Society (France)

Adrien Bosc

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Il a publié en français les plus grandes plumes du journalism­e américain. Il a aussi écrit deux livres remarqués dont le nouveau, Capitaine. À 32 ans à peine, Adrien Bosc est en train d’imposer la littératur­e du réel.

Jai eu la chance de naître dans une fratrie: j’ai une soeur et quatre frères, dont trois aînés, et deux qui sont des demi-frères et qui ont dix ans de plus. Ce qui veut dire que cela m’a permis d’avoir, très jeune, des passeurs qui avaient déjà expériment­é pas mal de choses de leur côté. À la maison, entrer dans la chambre de mes frères, c’était entrer dans un temple. Tu montais l’escalier et ils étaient là-haut, en train de passer le vinyle d’histoire

de Melody Nelson. Ce qui fait que je suis arrivé directemen­t à cette étape-là sans avoir fait le chemin qu’ils ont dû faire. Pareil pour les livres. Chaque année, mon frère David (qui est

aussi écrivain, ndlr) m’apportait des bouquins. Il y avait Marcel Schwob, Arthur Cravan, Witold Gombrowicz, Jacques Rigaut,

Le Voleur de Georges Darien, Pierre Guyotat. C’est quelque chose que j’ai essayé de raconter dans le dernier livre: on habitait dans le Sud, mais la famille louait un appartemen­t à Paris, à Belleville, que l’on s’est passé de frère en frère pendant près d’une décennie. Il était composé de ce que chacun avait apporté, et ça finissait par faire une sorte d’histoire commune affichée sur les murs.

C’est aussi via vos frères que vous êtes arrivé à la littératur­e de nonfiction, comme on l’appelle? Non, ça c’est un chemin que j’ai fait seul. Au départ, c’est d’ailleurs un truc scolaire, tout bêtement. J’étais une brêle absolue en anglais. Mais vraiment. Un vocabulair­e affreux, médiocre, le niveau zéro. Au point que j’aurais pu vouloir passer n’importe quel concours, l’anglais aurait tout plombé. Sans doute parce que j’ai été un bon élève sur le tard... J’ai donc décidé de me mettre à l’anglais. Souvent, les profs d’anglais disent: ‘Si vous voulez

vous améliorer, il faut lire des romans en anglais.’ Mais moi, j’étais si mauvais que lire des livres, c’était trop compliqué. Alors j’ai trouvé une espèce de compromis dans le New Yorker, Harper’s Magazine et les revues de ce genre, qui proposaien­t de longs articles écrits de manière littéraire. Et assez vite, je me suis rendu compte que ça me passionnai­t. Tout ce qui m’intéressai­t dans l’actualité s’y retrouvait transfigur­é par le récit. Il y avait le principe de l’histoire, mais aussi l’usage des techniques romanesque­s. Ça m’a paru d’un tel décalage avec la presse que l’on m’offrait jusque-là en France que c’est devenu ‘ma’ presse. Et il y a une deuxième raison, qui est ma rencontre avec les éditions Allia et leur fondateur, Gérard Berréby. Entre 25 et 30 ans, Berréby, ça a été mon premier appel du matin, la première personne avec laquelle je discutais de n’importe quel projet.

Vous l’avez rencontré comment? Je me suis retrouvé assis à côté de lui au mariage de mon frère aîné, dont les traduction­s et romans étaient à l’époque publiés par Gérard. Je cherchais un stage, et il se trouve qu’allia était la maison qui m’intéressai­t le plus, comme pas mal d’étudiants à l’époque –abordable, avec un vrai souci de la fabricatio­n, et qui publiait des traduction­s des grands critiques rock américains sur le punk, le rap, la disco. Lipstick Traces, de Greil Marcus, a été par exemple un livre fondateur dans mon trajet de lecteur. Bref, je me suis retrouvé chez Allia au moment où ils commençaie­nt à publier en petit format des textes comme on pouvait en trouver dans le New Yorker. Des choses trop longues pour être publiées telles quelles dans la presse française, mais trop courtes pour l’être comme un ‘vrai’ livre. C’est comme ça que j’ai découvert des auteurs comme Mark Seal, William Langewiesc­he ou David Grann, que j’ai publiés ensuite, à partir de 2011, dans la revue Feuilleton.

Cette revue, elle est née comment? L’envie de monter une maison d’édition était déjà là. De nombreuses maisons d’édition se sont créées à partir d’une revue, comme un laboratoir­e, une manière de faire en sorte que les auteurs se rencontren­t entre eux, un lieu de dialogue. Donc je voulais en passer par là: imaginer d’abord un objet de presse, mais vendu en librairie. Au départ, j’étais dans le sous-sol de Gérard Berréby. Je lui avais demandé s’il ne voulait pas lancer cette revue lui, et il m’avait répondu: ‘C’est une bonne idée, mais faites-le tout seul, je veux être comptable de mes fautes, et pas de celles d’autrui. En revanche, je vous prête mon lieu.’ Bref, je me suis retrouvé dans son sous-sol, là où il mettait les défraîchis des éditions, et je me suis mis au travail. Il faut dire aussi que cela s’inscrit dans un moment. Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, XXI existait depuis déjà deux ans. Du coup, quand on allait voir les diffuseurs et les libraires en leur racontant: ‘On va traduire du grand reportage étranger’, l’idée ne leur paraissait pas si absurde que ça. Ce n’est pas forcément mon école, mais XXI a vraiment changé la perception que l’on avait du mot revue en France

Avec la revue Feuilleton, il a publié en français les plus grandes plumes du journalism­e américain. Avec Les éditions du sous-sol, il a fait (re)découvrir des noms aussi essentiels que Gay Talese, Joseph Mitchell ou Maggie Nelson. Et en solo, il a écrit deux livres remarqués dont le nouveau,

Capitaine, est l’un des principaux de cette rentrée littéraire. Le lien entre tout ça? Un amour et une défense de la littératur­e sans fiction, basée sur le réel et l’enquête. Et si, à 32 ans à peine, Adrien Bosc avait amorcé un changement dans la façon dont on écrit et on lit en France?

PAR GRÉGOIRE BELHOSTE ET STÉPHANE RÉGY / PHOTOS: THOMAS CHÉNÉ POUR SOCIETY

–on ne parlait pas encore de mook à l’époque, et heureuseme­nt. Revue, qui était synonyme de mouroir, est d’un coup devenu synonyme d’une récurrence grandiose pour les libraires: tous les trois mois, ils savent qu’ils ont un truc qui sort, des gens viennent chez eux exprès pour ça, comme on va en kiosque, et qui ressortent avec deux autres livres... La vraie mère de ces revues, c’est Granta, créée en Angleterre. Le concept est très simple: une revue en couleurs avec de la photograph­ie, des écrivains qui partent en reportage, vendue en librairie quinze euros. Et ça a été fondé dans les années 80. Bill Buford, son créateur, s’est emparé d’une revue universita­ire moribonde quand il était étudiant à Cambridge et en a fait cet objet de presse bizarre, vendu jusqu’à 100 000 exemplaire­s par numéro. Salman Rushdie y a publié ses premiers textes, Kapuscinsk­i a écrit dedans. C’est un truc incroyable, Granta. Ça a créé un modèle.

Ça a été difficile de convaincre des auteurs de publier dans Feuilleton? Ce que je trouve assez drôle et plutôt symptomati­que, c’est que lorsque je contactais des auteurs français, il y avait peu de réponses, ou alors des refus assez méprisants. Enfin, pardon: sauf Anne Nivat, qui a fait un grand reportage sur l’envers et l’endroit de la guerre en Afghanista­n dans le premier numéro, en adoptant le point de vue des troupes canadienne­s et des habitants d’un village. C’est après la parution du premier numéro et son succès en librairie que les auteurs français se sont manifestés. En revanche, les Américains, c’était l’inverse. Je leur envoyais le même mail, en forme de profession de foi: ‘Voici

Feuilleton, voici ce que l’on veut défendre’, et pour nos 20 lignes de présentati­on, je recevais deux pages de réponse: pourquoi c’était bien, pourquoi ils étaient contents que l’on publie tel article, etc. Il y avait David Samuels, Daniel Mendelsohn et Jonathan Franzen. C’est une réalité. Franzen nous a donné une nouvelle qui s’appelle Ambition. Mendelsohn un reportage sur la bibliothèq­ue du Vatican. Et Samuels un texte sur le gang des Pink Panthers que je voulais absolument depuis le début.

Pourquoi? C’est un article qui fait 40 pages. Ce n’est pas juste pour dire que ça fait 40 pages. Ce sont 40 pages où il n’y a rien à jeter. Il raconte l’histoire de cette série de braquages effectués par le gang des Pink Panthers, des vétérans de la guerre en ex-yougoslavi­e. J’avais vraiment à coeur de commencer par cet article-là, parce qu’il était le symbole de tout ce que l’on souhaitait faire. Et ensuite parce que je trouvais que l’on ne pouvait pas l’attaquer sur ce fameux argument que l’on entend souvent: ‘Ouais, les Américains, c’est différent, c’est le New Yorker, ils ont tellement de moyens qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, on les envoie au bout du monde, ils peuvent travailler six mois.’

Samuels a effectivem­ent dû travailler six mois, mais l’article se trouvait à portée de main. À Paris, à Monaco, dans les Balkans.

David Samuels considère que ce que l’on appelle ‘le journalism­e littéraire’ est un genre typiquemen­t américain, parce qu’il est lié à la notion de formation d’une nation. Je crois moyennemen­t à sa théorie, mais je la trouve extrêmemen­t séduisante. Lui dit qu’en gros, les journaux de reportage sont nés aux États-unis autour de Mark Twain et d’autres auteurs pour donner à entendre, voir et comprendre ce qui se passait à des milliers de kilomètres de la côte est et de l’amérique des fondateurs. Il dit que les population­s, les paysages étaient tellement différents sur le territoire américain d’une région à une autre que l’on ne pouvait pas traiter ça en quelques feuillets. Donc que c’est aussi lié à l’idée de frontières, d’identité, etc. Et ce qui est assez beau dans l’idée de Samuels, c’est qu’il dit aussi que si on s’intéresse à ce genre de littératur­e aujourd’hui en France, c’est parce qu’on est, à notre tour, confrontés à ces problémati­ques: le territoire, les frontières, les migrations, l’hospitalit­é… Même si, hélas, comme toute bonne théorie, on peut lui trouver une contradict­ion assez rapidement. L’entorse, c’est que ce n’est pas un genre si spécifique­ment américain que ça. En France, on a eu Cendrars, Kessel, Londres dans la première moitié du xxe siècle, les Polonais ont eu Kapuscinsk­i dans la deuxième moitié, l’amérique du Sud a eu Garcia Marquez, etc.

Comment expliquer alors que de plus en plus de textes de littératur­e sans fiction, ou de journalism­e littéraire, sortent en France ces dernières années? Je crois que, actuelleme­nt, il y a toute une série d’écrivains qui n’éprouvent plus une irrépressi­ble envie d’écrire de la fiction. Mais qui, en revanche, pensent qu’écrire sur le réel leur permet de questionne­r la littératur­e.

Aujourd’hui, on ne peut plus arriver en disant: ‘Je vais faire un petit roman réaliste ou historique sans

prétention’, en mettant de côté la destructio­n du roman par les surréalist­es, le Nouveau Roman, les avancées du roman américain… Le fait que trois des plus grands écrivains français, Emmanuel Carrère, Jean Echenoz et Patrick Deville, aient écrit dernièreme­nt des livres de non-fiction après avoir d’abord été des écrivains de fiction n’est pas anodin. Je crois que c’est l’aboutissem­ent d’un long tirailleme­nt au coeur même de l’écriture. Carrère explique d’ailleurs dans Il est

avantageux d’avoir où aller qu’il s’est épuisé dans la fiction. Echenoz, lui, pour expliquer pourquoi il a consacré trois livres à des personnage­s réels comme Ravel, Zatopek et Tesla, a dit: ‘À un moment, je me suis

intéressé à des vies.’ Ça veut tout dire.

Vos deux livres, Constellat­ion et maintenant Capitaine, s’inscrivent dans cette littératur­e du réel. Le premier racontait le crash de l’avion dans lequel Marcel Cerdan et 47 autres personnes ont péri le 28 octobre 1949. Et le second s’intéresse au Capitaine-paul-lemerle, un bateau qui a transporté hors de France, en 1941, des personnali­tés considérée­s indésirabl­es par Vichy comme André Breton, Victor Serge ou Claude Lévi-strauss. Comment ce projet s’est-il défini? Ce sont deux romans qui s’inscrivent dans un cycle de traversées, à rebours, de l’immédiat aprèsguerr­e vers la guerre d’espagne. Ce qui m’intéressai­t, ce n’était pas tant de prendre l’histoire comme une simple matière sur laquelle on viendrait inscrire son roman, mais de venir questionne­r ce qu’est l’histoire, ce que sont les personnage­s à l’intérieur de l’histoire, voir de quelle manière c’est profondéme­nt en soi un roman que l’on vit, notre incapacité à nous représente­r la réalité comme un ensemble. Comme si on était à quelques centimètre­s d’un tableau sans avoir le recul nécessaire pour bien l’appréhende­r. Ce qu’offre le roman, c’est presque une vengeance. On prend des destins épars et on montre des ramificati­ons, on recompose quelque chose d’une toile

“Actuelleme­nt, il y a toute une série d’écrivains qui n’éprouvent plus une irrépressi­ble envie d’écrire de la fiction”

d’ensemble puis on la repose, on la refixe au mur et on peut l’observer. C’est ce que j’essaye de faire.

Comment avez-vous procédé pour la phase de recherches? La traversée du

Capitaine-paul-lemerle était racontée quelques pages par-ci, par là. Une dizaine chez Breton. Vingt chez Lévistraus­s, dans Tristes tropiques, trois dans un livre d’entretiens avec Didier Eribon. C’était à l’image de ce roman: on ne voit jamais les choses dans leur totalité. C’est pour ça que je voulais que Capitaine soit polyphoniq­ue, que chaque personnage représente un angle de vue, un regard, un point de détail dans le tableau parfois mensonger. Retranscri­re ça, cette idée que l’on ne voit jamais les choses en plein et que la réalité est un tissu de fictions, c’est quelque chose qui me passionne. Par exemple, là, on est trois autour d’une table. Si tout à coup, il y a un accident dans la rue, moi je suis de dos, et vous de face. Forcément, on va avoir un canevas identique pour raconter l’événement –à quelle heure c’est arrivé, dans quelle rue, dans quel café–, mais ensuite, nos récits vont légèrement dévier, voire se séparer. Je pourrais déclarer: ‘Je me suis

retourné’, etc. Et je commencera­is à broder, inventer, en parlant, sans m’en rendre compte, et vous aussi. Et donc le boulot de l’enquêteur, du flic, c’est de recouper l’informatio­n pour créer quelque chose qui ressemble à un semblant de vérité. Pour autant, je ne pense pas que l’on aboutisse à la fin à une image arrêtée de cette vérité.

Ça vous plaît, cette figure de l’écrivain enquêteur? Je ne sais pas si elle me plaît, mais force est de constater qu’elle est présente dans mes livres. Elle peut s’effacer, bien sûr. On peut très bien enquêter et enlever les

“Macron est peut-être le président-philosophe, mais il tend plutôt du côté du marketing. Pour l’instant, je ne vois pas le début d’une propositio­n culturelle”

échafaudag­es ensuite. Mais les garder crée quelque chose de l’ordre d’une rupture dans l’écriture qui me séduit. En littératur­e, il y a le pacte de fiction: tu ouvres un roman, tu t’inscris dans une histoire et tu l’acceptes tout du long. Et c’est un vieux truc de rompre ce pacte de fiction. Dans Jacques le fataliste et son

maître, Diderot raconte une histoire et puis, à un moment, il écrit: ‘Jacques aurait pu tourner à droite mais non, il va tourner à gauche.’ Ça crée une espèce de faille un peu... bizarre. J’aime bien ces moments d’écart, de trouble. Passer par l’enquête permet d’ouvrir cette béance. En plus, la figure de l’enquêteur est utile parce qu’elle se distingue de celle du narrateur. Dans le livre, le narrateur n’est pas l’enquêteur. Cela crée comme une deuxième voix pour celui qui écrit. Et en plus de tout ça, la figure de l’enquêteur a ce côté ridicule que j’aime bien.

Comment ça? C’est une position qui assume pleinement ce qu’il y a de risible ou de moralement honteux dans Capitaine. Je suis allé en Martinique, j’ai essayé de retrouver les lieux où les personnage­s ont été retenus quand ils ont débarqué là-bas et ont été bloqués dans le camp du Lazaret. Il faut voir la gueule des mecs là-bas quand on s’approche de ce coin aujourd’hui, hein. C’est l’un des pires endroits de Martinique, c’est vraiment tout ce que le tourisme de masse fait de dégueulass­e: une marina créée de toutes pièces et, derrière, le long du rivage, une espèce de bande de tôles cache l’endroit. Est-ce que ce lieu a été le Lazaret? J’ai demandé, personne ne savait, puis j’ai vu un genre de terrain vague surveillé par un mec bizarre. Le type me dit que c’est bien là, au niveau de la pointe, recouvert par la jungle, mais m’avertit aussi: ‘Fais gaffe parce qu’il y a deux, trois clodos qui se sont installés là, ils sont sympas mais il y en a un qui prend du crack.’ Et bref, je me retrouve à effectuer ce pèlerinage complèteme­nt absurde avec une obsession qui n’appartient qu’à moi et en même temps la sensation de ne pas savoir ce que je fous là, voire l’envie de me casser. C’est un peu ridicule.

On lit beaucoup, dans les articles consacrés à Capitaine, de parallèles avec notre actualité récente: l’exil, les bateaux qui dérivent sur la Méditerran­ée. Il y avait une volonté de parler de ce qui s’y passe actuelleme­nt avec ce livre? C’est normal que l’on fasse ce parallèle, et d’autant plus qu’il est indiqué par mon éditeur sur la quatrième de couverture: ‘Un passé qui ressemble à notre présent’, ou quelque chose comme ça, je ne sais plus la phrase exacte. J’assume.

Mais est-ce que ça fait partie du projet? Non, parce que je me méfie des comparaiso­ns en histoire. Je crois que ces parallèles sont des manières de ne pas penser le présent, de se dédouaner de notre propre responsabi­lité. Tant que l’on dira: ‘Regardez, nous-mêmes

nous avons été bla-bla-bla’, selon moi, on restera éloignés de ce qui est face à nous. Et puis ça laisse entendre qu’il y aurait une fatalité inscrite dans le présent. ‘C’est arrivé de tout temps, c’est

l’odyssée de nos jours. Et la Méditerran­ée, et la mare nostrum...’ Ce ne sont pas les mêmes histoires, pas le même monde, pas les mêmes frontières. À ce propos, bizarremen­t, on était dans un monde beaucoup plus ouvert à l’époque de Capitaine que maintenant. C’est un monde où l’on a l’impression, quand on lit les récits des voyageurs, qu’il n’y a pas d’endroit interdit, ou peu. À la différence du nôtre, aujourd’hui. Aller sur les traces de Rimbaud au Yémen maintenant, c’est recevoir dès la réservatio­n du billet d’avion une alerte du Quai d’orsay. Donc je ne pense pas qu’il faille comparer les deux époques. Mais en même temps –et je ne voudrais pas faire un ‘mais en

même temps’ macroniste–, il y a des invariants, des motifs. Comme par exemple ce que signifie l’exil, la perte, ou le moment du péril. Ou encore la sémantique, les noms que l’on choisit pour désigner ces personnes qui partent: migrants, exilés, réfugiés. Quand Hannah Arendt est arrivée à New York pendant la guerre, elle a écrit un texte qui s’appelle ‘Nous autres réfugiés’, dont la première phrase est: ‘Tout d’abord, nous n’aimons pas que l’on nous appelle réfugiés.’ Voilà. Il ne s’agit pas de dire

‘Le Capitaine-paul-lemerle, lorsqu’il cabote le long des côtes espagnoles, ressemble à l’aquarius’,

je ne fais pas de pont dans l’histoire, mais il y a quand même des récurrence­s. Oui, la Méditerran­ée est un cimetière qui a une histoire, avec des tombes à plusieurs étages, où les bateaux coulés rejoignent

d’autres bateaux coulés avant eux. Et ça veut dire quelque chose: leurs passagers ont traversé, regardé les mêmes lieux. Parfois plusieurs fois, comme les Espagnols. Ceux qui sont partis de Portbou en 1941 étaient parfois d’anciens républicai­ns qui avaient quitté l’espagne après la guerre civile et repassaien­t quelques années plus tard au même endroit, cette fois pour s’enfuir d’europe. Et l’autre aspect qui m’intéresse historique­ment, c’est l’accueil et l’hospitalit­é bien français. On est quand même le pays qui se gargarise d’un droit à régir la morale de l’humanité, tout en ayant une position effective d’accueil qui est l’une des plus innommable­s et l’une des plus hypocrites qui existent. Et on a actuelleme­nt un président qui en est l’exemple incarné.

C’est-à-dire? Il n’y a qu’à voir la position de Macron sur l’accueil des réfugiés et l’écologie. On a là deux urgences absolues qui pourraient être deux enjeux de projet européen, de plan Marshall actuel, et qui vont d’ailleurs de pair, au sens d’un grand projet commun. On pourrait s’en emparer, offrir un horizon, notamment parce que c’est de ça dont on manque face au nationalis­me grandissan­t, au repli identitair­e, etc. Mais Macron ne s’en empare pas, le reste de l’europe ne s’en empare pas, et les élections européenne­s approchent. Le projet européen devrait porter là-dessus: ‘On fait quoi comme projet européen pour

répondre à l’urgence écologique?’ et ’On propose quoi comme projet européen d’accueil?’ Et si on veut vraiment faire des comparaiso­ns avec le passé, alors on peut se marrer en listant ce que l’amérique a gagné de ses vagues migratoire­s. Quand on liste les noms des Européens qui ont fait la grandeur de l’amérique, c’est à en rire à quel point on est en train de rater un moment de notre histoire, là, en Europe.

Puisqu’on parle du président, vous avez récemment été invité à un déjeuner organisé par Brigitte Macron. Ça s’est passé comment? C’était un déjeuner un peu étrange en présence de plusieurs auteurs et Françoise Nyssen. J’y suis allé à la demande de mon éditeur. C’est assez fréquent. À chaque rentrée littéraire, par exemple, le ou la ministre de la Culture réunit des écrivains de la rentrée. On était deux semaines après la visite de Macron à un centre Amazon, et j’ai signalé à quel point c’était un signal désastreux, quand on sait le cynisme dont fait preuve Amazon avec les collectivi­tés locales, ces promesses d’emplois qui détruisent entièremen­t des centres urbains… Bon, je ne pense pas que ça ait été entendu, encore moins que ça soit remonté plus haut, je pense qu’ils s’en foutent tous royalement. Et j’ai parlé aussi de la position des auteurs aujourd’hui. Il y a dix ans, la cinéaste Pascale Ferran avait écrit une tribune sur la fin des ‘films du milieu’. Cette tribune vaut maintenant pour le livre. C’est la fin des livres entre 7 00 et 12 000 lecteurs. Dans l’édition aussi sévit désormais l’économie du grand écart que l’on vit partout. Les livres à faible tirage n’ont jamais été aussi peu lus, et les best-sellers, ou comme on dit maintenant, les blockbuste­rs –parce qu’il y a une sorte d’imagerie du cinéma qui débarque– n’ont jamais été aussi lus. Ça aussi, c’est un sujet dont le gouverneme­nt pourrait s’emparer. Mais c’était un déjeuner où rien d’important ne s’est dit. Il s’agissait de parler de littératur­e comme on mettrait de la musique d’ascenseur.

Et le Macron épris de littératur­e, vous y croyez? C’est une réalité. Enfin, ‘épris’, je ne sais pas. Mais il a une culture philosophi­que liée à sa formation qui est indéniable. J’étais à la foire de Francfort l’an dernier, en tant qu’éditeur. La France était invitée d’honneur, alors Macron et Merkel ont prononcé le discours d’inaugurati­on. Et le sien, réellement, ça faisait longtemps qu’il n’y en avait pas eu un de ce niveau-là… Hollande n’était pas un littéraire et le revendiqua­it un peu. Chirac ne l’était pas tellement non plus. Quant à Sarko, il l’a été sur la fin, mais comme il l’était pour le cinéma: il citait les volumes de la Pléiade qu’il avait mis dans la bibliothèq­ue, quoi. Avec Macron, on revenait à quelque chose qui singeait la geste mitterrand­ienne. Il a évidemment cité Paul Ricoeur, dont il a été l’assistant. Pour le reste, pour le moment, Macron est peut-être le président-philosophe, mais il tend plutôt du côté du marketing. C’est comme quand il dit ‘Make the planet great

again’. C’est bien chouette, tout le monde fait tourner le truc sur Twitter, fausse fierté et tout, mais un an après, c’est glyphosate et compagnie. Donc pour l’instant, c’est ‘J’aime la littératur­e et

les écrivains, la pensée compte dans mon parcours’, mais on ne peut pas dire que le projet culturel soit au centre de sa politique. En tout cas, je ne vois pas le début d’une propositio­n. On a vite fait de transforme­r la culture en un truc d’apparat, quand même.

Ces multiples casquettes d’auteur et d’éditeur, ça dénote un côté boulimique, vous vous emmerdez vite? Non. Enfin, il y a sans doute une histoire d’ennui, comme pour pas mal de gens. Mais il y a toujours une réserve. Il y a plein de choses qui m’intéressen­t, mais lorsque je sens vraiment que l’on va mal faire ou que c’est le projet de trop, on ne le fait pas. Quand on a créé Feuilleton, on avait mis une phrase d’intention, à l’attention des libraires. Quelque chose comme: ‘Quitte à faire les choses, autant les faire bien.’ Un truc comme ça. Là, Les éditions du sous-sol vont plutôt bien, en témoigne le succès des livres de William Finnegan ou de Maggie Nelson. On publie quatorze titres par an, ce qui est beaucoup sans être pléthoriqu­e, mais je m’aperçois que je n’ai eu de cesse de vouloir réduire le nombre de titres, parce qu’on ne peut pas défendre autant de livres d’une même maison chaque année. Ça veut dire que nous-mêmes, on peut se retrouver à faire des choix, à en défendre certains plus que d’autres. Et je n’ai pas envie de ça... Donc il faudrait plus de délais entre chaque livre pour mieux les défendre. Parce que éditer un texte, c’est une responsabi­lité, il ne s’agit pas juste de dire: ‘J’ai

acquis les droits, maintenant c’est à moi.’ Il y a une responsabi­lité vis-à-vis de l’auteur. Transmettr­e son texte et en prendre soin. L’année prochaine, on se démènera pour les livres de Gay Talese, Maggie Nelson, David Grann, Nathaniel Rich mais aussi pour faire découvrir d’autres voix: Manuel Vilas, Tessa Fontaine, par exemple. J’ai une espèce de rêve actuelleme­nt, c’est de publier huit à dix livres par an, tout en ayant les mêmes ambitions pour la maison d’édition en termes de résultats.

Et ça fait quoi d’être un geek de livres en 2018, à l’ère du tout numérique? J’ai une maladie, citer le nom de la maison d’édition quand je parle d’un livre. Je m’en suis rendu compte récemment en discutant avec un copain qui n’est pas du tout là-dedans. Je lui parle d’un livre, et je finis en disant: ‘C’est chez Maspero. –Je m’en fous de Maspero, de quoi tu me parles? –Mais c’est superimpor­tant! Ça a été fait comme ça, regarde. –Mais je m’en fous.’ Il s’est bien

foutu de ma gueule. PROPOS RECUEILLIS PAR GB ET SR Lire: Capitaine Constellat­ion, d’adrien Bosc (éditions Stock), Seul l’amour peut te briser le coeur, de David Samuels (Les éditions du sous-sol)

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