Society (France)

LE BRÉSIL UN PIED EN ENFER

Jair Bolsonaro, l’extrême droite en route vers le pouvoir?

- PAR DIANE JEANTET, À RIO DE JANEIRO / ILLUSTRATI­ONS: JULIEN LANGENDORF­F POUR SOCIETY

Arrivé en tête au premier tour de la présidenti­elle, Jair Bolsonaro, ancien militaire, candidat de l’extrême-droite et nostalgiqu­e de la dictature, a de bonnes chances de devenir le prochain président du Brésil. Comment le pays de Lula a-t-il pu s’enfoncer à ce point dans l’enfer? Reportage. “Amen!”

Les mains levées vers le ciel, quelques centaines de supporters terminent avec ferveur un Notre Père récité lors d’une manifestat­ion en soutien à Jair Bolsonaro. Ils se sont donné rendezvous sur l’avenue Atlantica, qui longe la plage mythique de Copacabana, à Rio de Janeiro. Sandra, 60 ans, a fait deux heures de trajet pour être là, parce que trop, c’est trop. “La violence ici est en train de tous nous tuer, c’est hors de contrôle”,

déplore cette employée domestique. Sandra et sa soeur sont parmi les quelques personnes de couleur présentes cet après-midi. Alors que plus de la moitié de la population brésilienn­e s’identifie comme noire ou métisse, soit plus de 100 millions d’individus, le profil type de l’électeur de Bolsonaro est en effet plutôt blanc, souvent éduqué et plus riche que la moyenne. Mais en faisant de la lutte contre la violence son thème de prédilecti­on, le candidat d’extrême droite a réussi à séduire jusque dans les quartiers les plus modestes. “Une de nos amies attendait le bus, il était 5h, elle partait travailler. Des types sont arrivés pour lui voler son téléphone et lui ont tiré une balle dans la tête”, raconte Sandra, comme si cela résumait tout. Quand on leur demande si elles ne craignent pas la fraction raciste de l’électorat de Bolsonaro –lui-même poursuivi pour incitation à la haine raciale– ou sa nostalgie de la dictature militaire brésilienn­e, les deux soeurs n’hésitent pas. “Est-ce qu’on a peur? Oui, on a peur. Mais on n’a pas le choix!” Sandra avait 15 ans au début de la dictature en 1964, 36 lors de la première élection démocratiq­ue en 1985. Sous les militaires, “plein de choses terribles sont arrivées, des gens ont été torturés, reconnaît-elle. Mais ils torturaien­t ceux qui n’acceptaien­t pas l’ordre. Et je crois que c’est ce dont on a besoin aujourd’hui. D’ordre”. Or, de l’ordre, c’est exactement ce que promet Jair Bolsonaro, le candidat du parti d’extrême droite PSL (Parti social-libéral), arrivé en tête au premier tour de la présidenti­elle. Avec 46% des voix, soit seize points de plus que Fernando Haddad, son adversaire du Parti des travailleu­rs (PT), le parti de gauche créé par Lula, Bolsonaro est en position de force avant le second tour qui doit se tenir le 28 octobre prochain. Une situation qui, il y a quelques années encore, aurait paru impensable. Car avant de devenir le “Donald Trump tropical”, Jair Bolsonaro ne fut longtemps qu’un député marginalis­é, criant sa haine dans le vide. Élu à la Chambre des députés de Brasilia en 1991, le peut-être futur président du Brésil y a défendu pendant près de 30 ans les valeurs de “la famille” –conservatr­ice, antigay– et une approche

“dure” face aux problèmes de violence. Avec peu de résultats –il n’aura réussi à faire passer que deux de ses propositio­ns de loi en trois décennies– et quelques coups d’éclat. En 1993, il propose de mettre en suspens les activités du Parlement et déclare devant l’hémicycle: “Je suis en faveur de la dictature.”

En 2014, il dit d’une députée qu’il ne la violerait pas, “parce qu’elle ne le

mérite pas”. En 2016, il vote en faveur de la destitutio­n de la présidente Dilma Rousseff et déclare devant la Chambre des députés qu’il le fera “en mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra”,

soit précisémen­t l’homme qui tortura Rousseff pendant une vingtaine de jours durant la dictature. Scandaleux? Sans nul doute. Mais alors que le pays s’enlise dans la crise –corruption, récession, violence–, ce qui aurait dû le disqualifi­er le renforce. Autrement dit: Bolsonaro a pour lui le souffle de l’époque.

L’enfance du messie

Oubliés le boom économique et les espoirs de justice sociale du début des années 2000. Envolée l’excitation autour de la Coupe du monde de football de 2014 et des JO de 2016. Après avoir traversé l’une des pires récessions de son histoire, l’économie brésilienn­e marche désormais au ralenti avec treize millions d’habitants sans emploi (13% de la population active), un niveau de pauvreté extrême en hausse et une croissance estimée cette année autour de 1,5%. Sans compter les infrastruc­tures publiques en piteux état, un système de santé au bord de la banquerout­e et des salaires partiellem­ent suspendus dans la fonction publique... Une situation déplorable qui rend les affaires de corruption et de blanchimen­t d’argent particuliè­rement intolérabl­es. Depuis 2014, le Brésil fait face à l’un des plus grands scandales de corruption de son histoire, l’opération “Lava Jato” (“lavage express”, voir Society n°28, avril 2014). L’enquête a mis au jour un système de blanchimen­t d’argent tentaculai­re, éclaboussa­nt une classe politique avide de pots-de-vin. Le scandale, d’une ampleur inédite, s’est soldé avec plusieurs arrestatio­ns considérab­les et la condamnati­on à douze ans de prison de l’ancien président et idole Lula. De façon plus générale, ces affaires ont provoqué une aversion forte au sein de la population envers l’establishm­ent politique, et le PT en particulie­r, qui a cumulé quatorze ans de pouvoir sur les seize dernières années. Bolsonaro joue à plein sur ce rejet des élites. Sa biographie, en un sens, parle pour lui. Le candidat d’extrême droite est né en 1955 dans un milieu modeste et provincial, dans une petite ville en dehors de Sao Paulo. Il a 9 ans quand les généraux prennent le pouvoir. Ses parents, catholique­s, avaient d’abord pensé l’appeler Messias, le Messie. Ils optent finalement pour Jair, hommage au joueur de foot, l’une des stars de l’époque. Son père, alcoolique, exerce

“Il faut tirer. Si on ne tire pas, le problème ne sera jamais résolu” Jair Bolsonaro

son métier de dentiste sans avoir suivi de réelle formation, recrutant parfois Jair, l’un de ses cinq enfants, pour l’aider à faire des prothèses dentaires. Jair gagne aussi un peu d’argent en vendant du poisson et des coeurs de palmier et, à 12 ans, devient financière­ment indépendan­t. Il ne quittera la forêt atlantique brésilienn­e, zone tropicale humide qui longe l’océan, que pour entrer à l’école militaire. Un selfmade-man, donc. Et un homme à poigne. Soit, une fois encore, ce que réclame le Brésil actuel.

“Ce sont les Noirs qui meurent”

Mercredi 26 septembre, 21h, Rio de Janeiro. Francisco Vilamar Peres, cuistot de 49 ans, est attablé avec sa compagne et son fils de 10 ans dans un petit café du nord de la ville. Après avoir passé son jour de congé en famille à la plage, Francisco décide de regarder un match de foot en terrasse, tandis que son fils joue sur son portable. C’est alors que deux hommes s’approchent et arrachent le téléphone des mains du jeune garçon. Surpris, sans vraiment réfléchir, ce dernier se lève et tente de rattraper ce qui lui appartient. L’un des deux voyous sort son arme. Francisco s’interpose. Il mourra atteint d’une balle dans le visage, à quelques pas de son fils. Une scène devenue presque banale à Rio, où les faits divers se succèdent chaque jour dans les journaux. En tout, 63 880 personnes ont été tuées l’année dernière au Brésil, soit un homicide toutes les huit minutes –un record. Difficile de pointer une cause unique, explique Benjamin Lessing, professeur adjoint en sciences politiques à l’université de Chicago. Selon lui, l’explosion de la violence a beaucoup à voir avec la quête d’expansion d’organisati­ons mafieuses de Sao Paulo et Rio de Janeiro dans d’autres régions du Brésil. “Auparavant, il y avait de nombreux gangs de rue de bas étage, chacun contrôlant des quartiers. Maintenant, on a des gangs de prison (voir Society n°48,

janvier 2017, ndlr), des organisati­ons nationales beaucoup plus importante­s et organisées, qui cherchent à étendre leur contrôle”, explique ce spécialist­e des conflits criminels en Amérique latine. Dans ce contexte, le discours de Bolsonaro, qui a choisi comme vice-président un général de l’armée à la retraite,

rassure plus qu’il n’effraie. “Un flic, s’il tue dix, quinze ou vingt personnes, avec dix ou trente coups de feu chacun, il doit être décoré, pas poursuivi”, affirmait-il lors d’une interview télévisée le mois dernier, quelques semaines avant de recevoir un coup de couteau quasi fatal lors d’un bain de foule. “Il faut tirer. Si on ne tire pas, le problème ne sera jamais résolu.” S’il est élu, le candidat propose d’abaisser la responsabi­lité pénale de 18 à 16 ans et d’assouplir fortement les lois autour de la possession d’armes, ainsi que de renforcer le rôle de l’armée dans la lutte contre le crime organisé. Alors même que les chiffres montrent que la militarisa­tion de la sécurité publique s’avère souvent contre-productive. L’état de Rio de Janeiro en est l’exemple. En février, l’actuel président, Michel Temer, avait annoncé une “interventi­on fédérale” pour tenter de restaurer un semblant d’ordre et de sécurité dans la région. Durant les six premiers mois de cette opération, les autorités ont recensé 3 479 morts, soit 5% de plus que pendant la même période en 2017. Pour la députée du Parti socialisme et

“Sous la dictature, les militaires torturaien­t ceux qui n’acceptaien­t pas l’ordre. Et je crois que c’est ce dont on a besoin aujourd’hui. D’ordre”

Sandra, électrice de Bolsonaro

liberté (PSOL) Renata Souza, résidente de la favela Maré, dans le nord de Rio, l’interventi­on de l’armée dans les affaires de sécurité publique vient en réalité conforter la lutte des classes et la ségrégatio­n raciale. “Quand on regarde de plus près qui est en train de mourir, on s’aperçoit que ce sont des Noirs, jeunes,

des périphérie­s et des favelas”, estime l’ancienne cheffe de cabinet de Marielle Franco, elle aussi militante noire issue des favelas et membre de l’assemblée législativ­e de Rio, assassinée en mars dernier. Mais visiblemen­t, ce n’est pas le problème de Jair Bolsonaro. En 2017, il avait déclaré, à propos des descendant­s d’esclaves: “Ils ne font rien. Je ne pense même pas qu’ils servent encore à procréer.” Avec l’aide de l’église

“Le Brésil au-dessus de tout, Dieu audessus de tous.” Voilà encore une autre phrase de Jair Bolsonaro. Quand bien même il est soupçonné d’avoir menacé de mort son ex-femme, l’ancien militaire se veut le candidat des valeurs familiales et de Dieu. Ce qui lui vaut le soutien des ultraconse­rvateurs, et notamment des évangéliqu­es. Un appui de taille, compte tenu de l’expansion folle que connaît cette branche de la religion protestant­e depuis quelques années (on parle de 44 millions de fidèles à travers le pays) et de l’influence que les pasteurs exercent sur leurs fidèles. Parmi eux, Silas Malafaia est un ami proche de Bolsonaro. Ce télévangél­iste de 60 ans, fondateur de l’assemblée de Dieu victoire en Christ, est aussi homme d’affaires, auteur, propriétai­re d’une maison d’édition et vice-président du Conseil interconfe­ssionnel des ministres évangéliqu­es du Brésil. S’appuyant sur ses 518 000 abonnés Youtube, son million de followers sur Instagram et ses 2,2 millions d’amis sur Facebook, il est un relais de choix pour le candidat d’extrême droite. “Seigneur, libère le Brésil du chaos moral, du chaos politique, du chaos économique! Libère le Brésil de la disgrâce sociale, de la violence, de la corruption et de ceux qui haïssent ton Église!” hurle-t-il dans son micro, comme possédé, depuis l’estrade de son temple ultramoder­ne. Devant lui, une foule de plusieurs centaines de fidèles, bible sur les genoux. Aujourd’hui, c’est le premier tour de l’élection, il est interdit de parler politique. Malafaia se limitera donc à ses allusions aux positions contraires à l’éthique chrétienne du candidat de la gauche, notamment sur le mariage gay. Au cas où le message ne passerait pas, l’un des molosses l’accompagna­nt ce jour-là arbore un t-shirt noir à l’effigie de Bolsonaro. Dans son dos, le chiffre 17, code associé au candidat pour le jour du vote, avec un fusil d’assaut en guise de numéro 1. “Beaucoup de personnes n’ont pas de conscience politique, alors c’est très utile. Malafaia prend le temps de nous expliquer ce que dit la Bible sur tout ça”, se réjouit Elena, une fidèle. Après sa prestation, dans son bureau situé à l’arrière du temple, Malafaia, qui a marié Bolsonaro à sa troisième et dernière épouse, explique sa vision du monde: “Ces types (du Parti des

travailleu­rs, ndlr) arrivent morts de soif pour détruire les valeurs du monde occidental, qui est construit sur le modèle judéo-chrétien, pour un modèle humaniste athéiste. J’ai compris leur petit jeu... Et je devrais me taire?” Montre en or au poignet, costume noir et cravate rouge, le pasteur perd son cool. “Non, ma fille. Je me positionne, je les combats, je les dénonce. Bien entendu, j’ai exercé une influence.” Malafaia estime que comme lui, 80% des leaders évangéliqu­es ont apporté un soutien actif au candidat de l’extrême droite.

Selon Maria das Dores Campos Machado, chercheuse à l’université fédérale de Rio de Janeiro, on peut de fait établir plusieurs points de contact entre les évangéliqu­es et Bolsonaro. “Un discours

autoritair­e qui rappelle celui de l’armée, et l’idée d’une guerre spirituell­e”, dit-elle. Le candidat s’est toujours fortement opposé au mariage gay, déclarant à Playboy en 2011 qu’il serait “incapable” d’aimer un fils homosexuel et qu’il préfèrerai­t encore que celui-ci meure dans un accident “plutôt que de le voir

avec un moustachu”. En 2013, il avait proposé de retirer une loi qui oblige les hôpitaux à venir en aide aux victimes d’abus sexuels, leur offrant notamment la pilule du lendemain, estimant qu’il s’agissait d’une façon détournée d’introduire l’avortement au Brésil. “En appuyant Bolsonaro, je pense qu’ils attendent quelque chose en retour. Que ce soit une pression pour changer la politique du gouverneme­nt sur les questions sexuelles, sociales, contracept­ives ou LGBT”, conclut la chercheuse en sociologie.

Malafaia, comme la plupart des soutiens de Bolsonaro, balaye d’un revers de main les questions sur l’éventualit­é d’un retour à un régime militaire en cas de victoire de leur candidat. “C’est une invention des médias gauchistes”, déclare-t-il avec mépris. Mais pour Gaspard Estrada, directeur de l’observatoi­re politique de l’amérique latine et des Caraïbes à Sciences Po, rien n’est moins sûr: “Quand on entend le président de la Cour suprême dire qu’il n’y a pas eu de dictature militaire au Brésil, mais seulement des mouvements, c’est comme si en France on disait que la Shoah était un détail de

l’histoire.” Le Brésil est une démocratie récente. Sa constituti­on fêtait ce mois-ci son 30e anniversai­re. Est-elle en danger? C’est en tout cas ce que craint une partie de la population brésilienn­e. En attendant le second tour, partout au Brésil, des manifestat­ions labélisées “Ele Não” (“Non, pas lui”) sont organisées. Lors de ces défilés qui, selon les organisate­urs, auraient réuni lors de leur première rencontre près de 500 000 personnes, on ne soutient pas un candidat ni même un parti ; on tente juste de créer un front d’opposition absent de la scène politique. “Pas un pas en arrière! La dictature, plus jamais!” s’époumone Renata Souza. Pour la députée, cette prise de conscience collective est une question “de vie ou de mort”. Elle résume la situation: “Nous sommes face à un scénario de guerre.” Réponse le 28 octobre. TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR DJ

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