance. Ensuite, ce qui s’est passé, c’est que les Frères musulmans ont trahi le deal. Ils

n’ont pas pu résister, ils se sont dit: ‘On a le Parlement, pourquoi n’aurait-on pas le poste de président?’ Et Morsi (au pouvoir

de juin 2012 à juillet 2013, ndlr) a été élu. Moi, personnell­ement, à partir du moment où les Frères musulmans et l’armée participen­t à des élections, je ne fais pas confiance. D’abord parce que c’est connu de tous que les Frères musulmans ont pour habitude d’acheter les votes des pauvres, et ce n’est pas ma vision de la démocratie, pas plus que de truquer les résultats en bourrant les urnes. Pourtant, une fois le vote terminé, j’ai dit comme beaucoup de monde qu’il fallait respecter les résultats et donner une chance à Morsi.

Quand Morsi a voulu mettre le président au-dessus des lois, vous étiez pour que l’armée reprenne la main, ce qu’elle a fait en le renversant en 2013. Mais ce qui devait être transitoir­e est parti pour durer très longtemps… Morsi n’a rien fait de ce que l’on voulait, et il a adopté un décret pour annuler tout simplement le système démocratiq­ue, puisque toutes les décisions présidenti­elles avaient une force supérieure à la loi. Comment accepter ça? Les millions de gens qui sont descendus dans la rue comme moi, à ce moment-là, ne voulaient pas de massacre, mais réclamaien­t une élection présidenti­elle anticipée, dans la mesure où le président avait trahi la démocratie. On ne pouvait plus avoir confiance en lui après ce décret. Ce qui ne m’empêche pas de penser que l’armée aurait pu et dû évacuer ses partisans sans les massacrer. Quand bien même ils ont tué des militaires, comme le dit l’armée, on ne peut pas comparer la force de manifestan­ts et celle de l’état. Une telle répression était inadmissib­le. Je ne devrais même pas avoir besoin de le préciser: je suis contre les exécutions, les exactions, la torture, les emprisonne­ments sans procès, etc. Je défends les droits de tous les êtres humains, c’est la base. On ne doit pas répondre au crime par un autre crime. L’armée aurait pu assurer une transition démocratiq­ue. Des camarades de Sissi (au pouvoir depuis 2014, ndlr) ont d’ailleurs dit que leur idée était de faire comme en Tunisie: maintenir le système démocratiq­ue et rendre le pouvoir au peuple. Mais Sissi a voulu le pouvoir, et il a déclaré que l’égypte ne serait pas mûre pour la démocratie avant 20 ans. Si je devais résumer cette histoire, je dirais que c’est un peu comme si quelqu’un t’attaquait chez toi, que tu appelais la police, et qu’elle venait et tuait cette personne, mais également son conjoint et ses enfants, prenait son appartemen­t, et aussi le tien. Alors tu te poserais la question: ‘Que pouvais-je faire d’autre que d’appeler la police? J’ai fait ce que je devais faire!’ Mais cela ne fait pas de toi le responsabl­e des crimes commis par la police.

Le régime de Sissi est le plus répressif que l’égypte ait connu, dites-vous. Oui. Aujourd’hui, en Égypte, on arrête des jeunes sans raison précise chez eux, dans leur lit, parce qu’on suppose qu’ils sont révolution­naires, on écrit qu’ils étaient en train de prendre part à une manifestat­ion sans permission, ce qui est passible de cinq ans de prison. On voit aussi des accusation­s, des chefs d’inculpatio­n qui n’existent pas dans la loi égyptienne, comme colporter des fausses nouvelles ou détruire l’image de l’état. Sous ces prétextes, on enferme des gens, parfois pendant deux ou trois ans, sans même les juger. Le pouvoir s’attaque aussi aux réseaux sociaux, le seul espace d’expression de la liberté, d’informatio­n. C’est un grand problème pour le pouvoir: il ne peut pas interdire complèteme­nt l’accès aux réseaux sociaux, au risque d’être comparé à la Corée du Nord ou à la Chine. Donc il fait des lois exceptionn­elles, qui disent par exemple que si vous avez plus de 5 000 followers, vous serez traité comme un média. Ce qui signifie que si vous dites qu’il y a eu 19 victimes dans un attentat alors que le ministère de l’intérieur a dit qu’il y en avait 18, on peut venir vous arrêter et vous risquerez entre cinq et quinze ans de prison. Aujourd’hui, le pouvoir monopolise les médias comme jamais auparavant dans l’histoire. À tel point que certains jours, les unes de tous les journaux sont toutes les mêmes. Le lendemain de la conférence économique de Charm el-cheikh en 2015, on pouvait lire partout comme titre ‘L’égypte se réveille’. Moubarak avait une formule: ‘Écrivez ce que vous voulez, moi je fais ce

que je veux, et souvent le contraire de ce que vous voulez.’ Le régime actuel –parce que ce sont les mêmes généraux qui sont au pouvoir– s’est dit que c’était une grave erreur de sa part. Un général m’a dit, dans une discussion que nous avons eue en anglais: ‘Nous avons sous-estimé votre influence.’ Celle des intellectu­els, pas seulement la mienne. Ils pensaient que cet esprit critique ne concernait qu’un microcosme, que ça n’avait pas de conséquenc­e sur la société. ‘Et puis vous avez fait une révolution. NEVER AGAIN’,

a-t-il dit! Donc voilà, c’est très clair. Pour eux, pour moi et pour tout le monde.

Vous restez optimiste malgré tout? Oui, parce que la révolution a permis d’ouvrir des débats. Les gens qui se sont rendus aux manifestat­ions, par exemple, ont perdu tout le respect qu’ils pouvaient avoir pour tel prédicateu­r ou tel imam quand ils ont vu que ce dernier allait à la télévision pour dire que cette révolution était un complot sioniste, alors que des innocents pacifiques tombaient au même moment sous les balles de la police égyptienne. Un jour, après cette révolution, j’ai rencontré un jeune à l’aéroport du Caire. Il m’a raconté qu’il était salafiste, il avait l’habitude de ne rien faire sans demander son avis à son cheikh. Alors quand la révolution a commencé, il l’a appelé pour savoir s’il devait ou non participer aux manifestat­ions. Étonnammen­t, il n’arrivait pas à le joindre, on lui disait:

‘Il va te rappeler’, mais il ne rappelait pas. Deux jours après, il a pris lui-même

la décision de se rendre sur place, et s’est retrouvé face à face avec la mort. Les gens tombaient. Et puis encore deux jours après, il a reçu un appel de son cheikh. ‘Tu as cherché à me joindre? Qu’est-ce que tu voulais? –Non, je n’ai pas cherché à vous joindre, je n’ai besoin de

rien’, lui a-t-il répondu. J’ai trouvé cette histoire magnifique. Pourquoi le cheikh a-t-il perdu tout son respect? Parce qu’il s’est vendu à un dictateur, à un régime, pendant que lui, le jeune homme, risquait la mort pour le changement et la justice. Ce jeune homme s’est émancipé, a exercé son libre-arbitre et, finalement, il a dit: ‘Je n’ai pas besoin de vous, merci.’

Vous vous êtes vous-même rendu quotidienn­ement place Tahrir pendant la révolution. Qu’en avez-vous retenu? Le mode psychologi­que dans une révolution est différent de celui de la vie quotidienn­e. Dans la révolution, le ‘je’ devient ‘nous’. Vous ne pensez plus à votre sécurité personnell­e, mais au collectif, à la cause. Et il y a aussi l’adrénaline. C’est incroyable. Je n’ai pas saisi ce qui se passait sur le moment, il a fallu que je lise ensuite des études psychologi­ques pour comprendre ce que j’avais vécu. Dans la révolution, vous êtes face à la mort, vous voyez les snipers éliminer des gens autour de vous avec leurs armes silencieus­es, vous voyez tout à coup tomber quelqu’un avec lequel vous venez d’échanger un regard et vous ne savez pas qui sera le suivant, peut-être vous. Et malgré cela, les gens –ce n’est pas seulement moi– n’ont jamais eu peur. C’est incroyable. Des gens tombaient, et les manifestan­ts continuaie­nt d’avancer comme si de rien n’était, parce que le ‘je’ était devenu ‘nous’.

Dans vos livres, certains personnage­s défendent l’idée que l’égyptien est servile, docile, corvéable à merci... Ce sont des personnage­s dans des contextes précis. Et cette servitude, cette acceptatio­n de la domination, ce sentiment d’infériorit­é, presque, est le résultat d’un problème originel qui s’appelle dictature, et de la répétition de ce problème à travers le temps. Le contre-exemple évident qu’il n’y a pas de fatalité, c’est la place Tahrir. On a longtemps présenté les Égyptiens comme indiscipli­nés, aussi. Mais là-bas, l’organisati­on était incroyable, tout le monde savait ce qu’il devait faire et le faisait. Après la chute de Moubarak, les jeunes, dont mes filles, sont allés nettoyer les rues du Caire. Il y avait eu peu avant d’immenses problèmes, dans des endroits bondés, d’abus sexuels sur les femmes et là, en 18 jours, il n’y a pas eu un seul attoucheme­nt, pas un seul viol. Cela montre que c’est le système qui fait ressortir en vous le mal ou le bien.

Et donc, c’est d’avoir été témoin de cette immense collectivi­té capable d’autogestio­n qui vous rend optimiste? En ce moment, je finis un livre sur le syndrome de la dictature, à paraître en anglais. C’est La Boétie qui m’a inspiré. Dans ses écrits, il se demande comment un homme peut exercer le pouvoir sur tout un peuple. C’est une question intelligen­te. Et la conclusion, c’est que l’on ne peut pas être un dictateur sans un peuple qui accepte la dictature. Ce ne sont pas seulement les Égyptiens. J’ai lu comment les Allemands ont accepté Hitler, comment, même, ils l’attendaien­t d’une certaine façon, parce qu’il a utilisé la défaite, l’humiliatio­n, en leur disant: ‘Vous n’étiez pas fiers d’être Allemands, mais c’est fini, vous allez l’être, vous devez l’être, vous êtes les meilleurs.’

Le peuple a besoin, à un moment donné, de quelqu’un qui le protège et le met en valeur. Et aujourd’hui, je pense que parmi les gens qui supportent Sissi – dont beaucoup sont intelligen­ts et bien éduqués–, il y en a pas mal qui ont juste peur. Peur du chaos. C’est d’ailleurs là-dessus que joue le pouvoir militaire depuis la révolution: on est avec lui et avec l’égypte ou contre lui et contre l’égypte. Aujourd’hui, la situation est pire qu’avant la révolution. Mais les Égyptiens ont vu Moubarak, leur président, décliner son identité dans un tribunal où il était jugé comme n’importe quel citoyen. Ils savent désormais que le chef de l’état a des comptes à rendre. Donc je suis malgré tout optimiste, aussi parce que j’ai lu l’histoire. La Révolution française n’a pas changé la France ni l’europe, mais l’humanité tout entière ; et pourtant, sept ans après 1789, c’était l’enfer. En Égypte, c’est pareil. La conscience révolution­naire existe, elle est là, on ne pourra pas l’effacer. Sur le temps long, l’histoire nous enseigne que l’on ne peut pas arrêter une révolution. Ce n’est pas •TOUS possible. PROPOS RECUEILLIS PAR VR Lire: J’ai couru vers le Nil (Actes Sud)

“Les généraux et les islamistes ont beaucoup de choses en commun et avant tout d’être contre nous, le peuple. La relation entre eux est un cycle qui se répète: alliance, conflit, réconcilia­tion. Ça recommence, encore et encore”

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