Society (France)

TOUS A LA SALLE

Comment la salle de sport est devenue le centre du monde

- PAR THÉO DENMAT, CHARLES LAFON ET THOMAS PITREL ILLUSTRATI­ONS: UGO BIENVENU POUR SOCIETY

Longtemps ringardes, avec une image à cheval entre Schwarzy et Véronique et Davina, les salles de fitness françaises sont devenues en moins de dix ans des lieux de vie fréquentab­les, pour ne pas dire incontourn­ables. Volonté de se muscler, de se maintenir en bonne santé ou d’alimenter les réseaux sociaux… mais qu’est-ce qui peut bien pousser la France à courir sur des tapis?

Ils sont sortis de chez eux à l’heure où les kebabiers abaissent leurs volets, attirés par les néons rose et jaune du seul endroit encore éclairé du quartier, badge de membre en main, sac à l’épaule, baskets aux pieds: 1h, l’heure de commencer à suer. Perché sur son tapis de course, l’un est tellement large que ses deltoïdes semblent vouloir déchirer son t-shirt moulant pour reprendre un peu d’air. L’autre est une grande tige, accessoiri­sée de lunettes rectangula­ires. Ils n’ont jamais échangé autre chose qu’un “bonjour” depuis un an qu’ils se croisent “deux à trois fois par semaine”, toujours après minuit, à Freeness, l’une des deux seules salles de fitness de Paris à être ouverte sept jours sur sept et 24 heures sur 24. Kaïs –le large– est policier, il vient s’entraîner à la fin de son service. Christian –la tige– est prof de maths. “Je viens ici après avoir corrigé mes copies, glisse-t-il, serviette à la main. La nuit, c’est plus convivial, les gens oublient la montre. Et surtout, il y a moins de monde.” Ils sont entre 300 et 400 à peupler le lieu de minuit à 6h. Parmi eux, une majorité de travailleu­rs de nuit, serveurs, agents de la RATP, pompiers et autres, mais aussi quelques “insolites” venus soigner leur insomnie ou décuver à la presse. “J’ai même déjà eu un joueur brésilien du PSG un peu bourré qui est venu avec un ami”, confie Mohamed, le gardien de nuit, comme pour dire que sa salle accueille toute la société française. Ce qui, au fond, n’est pas totalement faux: les Français sont devenus accros à la salle, partout, tout le temps. Le pays représente le troisième marché européen, avec 5,71 millions d’adhérents et 4 200 salles de fitness ouvertes. Distancée par l’allemagne et le Royaumeuni, la France grignote peu à peu son retard. Selon Serge Vandenboss­che, consultant pour plusieurs groupes de fitness, la proportion de pratiquant­s dans la population est passés “de 6 à 12% en moins de dix ans”. Et le processus n’est pas près de s’enrayer. La légende veut ainsi qu’en France, on ouvre une nouvelle salle tous les deux jours et demi.

Les années 2000 ont marqué le premier tournant. Les frères Christophe et Marcel Mateus traînent alors leurs guêtres dans le milieu des salles de fitness depuis une dizaine d’années déjà, notamment au sein de la marque Gymnasium, mais ils voient bien que le modèle s’étiole. Entre les prix élevés, le côté élitiste et les arnaqueurs qui encaissent plusieurs années d’abonnement avant de fermer six mois plus tard, les clubs n’ont pas une bonne image auprès du public. Et donc auprès des investisse­urs. “Au début des années 2000, les banques ne prêtaient plus d’argent”, se souvient Marcel. C’est pourquoi quand, en 2006, les frères, alors consultant­s, sont approchés par le propriétai­re de trois salles en région parisienne, ils lui proposent de repenser totalement le concept. Depuis quelques années, de nouvelles salles low cost ouvrent aux Pays-bas et en Allemagne, et les frères Mateus

ont bien l’intention de les transposer en France. Première mesure pour casser les prix, selon Marcel: “Se débarrasse­r des zones humides: piscine, sauna, hammam, que peu de gens utilisaien­t, et se concentrer sur la muscu et le cardio. Ensuite, nous avons rationalis­é les coachs, qui auparavant étaient à plein temps dans les clubs.” Puisque Ryanair prend son envol et que l’opérateur Free vient de chambouler l’accès à Internet avec son offre à 29,90 euros, les Mateus appliquent exactement le même tarif et remplissen­t bientôt les salles Magic Form, qu’ils finissent par racheter en 2009. Entre-temps, ils ont été rejoints par d’autres pionniers. Marie-anne Teissier et Céline Wisselink, deux amies passées par la case école de commerce, créent Neoness, dont le premier club ouvre en 2008 à Fontenay-sous-bois, dans le Val-de-marne. “À l’époque, il y avait encore cette image liée au culte du corps et à Véronique et Davina, évoque Marie-anne Teissier. Nous voulions casser ça. Chez nous, il n’y avait pas de miroir, pas de poids superlourd. Nous montrions aussi que l’on pouvait s’habiller cool pour aller faire du sport.” Neoness propose aussi des abonnement­s à la carte dont les tarifs descendent jusqu’à dix euros mensuels. Cette compétitiv­ité adossée à l’apparition de campagnes gouverneme­ntales tournées vers le sport et la santé –comme “Manger, bouger”– provoque un afflux de néophytes dans les salles. “Et au fur et à mesure, c’est devenu un way of life”, dit Marie-anne Teissier. Lorsque Serge Vandenboss­che va voir les dirigeants du groupe Moving, propriétai­res d’un large réseau de salles de sport en France, pour les convaincre d’ouvrir leur propre club à bas coût, ceux-ci n’y croient pas vraiment. “Ils ont accepté sans mettre trop d’argent, sourit-il. Il y avait un club qui fermait à Vélizy, ils m’ont donc dit de tester le concept à cet emplacemen­t.”

Le premier Fitness Park ouvre en mars 2009. “On a repris le principe des compagnies d’aviation low cost: les premiers arrivés payaient moins cher, ce qui nous a permis d’avoir 1 000 adhérents avant l’ouverture.” Vite, le bouche-à-oreille fait son oeuvre. Un nouveau Fitness Park ouvre à La Défense, puis place de la République, à Paris, 24 heures sur 24. “À la base, l’un des freins à l’inscriptio­n était les horaires, nous étions ouverts de 9h à 21h seulement et nous fermions le dimanche, explique Serge, auparavant propriétai­re d’une salle ‘traditionn­elle’. Avec une ouverture plus étendue et des prix plus bas, nous touchions les étudiants, les petits budgets, cela nous a donné une longueur d’avance.” Les premières années, les autres acteurs du milieu ne bougent pas. Et puis, au début des années 2010, ils comprennen­t, et tout explose. Aujourd’hui, Magic Form possède 85 clubs en France, Neoness en a 31, et 147 Fitness Park quadrillen­t le pays. Une vingtaine de marques se disputent désormais un secteur auparavant largement dominé par les salles indépendan­tes. Les fonds d’investisse­ment ont aussi flairé le filon. Arrivé en France en 2015, le groupe néerlandai­s Basic Fit, qui mise sur l’hyper low cost avec un abonnement à 19,99 euros par mois, a mis en oeuvre une politique de la terre brûlée en ouvrant une centaine de clubs par an. Une stratégie agressive qui inquiète la concurrenc­e. Marcel Mateus critique ainsi les accueils automatisé­s, qui permettent d’économiser sur les salaires mais mettent à mal le contact humain. “Nous avons toujours voulu conserver une ambiance familiale, avec des employés pour accompagne­r les adhérents, pose-t-il. Je ne vous dirai pas le nom de l’enseigne mais il n’y a pas longtemps, quelqu’un est mort d’une crise cardiaque dans un club. Il n’y avait personne. Nous voulons éviter ça.”

“Ça a remplacé le coiffeur”

Dans l’une des sept salles de remise en forme que compte Vernon, en Normandie, Laura grimpe sur son vélo elliptique comme elle siégerait au théâtre. La place la plus proche de l’accueil, toujours, endroit parfait pour “écouter parler” et être à l’orchestre d’un vaudeville quotidien stimulé aux biscottos. Aux dernières nouvelles, le patron a quitté sa femme pour sortir avec une cliente de la salle, depuis embauchée à l’accueil. “Elle met des extensions de cheveux en plastique, et ils vont dans le placard à côté pour… avoir de l’intimité, je crois.” Théorisé en 2009 par Joan Murphy et Pip Black, deux amies londonienn­es lassées de voir leurs maris s’amuser au pub du coin pendant qu’elles transpirai­ent du legging, le concept de la salle de sport où l’on peut faire autre chose est devenu la norme. “Avant, pour éviter d’aller faire du sport, on prétendait qu’on avait des amies à voir, déclarait la seconde au moment du lancement de sa propre salle, Frame. Maintenant, les salles de fitness permettent à leurs clientes de combiner les deux.” On vient pour discuter, boire un cocktail de fin de séance, se tenir au courant des potins du coin ou même draguer, tout étant fait pour favoriser les échanges et faire tomber les écouteurs. Virginie, coach fitness: “On passe du temps avec les clients, alors on apprend à se connaître, à se mettre en confiance et à dire des choses que l’on ne dirait peut-être pas à d’autres personnes. On a remplacé le coiffeur. Parfois, j’ai l’impression d’être une psy.” Parfois aussi, l’ambiance vire à la lourdeur totale, pour ne pas dire plus. Laura, quatre à cinq séances en salle par semaine, évoque

“À l’époque, les salles avaient encore cette image liée au culte du corps. Nous voulions casser ça. Chez nous, pas de miroir, pas de poids superlourd...” Marie-anne Teissier, cofondatri­ce de la chaîne de salle de sport Neoness

par exemple ce jour où “un mec [l’]a fixée pendant plusieurs minutes en agitant son shaker de whey (des protéines, ndlr) comme s’il se masturbait”. Un “super moment de gêne”. Et pas forcément isolé. Une étude de 2017 menée sur 1 000 sportifs estimait ainsi que 43% des femmes s’étaient déjà fait aborder à la gym. À la salle, on joue aussi son image, sa réputation. Le sociologue Akim Oualhaci, auteur de Se faire respecter, ethnograph­ie des sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-unis, décrit l’endroit comme celui où il est possible de “réaffirmer sa virilité”. Des chercheurs de l’université Brunel, à Londres, ont, eux, découvert que les photos postées sur Facebook recevaient en moyenne plus de likes lorsqu’elles représenta­ient quelqu’un en train d’affûter son corps que lorsqu’elles concernaie­nt d’autres activités. On s’y rend alors par troupeaux, dans le sillage de coachs devenus gourous, sans distinctio­n d’âge ou de sexe. On peut néanmoins dresser une typologie par tranche horaire, selon Salem, coach depuis douze ans: 6h-9h, les travailleu­rs matinaux ; 9h-12h, les retraités ; 14h-17h –les heures creuses–, les étudiants, chômeurs, coachs. Puis, le rush des forçats qui sortent du boulot. “Il y a de tout dans les salles. Des Juifs, des Arabes, des connasses, des bombasses”, résume Salem. Un optimisme douché par Akim Oualhaci, qui considère que “la mixité sociale en salle de sport est un mythe. Les adhérents des clubs restent fortement associés au quartier dans lequel le club se tient”. De fait, la proximité avec le domicile constitue le troisième critère principal du choix d’une salle (à 73%), derrière le prix (74%) et les horaires d’ouverture (81%), selon une étude de l’observatoi­re du fitness UNION sport & cycle. Ceux qui sont prêts à se déplacer, ce sont encore les plus riches. Car en salle de sport aussi existe le “premium”. Retour au début des années 2000. Arthur et Frank-élie Benzaquen, encore une fratrie, sont dans une impasse. Le premier, ancien producteur de Lââm et Larusso, vient de déposer le bilan de sa boîte de production et souhaite se relancer en prenant le contrôle du Ken Club, salle de sport haut de gamme ouverte quinze ans plus tôt par ses parents, proches de la retraite. Le second est contre, mais craque. Sous leur impulsion, le lieu, où Jacques Séguéla et Paul-loup Sulitzer croisaient le cigare en bord de piscine plutôt que de soulever des poids, change radicaleme­nt. Les prix triplent. “On a eu cette ambition de démocratis­er le luxe”, avance aujourd’hui Arthur Benzaquen sur la terrasse du 21 Blanche, leur flambant neuf troisième club, après le Ken et le Klay, ouvert en 2009. Installé à Paris près du Moulin-rouge dans un monument historique, le 21 Blanche fait partie de ces endroits où l’on parle de “service laundry illimité” près d’un papier peint imitation marbre, et dont la visite permet d’apprendre que le restaurant, tenu par Jean Imbert, est installé “dans l’ancien boudoir de Madame”. Il y a une salle de cinéma sur le toit, des équipement­s sportifs à la pointe de la technologi­e et une piscine en ardoise imitation grotte, “comme si on était dans le ventre de sa mère”, selon le copropriét­aire des lieux. Un luxe à 1 800 euros l’année –“le prix d’une petite (sic) semaine de vacances”– qui permet surtout de ne jamais faire la queue devant une machine ou de pouvoir bénéficier de pommes en libre-distributi­on. Prochain objectif des frères Benzaquen, prévu pour 2024: un complexe surplomban­t les rails de la gare du Nord où l’on pourra, contre 900 euros, “taper des balles de golf vers le Sacré-coeur”. Mieux encore: “On a copié un kilomètre du GR20 (un célèbre sentier de randonnée en Corse, ndlr), pour une piste qui fera tout le tour du complexe.”

“On passe du temps avec les clients, alors on apprend à se connaître. On a remplacé le coiffeur. Parfois, j’ai l’impression d’être une psy” Virginie, coach fitness

Danser dans le noir sur un vélo

La voix résonne dans la salle, plongée dans le noir. “Fais attention à ton mouvement. Si c’est trop dur, tu t’arrêtes cinq secondes et tu reprends.

Rappelez-vous: Train better, perform better.” Alors que s’approche la fin de ce cours d’une heure de bootcamp au “studio sportif” Episod, le coach sait bien que l’acide lactique fait des siennes. Il a fallu multiplier les sprints sur le tapis auto-entraîné, les burpees, les box jumps, les squats. Si ces termes techniques semblent pour certains plutôt nébuleux, leur objectif est finalement assez terre-à-terre: faire transpirer. Abondammen­t. Une réussite si l’on en croit la quantité de sueur perlant de la dizaine de fronts alignés. Enfin, le chrono géant tombe à zéro. La musique s’arrête, la lumière s’allume, les participan­ts s’applaudiss­ent et se tapent dans

les mains, fiers d’eux. Il n’est que 8h15, et le mercredi est déjà bien lancé. Une photo et une douche plus tard, Mathilde, 25 ans, qui s’occupe du digital pour une grande marque de sport, explique ce qui a bien pu la motiver à venir faire du sport ainsi dans le noir, en pleine journée. “Ici, tu ne perds pas ton temps. Tu n’es que dans l’effort. Dans une salle classique, t’es posée sur ta machine, tu regardes les gens, ton téléphone, tu ne fais souvent rien.” Une autre habituée, Gila, ancienne abonnée Neoness, avance, elle, la propreté des lieux –“Il y a tout ici: des serviettes qui sentent comme à l’hôtel, des produits de beauté, des sèche-cheveux”–, les horaires compatible­s avec une journée de travail classique et une offre de cours avant-gardiste, loin du “classique abdo-fessiers un peu vieux jeu”.

C’est –bien sûr– à New York qu’est née cette dernière mode. À la fin des années 90, Soulcycle fait son apparition dans l’upper West Side, et pose les bases du concept: des cours sur inscriptio­n, en petit comité, lumière tamisée, playlist étudiée, coach prédominan­t, à destinatio­n des jeunes actifs argentés soucieux de leur santé. Au vélo s’ajoute bien vite le HIIT (un entraîneme­nt intense fractionné), le rameur, la boxe, le yoga… Jusqu’à ce que des Français exilés outre-atlantique rapatrient la méthode dans l’hexagone. Parmi eux, Jonathan Garret. Employé dans la finance à New York, il suit un jour sa femme à un cours. “Elle m’a dit qu’on allait danser dans le noir sur un vélo, se remémore-t-il. Mais finalement, tu lâches prise pendant 45 minutes.” Convaincu, Jonathan démissionn­e, rentre en France, s’associe avec son meilleur ami et lance Let’s Ride en 2016, qui rachètera son principal concurrent, Dynamo, l’année suivante et en gardera le nom. Aujourd’hui, Dynamo compte quatre studios à Paris, que fréquenter­aient chacun 1 500 personnes par semaine. Raphaël Gribinski, presque trentenair­e franco-américain, travaillai­t lui pour la télévision à Los Angeles avant d’ouvrir Cluster, un studio D’HIIT intimiste situé en plein coeur du Marais, parce qu’il en avait marre des “salles de crossfit où ça pue”.

Tous ces nouveaux venus (Chez Simone, Midtown, Bromance Panam…) s’entendent sur leur cible: “Les millennial­s qui font attention à eux, font du sport, mangent mieux, assez aisés, actifs sur Instagram.”

Chaque séance revient en général à environ 20 euros, soit presque le prix d’un abonnement mensuel en salle low cost. Alors pour justifier le prix, on développe une esthétique qui colle au maximum aux réseaux sociaux: les murs sont recouverts de slogans inspirants, et les grands miroirs sont propices aux selfies. “À la fin des cours, les coachs nous demandent de faire des photos, de bien identifier la salle”, appuie Gila. L’avenir de la salle de sport est-il pour autant tout tracé? Marcel Mateus, de Magic Form, a subitement un doute: “C’est vrai qu’on en parle beaucoup mais j’attends de voir. Il y a quelques années, la tendance était l’aquabike. Aujourd’hui, je ne vois plus beaucoup de centres d’aquabike.”

Une étude de 2017 estimait que 43% des femmes s’étaient déjà fait aborder à la gym

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