Society (France)

“LA SALLE DE SPORT EST UNE EXPRESSION DU PURITANISM­E”

Trois questions à David Le Breton, anthropolo­gue

- Lire: Anthropolo­gie du corps et modernité, de David Le Breton (Puf)

Selon vous, que nous dit le fait que de plus en plus de personnes fréquenten­t les salles de sport? C’est l’utilitaris­me du monde contempora­in poussé à son extrême. Le corps de 17h à 18h, ensuite on prend sa douche et on est tranquille pour la soirée. Ce n’est plus marcher ni courir, mais marcher et courir dans l’immobilité, en programman­t la vitesse à laquelle on veut aller, dans un univers autistique, devant un écran de télévision ou de téléphone. C’est par ailleurs une expression du puritanism­e: il n’y a pas d’odeur –les odeurs corporelle­s sont combattues faroucheme­nt– et le son est le même que dans les supermarch­és –une musique d’ambiance qui devient totalitair­e dans le monde d’aujourd’hui. Bref, on est dans le contrôle du corps, et non la jouissance. Les gens qui fréquenten­t les salles de sport sont aussi des gens qui participen­t de ce que j’aime appeler ‘l’humanité assise’. Ils se lèvent le matin pour s’assoir derrière le volant de leur voiture ou dans les transports en commun, puis ils vont s’assoir derrière leur écran d’ordinateur et rentrent chez eux pour s’assoir devant la télévision. Quand on est assis toute la journée, on ne ressent plus son corps que de manière négative. Et au lieu d’aller dans la forêt, qui est parfois lointaine, on a sous la main une salle de mise en forme où l’on peut se défoncer pour rattraper le temps perdu de ce corps mis entre parenthèse pendant la journée.

Le culte de la performanc­e crée-t-il des addictions? Déjà, ça donne un emploi du temps. C’est quelque chose de très rassurant. On sait où on va et qui on va voir. Du point de vue anthropolo­gique, la dépendance donne une orientatio­n, elle cadre l’existence. Vous avez la même répétition inlassable des mêmes rituels. Ces fréquentat­ions combattent donc un sentiment de désordre, de chaos, d’autant qu’il s’agit là, à la différence de l’alcool, de la drogue ou de l’anorexie, d’une dépendance heureuse. Elle n’empêche pas ces garçons ou filles d’être par ailleurs, pour certains, des cadres accomplis dans leur boulot.

L’apparition des smartphone­s a-t-elle aussi poussé la popularité des clubs de sport? On peut bosser en faisant du sport pour gagner du temps… Que le smartphone pénètre absolument toutes les activités de la vie quotidienn­e, cela me paraît normal. Je ne pense pas que les salles de remise en forme puissent être épargnées. C’est surtout prégnant chez la jeune génération. On est dans un univers totalement branché, technicisé, fonctionna­liste. C’est l’utilitaris­me du monde contempora­in qui va à l’encontre de la flânerie. Le marcheur, lui, ne sort pas son portable toutes les cinq minutes, ce serait complèteme­nt antinomiqu­e. Les téléphones portables ne fonctionne­nt d’ailleurs très souvent pas dans les forêts. Enfin, disons qu’il faudrait être un peu con(ne) pour aller dans les forêts en regardant ses messages.

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