Society (France)

“Berlusconi est aussi un homme faible”

Gomorra, La grande bellezza, Il divo… Après avoir joué dans de nombreux films clés du cinéma italien de ces dernières années, Toni Servillo interprète aujourd’hui Silvio Berlusconi dans le nouveau long-métrage de Paolo Sorrentino, Silvio et les Autres. Ce

- MMANUELLE ANDREANI ET LUCAS DUVERNET-COPPOLA / PHOTO: IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY

Comment avez-vous réagi quand Paolo Sorrentino vous a proposé d’incarner Silvio Berlusconi?

Il m’en avait déjà parlé il y a très longtemps, avant même de faire la série The Young Pope. Paolo Sorrentino a exploré divers chemins pour essayer d’approcher le personnage. Mais il n’avait pas envie de faire un film politique, frontal. Ce qui l’intéressai­t, c’était de l’éloigner des lieux traditionn­els de la politique et de le voir dans son paradis en Sardaigne, dans son exil doré, au moment où il essaie de préparer un énième retour en politique.

Avec ses frasques sexuelles, ses innombrabl­es procès, ses dérapages de langage, son incapacité à prendre sa retraite politique, Silvio Berlusconi a fini par se muer en une caricature de lui-même. Comment avez-vous abordé le personnage?

En évitant de l’imiter. Je me suis préparé en étudiant le scénario davantage que des images ou des écrits sur lui. Silvio et les Autres est un film symbolique et non une biographie, il contient beaucoup de scènes fictives. Notamment ce moment où Berlusconi appelle une femme au foyer d’une cinquantai­ne d’années, trouvée au hasard dans le bottin téléphoniq­ue, avec une idée en tête: il veut à tout prix la convaincre d’acheter un nouvel appartemen­t. Cette femme est dans sa cuisine, en train de regarder la télévision et, au départ, elle ne comprend même pas à qui elle est en train de parler. Mais grâce à son incroyable talent d’affabulati­on, Berlusconi réussit à lui faire acheter cet appartemen­t qu’il a totalement inventé et dont elle n’avait même pas besoin. Et c’est ainsi qu’il comprend que tout n’est pas encore fini pour lui. Qu’il a encore les ressources pour vendre des illusions. Dans cette scène –totalement fictive–, il y a tous les éléments pour raconter Berlusconi.

Vous savez si Silvio Berlusconi a vu le film?

Non, je n’en sais rien. Giulio Andreotti avait vu Il divo (le film de Paolo Sorrentino sur l’ancien patron de la Démocratie chrétienne et président du Conseil, sorti en 2008, et dans lequel Toni Servillo interpréta­it Giulio Andreotti, ndlr), il l’avait très mal pris.

C’était un film plus politique, très dur. Celui-ci est plus sentimenta­l. À certains moments, on se sent presque en empathie avec le personnage.

Je ne sais pas. Je≈crois en tout cas que c’est une erreur de raconter les personnes dont nous sommes critiques de façon uniquement négative. Cela ne permet pas de les comprendre. Berlusconi est aussi un homme faible. Il est vulgaire, bien sûr, mais on n’a pas eu besoin d’exagérer ce point-là. Il suffisait de montrer de façon explicite le néant psychologi­que et social dans lequel tombe cette figure

“Je ne sais pas si Berlusconi a vu le film. Giulio Andreotti avait vu Il divo, il l’avait très mal pris”

de tycoon, la façon dont il cherche à reprendre le pouvoir (en tentant d’acheter, au sens propre, les voix de sénateurs de gauche, ndlr), ses relations avec les jeunes femmes…

Son rapport au corps, aussi, est très particulie­r. Oui, chez Berlusconi, le corps est au centre de tout: la façon de s’habiller, les bandanas sur la tête, les implants de cheveux, la façon dont il défie la mortalité en transforma­nt son visage en masque, le bronzage, les femmes, les spectacles télévisés, la voix qui porte... C’est un rapport au corps très différent de celui d’andreotti, par exemple, et qui en dit long sur son rapport au pouvoir.

C’est-à-dire? Andreotti, c’était la soustracti­on de son corps: peu de gestes, peu de paroles, une voix très basse, des façons d’ecclésiast­ique. Comme si on était face à un prince de l’église. Et le mystère autour de lui était alimenté par cela. Avec lui, la politique se vivait comme un art pratiqué dans le secret, caché des foules, de la masse. C’était un pouvoir introverti. Et à vrai dire, beaucoup de mystères de notre pays, certains d’entre eux tragiques, ont été enterrés avec lui. Berlusconi représente un type d’homme politique complèteme­nt différent, très extraverti. Il ne naît pas en politique, mais vient de l’entreprise. Sa stratégie est celle d’une star de cinéma: elle est centrée non pas sur le mystère, mais sur l’illusion. Avec lui, l’homme politique devient une sorte de modèle. Une bonne partie des Italiens s’est fait envoûter par cette espèce de super-italien, archétype d’une italianité priapique, virile, entreprena­nte, drôle et amusante. Andreotti et Berlusconi incarnent deux formes de pouvoir fuyantes, qui ne répondent jamais aux exigences de transparen­ce et de démocratie de la population. Mais avec deux techniques d’évitement qui sont complèteme­nt différente­s: l’une est le secret, l’autre le spectacle.

Il y a une continuité entre eux deux: la carrière politique de Silvio Berlusconi naît avec la chute de Giulio Andreotti, emporté par ses secrets et les affaires de corruption…

Oui, il y a une relation de cause à effet entre eux, évidemment. C’est l’histoire de l’italie… Aujourd’hui, notre pays se trouve en grande difficulté justement parce que les modèles ont été ceuxlà. Beaucoup d’hommes politiques actuels s’en sont inspirés sans proposer de vrai changement. La spectacula­risation de la politique a atteint son niveau maximal avec Berlusconi. Désormais, le débat politique dans notre pays ne s’article qu’autour de slogans publicitai­res, de propagande électorali­ste, d’une vision commerçant­e de la politique, qui se réduit aux verbes ‘vendre’ et ‘acheter’.

Vous interpréte­riez Matteo Salvini, le chef de file de l’extrême droite italienne et actuel ministre de l’intérieur?

Je pense que les politiques italiens d’aujourd’hui sont le concentré du pire de leurs prédécesse­urs. Je ne sais pas si je le ferais. Il faudrait inventer un scénario qui le raconte tel le ‘monstre’ de Frankenste­in, comme l’aboutissem­ent des politiques dégénérati­ves qui l’ont précédées.

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