Society (France)

" JE SUIS SUBMER GÉ PAR LA MERDE ET LA SOLITUDE "

L’écriture, la peur, la mafia, l’italie... L’auteur de Gomorra se confie

- PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA ET STÉPHANE RÉGY PHOTOS: GETTY (CONTOUR) / FRANK BAUER

ROBERTO SAVIANO

Qui est Roberto Saviano? La plus grande pop star de la littératur­e européenne, un écrivain obsédé par son propre mythe ou bien un homme seul, droit devant une Italie en pleine perdition morale? Alors qu’il publie Piranhas, son premier vrai roman, tentative de réponse.

Comment ça va? Mal. Au bout d’une semaine française passée à répondre aux interviews, participer aux colloques et courir les matinales, Roberto Saviano s’écroule dans un fauteuil et se prend la tête à deux mains. “Le moment est noir, dit-il, le moment est très noir.” Il montre, sur un téléphone, le tweet que vient de poster Giorgia Meloni, femme politique italienne issue de la droite postfascis­te: “Macron, garde-toi Saviano et rends-nous La Joconde.” La veille, c’est Matteo Salvini lui-même, leader de l’extrême droite, ministre de l’intérieur et homme fort du gouverneme­nt italien, qui avait porté la première attaque: “Saviano est à Paris pour promouvoir son livre. Liberté, publicité, gardezle.” Sept mille likes, 1 800 retweets, 1 100 commentair­es. Le même jour, l’écrivain avait appris que son ami Mimmo Lucano, maire de Riace, une commune de Calabre qui vient en aide aux migrants, avait été mis aux arrêts. L’italien se passe la main sur le visage, comme si ce geste allait suffire à effacer ces messages ou l’aider à se réveiller d’un mauvais cauchemar. Mais non. “C’est… whaou…” Il reprend son souffle: “Les temps sont durs.” Ils pourraient être plus doux. Après tout, Roberto Saviano est un auteur au succès incroyable, un écrivain traduit en 37 langues dont l’oeuvre phare, Gomorra, s’est déclinée en livre, film et série avec la même réussite. Un intellectu­el crédible dans les cercles du savoir comme dans les ghettos, qui peut se permettre le luxe d’enseigner à la très prestigieu­se New York University comme de traîner avec les rappeurs français de PNL, qui le reconnaiss­ent, dit-il avec fierté, comme “l’homère de la merde”. Mais dans le même temps, il est aussi ce type qui, au fur et à mesure qu’il se mêlait de politique, a déclenché à son encontre une hostilité chaque jour plus froide, plus saignante et plus sauvage. On le savait ciblé par la Camorra, la mafia napolitain­e, laquelle a mis sa tête à prix il y a maintenant douze ans, ce qui l’oblige à vivre jour et nuit sous l’escorte de sept gardes du corps. On le découvre désormais ennemi public n°1 de l’italie populiste, sans soutien, ou si peu. Matteo Salvini l’a récemment menacé de lui retirer son escorte et a déposé deux plaintes contre lui –Saviano l’a publiqueme­nt traité de “ministre de la Malavita” et de “bouffon”. La riposte de l’écrivain, une tribune exhortant les intellectu­els de son pays à se réveiller, a fait le même bruit qu’un caillou jeté dans l’eau: plouf. Pas une reprise, pas un mouvement, pas un élan de solidarité. “Le silence, l’énième silence, commentet-il. Un échec total.” Saviano pensait qu’il aurait la gauche avec lui. Mais la gauche n’existe plus. “Elle s’est évaporée. Ça ressemble à une provocatio­n de dire cela, mais c’est la vérité”, déplore-t-il. Il semble chercher une formule, la

trouve: “On me traite comme une merde. Je suis submergé par la merde et la solitude. Et on me traite comme ça parce que je suis le miroir dans lequel les Italiens ne veulent pas se voir.”

“Regarde ce qui se passe dehors, et écris-le”

Le film qui retracera un jour la vie de Roberto Saviano s’évertuera sans doute à chercher un trauma originel pour expliquer comment cet enfant de la petite bourgeoisi­e est devenu –ou a choisi de devenir– la mauvaise conscience de l’italie. Au détail près qu’il n’y a pas de trauma originel quand on grandit dans la région de Naples. Dans Gomorra, Saviano a tenu lui-même, année après année, le décompte des personnes tuées par la Camorra depuis qu’il est né, le 22 septembre 1979. Cent morts en 1979, 140 en 1980, 110 en 1981 ; puis 222 en 1990, 223 en 1991, 160 en 1993, 118 en 2000, 80 en 2002, 142 en 2004. Plus de 4 000 morts, série en cours: les chiffres d’un pays en guerre, à 200 kilomètres de Rome, la capitale de l’une des dix économies les plus puissantes du monde. Roberto Saviano a 12 ans lorsqu’il aperçoit pour la première fois un cadavre criblé de balles. Il n’a pas peur, il n’est même pas choqué. Devant le corps, avouera-t-il plus tard, il n’éprouve qu’un sentiment, le même que tous ceux qui, comme lui, s’agglutinen­t autour de la dépouille: de la curiosité. Caserte, la ville de 75 000 habitants où il passe

son enfance, se trouve dans les terres, 40 kilomètres au nord de Naples. Au temps du royaume de Naples et de celui des Deux-siciles, les Bourbons l’avaient choisie pour construire leur Versailles, mais le lustre s’est évaporé depuis longtemps. La ville n’est plus qu’un gros village de banlieue dévasté par l’affronteme­nt sans fin entre des bandes locales qui se prennent et se reprennent à tour de rôle ce pouvoir que l’état n’arrive pas à tenir. Les assassinat­s sont la norme, l’extorsion tient lieu de doctrine économique. Le père de Roberto Saviano, médecin, subit parfois le racket, comme tous les notables du coin. Son fils n’a pas mué lorsqu’il l’emmène dans un village désert en bord de mer, lui tend un flingue et l’invite à viser les bouteilles de bière vides laissées là par des ouvriers. “Tout le monde est capable de tirer, pas seulement eux”, conclut-il en mettant un terme à la leçon. En réalité, ce ne sont pas les morts qui révoltent Saviano, mais le silence qui suit les coups de feu. “Maintenant, c’est facile, tout le monde sait de quoi il s’agit, explique-t-il aujourd’hui. Mais à l’époque, même au tribunal, les avocats disaient:

‘La Camorra n’existe pas, ce n’est qu’une invention. Il y a des groupes de bandits, oui. Mais ils se tuent pour défendre l’honneur de leur famille. Untel a été cocufié! Untel a utilisé son tracteur sur les terres d’un autre!’

Cela justifiait tout.” Lui pense au contraire que tout n’est pas justifiabl­e. Il a 16 ans quand Don Peppe Diana, prêtre de l’église de Casal di Principe, un village voisin, est assassiné en pleine messe. Père Diana avait sans doute signé son arrêt de mort quelques années plus tôt en diffusant la veille de Noël dans toutes les paroisses de la région un tract intitulé “Par amour de mon peuple”, dans lequel il comparait la Camorra à “une forme de terrorisme”. L’émotion autour de son assassinat est éteinte en un éclair par la presse locale. “Don Diana était camorriste”, titre quelques jours après le drame le Corriere di Caserta. Puis: “Don Pepe au lit avec deux femmes”. Mensonges, bien sûr. “Les journaux régionaux étaient à la solde des mafieux, poursuit l’écrivain. Les victimes étaient forcément coupables de quelque chose. Ensuite, ils ont tué Federico Del Prete, un vendeur ambulant, syndicalis­te, qui avait notamment dénoncé le racket lors des foires. Ça m’a abattu. J’ai passé une nuit d’insomnie sur le canapé de ma mère au cours de laquelle je me rappelle m’être répété: ‘C’est complèteme­nt fou, et personne ne dit rien.’”

Pour donner le change, Saviano fait d’abord comme les autres. Lui aussi porte autour du cou la même plaque de métal que les militaires, “la marque stylistiqu­e des jeunes de banlieue, une façon de souligner la permanence du conflit urbain, comme la nécessité de se sentir soldat quoiqu’il arrive, sans avoir fait l’armée”, comme il l’écrira plus tard dans une nouvelle, Le Contraire de la mort. “Et pour me protéger,

moi aussi, dès l’adolescenc­e, j’ai commencé à me foutre des bagues aux doigts. Une à gauche, deux à droite, comme le faisaient les escadrons de la mort camorriste­s.” Une fois dans l’intimité de sa chambre, l’adolescent se réfugie pourtant dans les mots. “Pour comprendre [s]a blessure”, il lit les poètes et les écrivains du Sud de l’italie. “Et pour la soigner”, il écrit. À 18 ans, il est suffisamme­nt fier de sa prose pour l’envoyer à Goffredo Fofi, un homme de lettres qui vient de créer une nouvelle revue littéraire, Lo straniero, “L’étranger”. Le texte se veut un hommage à Tommaso Landolfi, écrivain surréalist­e qui, dans une nouvelle, donne à Dieu l’apparence d’un poulet. “Je me souviens parfaiteme­nt de ce texte, sourit –enfin– Saviano. Je raconte être mort, aller dans l’au-delà, entrer dans une pièce, et me retrouver face à Dieu, qui est en fait Landolfi.” La réponse de Fofi arrive par la poste quelques semaines plus tard: une lettre tapée à la machine à écrire. “Cher Roberto, j’ai lu ton histoire: c’est une connerie. Mais on voit que tu es capable d’écrire. J’ai vu où tu habitais. Au lieu d’écrire des trucs comme ça, ouvre ta fenêtre, regarde ce qui se passe dehors, et écris-le.” La lettre agit sur Roberto Saviano comme un puissant flash. Il la conservera dans son portefeuil­le pendant plusieurs années. Plus il la relit, et plus il comprend que le fond de ses écrits doit être l’objet de sa colère ; simplement, il n’a pas encore trouvé la forme. Doit-il devenir reporter? Ou embrasser la vie de romancier? Encore une fois, la réponse viendra des livres. De Putain de mort, le récit du journalist­e Michael Herr sur la guerre du Vietnam. De De sang-froid, le chef-d’oeuvre de Truman Capote. Mais aussi d’écrits moins attendus: des simples rapports de parlementa­ires italiens. “Un jour, raconte-t-il, je tombe sur les enquêtes sur l’italie que la maison de Savoie avait commandées à la fin du xixe siècle à deux sénateurs, Sidney Sonnino et Leopoldo Franchetti. Ils font le tour de l’italie pendant cinq ans et reviennent avec des données qui font encore référence aujourd’hui. Leur livre sur la Sicile n’était pas destiné au grand public, c’était juste un rapport, mais il m’a bouleversé. C’est précis, ça gronde de colère. Ensuite, j’ai lu d’autres enquêtes de la même époque, sur le Frioul, les Abruzzes, Naples. Dedans, des interviews de médecins, d’enfants qui mangent les graines que l’on trouve dans la merde des chevaux, qui meurent de faim, et la descriptio­n des liens entre la Camorra et la bourgeoisi­e napolitain­e… Je me suis dit que mon écriture, ce que je voulais faire, devait passer par là. Je devais trouver le moyen de raconter la réalité avec cette puissance. La Camorra, avant d’être un thème d’indignatio­n, est alors presque devenue un espace d’action littéraire.”

“Bon sang: qui es-tu, Saviano?”

2002. Saviano vient d’obtenir son diplôme en philosophi­e à l’université de Naples. Il décide de se lancer comme jeune pigiste. Il manifesto, quotidien d’inspiratio­n communiste installé à Rome, et Diario publient plusieurs de ses articles, mais ils en refusent plus encore. Pour qui ce type de 20 ans obsédé par une supposée mafia qui n’intéresse personne se prend-il, à écrire ses reportages à la première personne et à noyer les faits au milieu d’un récit littéraire? Le jeune journalist­e part trouver refuge dans une autre presse, moins convention­nelle. Plusieurs années après la lettre de Goffredo Fofi, il est finalement publié dans Lo straniero, puis d’autres revues du même genre. Si les journalist­es se moquent de sa plume, l’avant-garde littéraire le reconnaît comme l’un des siens. Un blog compte alors plus que les autres: Nazione Indiana. Là, sur cet Internet encore balbutiant, se côtoient des jeunes auteurs avides de changer le monde et la façon dont on le raconte. Enfin, Saviano n’est plus seul. Mieux: il devient la tête de gondole du groupe. Ses publicatio­ns, à cheval entre le reportage de guerre, l’autobiogra­phie et le roman, sont parmi les plus lues du site. L’écrivain n’a pas 25 ans, mais tout est déjà là. La rage, le style, le fond, la forme. Saviano écrit “je”, mais il ne parle pas vraiment de lui, ou alors pas seulement. Les commentair­es sont éloquents. En dessous d’un de ses posts, un internaute s’interroge: “Bon sang: qui es-tu, Saviano? Tu n’as même pas 30 ans… Mais putain… Je vais arrêter d’écrire… Qui es-tu?”

À Rome, Mario Desiati se pose exactement la même question. Desiati est écrivain et prospecteu­r pour Mondadori, l’une des plus grandes maisons d’édition d’italie. Il est aussi secrétaire de rédaction à Nuovi Argomenti, la revue littéraire autrefois dirigée par Alberto Moravia et Pier Paolo Pasolini. En lisant ce que publie Saviano sur Nazione Indiana, Desiati a la certitude que le jeune auteur est un homme à suivre. Il s’en ouvre à ses collègues: “C’est une force de la nature, mais c’est aussi un kamikaze. Il faut le garder à l’oeil.” Le premier mail part en février 2004. Quelques mois plus tard, Saviano débarque à sa première conférence de rédaction de Nuovi Argomenti. “Il est arrivé avec la tête rasée et un pull rouge, remet Desiati. Je n’oublierai jamais sa première prise de parole: il a raconté une anecdote sur les journaux napolitain­s qui parlaient de la Camorra. Il était tellement explosif qu’un long moment de silence a succédé à son interventi­on.” Parmi ceux qui boivent les paroles de Saviano, Alessandro Piperno, Chiara Valerio et quelques autres. Ils ne sont alors pas grand-chose, mais

“Avec Gomorra, je me suis détruit la vie à la folie. Est-ce que je pouvais faire la même chose mais en étant plus prudent? Je crois”

remportero­nt quelques années plus tard les plus hautes distinctio­ns littéraire­s d’italie. “Nous essayions d’annuler l’horrible séparation entre écrivain(e) et narrateur(rice), nous cherchions des histoires, explique avec le recul Chiara Valerio, toujours dans le comité de rédaction de la revue. Nous nous sentions tous en phase avec le passé de Pasolini, Ginzburg, Pavese, des écrivains-éditeurs-journalist­es.

Et de nous tous, Saviano était le plus obsédé.” Les réunions se prolongent généraleme­nt à San Lorenzo, le quartier étudiant et antifascis­te de Rome, dans la cuisine de Mario Desiati. Le jour, Saviano survit en donnant des cours particulie­rs. Sa vie, partagée entre Rome et Naples, ressemble alors à celle de n’importe quel intellectu­el fauché et ambitieux ; mais la comparaiso­n tient jusqu’à un certain point. Car l’aspirant écrivain est bien, comme l’avait pressenti Mario Desiati, un “kamikaze”.

“La forme la plus bestiale de défi”

Tandis qu’il tente de percer dans le milieu littéraire, la guerre des clans éclate à Scampia, dans la banlieue Nord de Naples. Un clan défie le pouvoir des Di Lauro, qui contrôlent le trafic de drogue dans toute la périphérie napolitain­e. C’est la première faida, qui inspirera plus tard la saison 1 de la série Gomorra. Les morts s’accumulent. Saviano tient enfin son Vietnam: il se jette dans le feu sans se poser de questions. Parvient à synchronis­er un émetteur radio sur la fréquence de la police, débarque en Vespa sur les scènes de crime en même temps que les carabinier­s, obtient ses premiers documents judiciaire­s. Il est partout, parle aux caïds, subit diverses intimidati­ons. Se fait même, un jour, poignarder au bras alors qu’il interviewe un docker. “Le type croyait que j’étais envoyé par des rivaux.” Saviano fait comme si demain n’existait pas car sa rage est maintenant doublée de la certitude que son travail ne sera rejeté par aucun journal: il est engagé pour un livre. Sur les conseils de son amie Helena Janeczek, de Nazione Indiana, il a écrit un mail le 29 novembre 2004 à Edoardo Brugnatell­i, en charge des essais à Mondadori. Dans son message, Saviano écrit: “Les cartels criminels ne sont pas qu’un phénomène criminel, c’est aussi un phénomène de pouvoir.” Puis: “Je voudrais raconter les histoires de dizaines et dizaines d’innocents (recueillis ces dernières années) tués par la Camorra par hasard, ou parce qu’ils dérangeaie­nt, sans recevoir aucune sorte d’attention, la moindre indignatio­n, le plus microscopi­que des reportages journalist­iques. Les journaux n’ont jamais enquêté, personne n’a dépensé le moindre adjectif.” Brugnatell­i a lu les premiers textes du jeune auteur sur la malavita napolitain­e. Il est resté sans voix devant un travail qu’il définit aujourd’hui “à cheval entre l’anthropolo­gue et le romancier”. Brugnatell­i, accompagné de Janeczek et Antonio Franchini, ne fera que couper certains passages de ce qui deviendra Gomorra. Au milieu des certitudes de Saviano, les éditeurs n’opposent qu’un seul doute: faut-il garder tels quels les noms des mafieux dont parle l’auteur? “Ils voulaient me faire faire un roman, resitue Saviano. ‘Jetons les noms, gardons l’objet littéraire.’ Il y a eu un débat entre nous, et on a choisi de ne pas utiliser de pseudonyme­s. Ensuite, on n’a plus jamais reparlé de cette histoire.” Le livre est publié. Brugnatell­i espère vendre “10 000 exemplaire­s, dans le meilleur des cas”. C’est avant que des “circonstan­ces extérieure­s” n’intervienn­ent. Roberto Saviano n’est pas bête, il sait tout cela. “Je me suis détruit la vie à la folie, juge-t-il aujourd’hui, en repensant à ces années-là. Ce que j’ai fait, c’est comme monter sur une moto sans casque ou se bourrer la gueule avec une liqueur que l’on ne connaît pas. Est-ce que je pouvais faire la même chose mais en étant plus prudent? Je crois.” Il ne l’a pas fait. Le 23 septembre 2006, l’écrivain présente Gomorra sur la place centrale de Casal Di Principe, le village où Don Peppe Diana fut tué douze ans plus tôt. Le village, aussi, des Casalesi, l’organisati­on criminelle que l’auteur dépeint dans son ouvrage comme la plus puissante du pays. Les boss sont là, déguisés en curieux. Saviano les aperçoit. Il a eu 27 ans la veille, mais il les regarde, il les nomme: “Francesco Schiavone, les Zagaria, Antonio Iovine, allez-vousen. Vous n’êtes pas de cette terre, arrêtez d’être de cette terre.

Vous n’êtes personne.” Il prend ensuite le public à témoin: “Repoussons-les. Vérité et pouvoir ne coïncident jamais.” Cet après-midi-là, après ce que Brugnatell­i considère à rebours comme “la forme la plus bestiale de défi”, les policiers conseillen­t à Saviano de ne pas rentrer en train, et proposent de le ramener en voiture à Naples. Quelques jours plus tard, alors qu’il est dans le bus, un homme s’assoit derrière lui, glisse “fais gaffe à toi”, et descend à la station suivante. L’écrivain est placé sous escorte le 13 octobre. Malgré les menaces de mort, malgré la privation de liberté, la suite ressemble à une victoire. Les ventes décollent. L’italie, puis l’europe, puis le monde, découvrent l’existence de la mafia napolitain­e, ses rites, sa cruauté. Les médias nationaux ouvrent le débat: pourquoi a-t-on abandonné le Sud? Comment en est-on arrivés là? Saviano est sur toutes les télés, dans toutes les pages “Idées” des journaux, il devient le docteur qui préconise le remède à tous les maux du Mezzogiorn­o. Est-il ébloui par les projecteur­s? Au moment de se retourner, il s’aperçoit qu’il est seul, plus seul encore qu’au premier jour. Saviano est accusé d’en faire trop. Trop de tout –de battage, d’argent, de pages. Ses anciens amis lui tournent le dos. “Pour le monde de Fofi, la renommée, vendre des exemplaire­s, est la preuve que tu ne vaux plus rien, regrette-t-il aujourd’hui. Pour eux, je suis devenu du jour au lendemain un commercial. Ce sont des bâtards. Des bâtards.

“J’aime beaucoup Camus, mais Sartre, j’adore. Deux grosses couilles”

Parce que je n’avais pas changé, en réalité. Je n’avais pas trahi la ligne. Les thèmes étaient les mêmes. Ça a été une énième désillusio­n. On aurait pu faire une énergie commune, et au lieu de ça, je suis resté tout seul. D’autant que je ne suis pas devenu célèbre comme une rock star. La renommée a été une chose terrible pour moi.” Bientôt, le jeune écrivain se retrouve aussi pris à partie par la classe politique de son pays. Elle lui reproche de faire de la publicité à la mafia, elle dit que beaucoup de choses ont déjà été faites, elle dit qu’il exagère. “La mafia est plus célèbre que puissante”, tranche même Silvio Berlusconi, alors au faîte de son pouvoir.

“Naples est un laboratoir­e”

Certaines accusation­s sont, en partie, vraies. Helena Janeczek le dit sans détour: “Avant la publicatio­n du livre, aucun de nous ne connaissai­t le clan des Casalesi, qui est au centre de Gomorra. Personne ne connaissai­t leur existence.” Un gangster repenti, dans la presse: “En prison, les Casalesi que je croisais n’arrêtaient pas de dire: ‘Ne touchez pas Saviano, c’est la plus grande pub qu’on ait jamais eue. Grâce à lui, tout le monde a peur de nous quand nous disons qui nous sommes.’” Au-delà de ces polémiques plus ou moins fondées –certains journalist­es locaux accusent aussi Saviano de plagiat, car le livre ne cite pas toujours ses sources–, Gomorra marque une rupture nette. À de rares exceptions près, toutes les grandes oeuvres sur la mafia filmées ou écrites depuis les années 60 –Le Parrain, Les Affranchis, Ton père honoreras, Les Soprano– avaient jusqu’ici eu pour résultat d’humaniser le crime organisé. On avait vu les tueurs à table, en famille, au lit et finalement chez le psy. Comme pour rappeler que le caïd avait aussi ses doutes, ses interrogat­ions, ses faiblesses, et que le monstre, in fine, était comme nous, qu’il était nous, potentiell­ement. Avec Gomorra, Roberto Saviano dézoome: la mafia est d’abord un système. Non pas médiéval, archaïque, mais le stade le plus avancé du capitalism­e. Avec une division du travail qui préfigure l’ubérisatio­n de nos sociétés, une capacité innée à tout savoir transforme­r en business, une morale qui ne connaît que l’expansion ou la ruine. Voilà pourquoi Francesco Forlani, ancien directeur de la revue Sud, dans laquelle écrivit aussi Saviano, voit dans l’oeuvre “une sorte de Capital du xxie siècle”. Il n’est pas le seul. La quête de l’écrivain ne s’est jamais arrêtée au fait de témoigner des difficulté­s de sa terre natale. Il a, de manière plus large, toujours eu la volonté de raconter son époque.

Extra pure, le livre qu’il a écrit en 2013 après Gomorra, est sous-titré Voyage dans l’économie de la cocaïne. Il se propose de prouver comment la coke relie les jeunes Occidentau­x aux vieux paysans mexicains, et de démontrer comment les grands barons de la drogue ont plus d’influence sur la marche du monde que les hommes d’état. Piranhas, qui sort ces jours-ci en France, affiche le même objectif. Il raconte comment une poignée de jeunes adolescent­s sont devenus, l’espace de quelques mois et à la faveur d’une vacance du pouvoir mafieux au milieu des années 2010, la principale bande criminelle de Naples. Le livre est maquillé en roman “pour pouvoir approfondi­r les sentiments des personnage­s”, explique l’auteur. Mais l’histoire est réelle: c’est celle d’emanuele Sibillo, le premier “baby boss” de l’histoire, mort à 19 ans d’avoir voulu tout, tout de suite. Les baskets les plus voyantes, le champagne le plus coûteux, la moto la plus rapide. Le stade ultime de la société de consommati­on, selon Saviano. “Mes baby gangsters ne sont pas seulement napolitain­s, bien au contraire, explique-t-il. Ce sont les mêmes adolescent­s que ceux que l’on trouve dans toutes les banlieues du monde: à Barcelone, à Kiev, à Paris. Seuls les détails changent, mais la morale est partout la même dans ces coins: il y a les baiseurs et les baisés.” À ceux qui le croient enfermé dans des histoires de mafia napolitain­e, condamné à écrire encore et encore des versions de Gomorra, Roberto Saviano oppose donc un démenti formel. “Je n’éprouve pas de regrets à écrire ces livres, parce que je sens que j’ai trouvé une route universell­e. Je sens que je raconte le monde à travers Naples, que Naples est un laboratoir­e.” Il cite ensuite cette phrase de Curzio Malaparte, tirée de La Peau (1949): “Que vous attendez-vous à trouver à Londres, Paris ou Vienne? Vous trouverez Naples. C’est le destin de l’europe de devenir Naples.”

Cette ambition est sans nul doute ce qui rend Saviano meilleur que tous les journalist­es qui, de Palerme à Mexico, écrivent sur les organisati­ons mafieuses. Mais c’est aussi à elle qu’il doit de se retrouver aujourd’hui dans sa situation, cible à la fois du crime organisé, du pouvoir politique et, dans une moindre mesure, de la classe intellectu­elle de son pays. L’immigratio­n, la légalisati­on des drogues, la politique intérieure: Roberto Saviano a un avis sur tout, tout le temps. “D’écrivain, il est devenu une sorte d’oracle, un personnage qui distribue les brevets de moralité. Mais ce n’est pas un rôle que l’on peut tenir avec une si petite oeuvre et à même pas 40 ans”, accuse Simone De Meo, journalist­e napolitain qui écrit sur les mêmes sujets et qui porta plainte contre l’écrivain pour plagiat au moment de Gomorra. Lui, Saviano, dit qu’il ne voit pas le problème. Ou plutôt qu’il ne l’a pas vu venir. “Je ne m’étais même pas rendu compte que cela pourrait un jour m’attirer des ennuis, dit-il. Prendre position m’a toujours paru une chose naturelle. J’ai toujours aimé Sartre. Aujourd’hui, on le cache, aujourd’hui on ne peut plus parler que de Camus. J’aime beaucoup Camus aussi, mais Sartre, j’adore.

Deux grosses couilles. Bien sûr, il s’est beaucoup trompé, en premier lieu sur sa passion soviétique. Mais il prenait toujours position, il écrivait, il était à l’intérieur de la société.” En parlant, en s’agitant, Roberto Saviano pensait qu’il soulèverai­t des foules. Il avait cru Thomas Mann: quand un régime mauvais se met en place, l’autre gouverneme­nt devient la culture. Il s’est trompé, sinon sur le fond, au moins sur l’époque. “On assiste aujourd’hui en Italie à un certain bouillonne­ment culturel, notamment dans la musique, reconnaît-il. Mais aucun des artistes qui marchent, comme Calcutta, ne prend de position politique. Jamais. Ils auraient l’impression de se salir. Et surtout, ça ne les intéresse pas: les sentiments et l’intime ont pris le dessus. C’est la figure de Lucio Battisti, la principale influence de tous ces nouveaux chanteurs. Battisti a gagné. C’est légitime. Mais je le regrette.”

Une pause. “Je crois que je n’arriverai jamais à parler de sentiments.”

“L’époque est tellement féroce…”

Il reste néanmoins, dans son malheur, une figure à laquelle Roberto Saviano peut s’accrocher. C’est évidemment celle de l’écrivain et cinéaste Pier Paolo Pasolini, la vigie qui, jusqu’à son assassinat sur une plage d’ostie en novembre 1975, empêcha son pays de s’endormir sur ses certitudes. Quatre décennies plus tard, Roberto Saviano est-il son héritier? C’est ce qu’a écrit dans le Corriere della Sera Walter Siti, qui dirigea la publicatio­n des oeuvres complètes de Pasolini. Et c’est ce que pense Saviano lui-même. L’écrivain n’avait pas encore 25 ans lorsqu’il reprit à son compte dans Nuovi Argomenti, à destinatio­n des mafieux et de leurs complices, la célèbre menace que Pasolini envoya au pouvoir politique italien opaque, corrompu et manipulate­ur des années 70: “Je sais, et j’ai les preuves.”

Comme Pasolini, Saviano aime la bataille et le danger.

“Un jour, l’une de ses amies m’a dit: ‘Tu me rappelles Pier Paolo, à la recherche continuell­e de sa mort, pour prouver sa vérité.’ C’est certain”, déclare-t-il. Comme Pasolini aussi, Saviano a décidé de porter le combat là où il se déroule. Son aîné allait à la télévision, qu’il détestait. Lui occupe les réseaux sociaux, qui l’insultent tous les jours. L’italien dispose de sa propre chaîne Youtube, tweete chaque jour ou presque, répond à ses détracteur­s sur Facebook. “Quand j’ai fait l’appel ‘Où sont les écrivains?’ dans La Repubblica, ces derniers l’ont mal pris, explique-t-il. On m’a dit: ‘Qu’estce que tu racontes, Roberto? J’ai fait un post! J’ai signé un manifeste!’ Et alors? Ça marchait dans les années 80. Mais aujourd’hui, tu dois être là tous les jours. Vous savez ce qu’a dit l’homme qui gère la communicat­ion de Salvini? Il a dit qu’il fallait être ouvert tous les jours, 24 heures sur 24. Alors, les intellectu­els qui prennent position une fois par an, qui passent le reste du temps à écrire leurs livres… non! Si Salvini dit quelque chose, réponds. Et réponds sur les réseaux sociaux. C’est comme ça qu’ils sont en train de gagner, en ligne. Et c’est pour ça que moi, je réplique. Même si au moins la moitié des commentair­es qui me concernent sont des choses comme: ‘J’ai mis le champagne au frigo pour quand tu crèveras.’” Le combat de Roberto Saviano, aujourd’hui, est de s’opposer à ce qu’il appelle la “démocra-ture”. “Une grande partie des intellectu­els italiens pensent que j’exagère, que je parle d’apocalypse sans me rendre compte qu’en fait, ça va, que c’était pire avant, ou pareil. Mais c’est faux. Si je mourais aujourd’hui, la moitié de l’italie me cracherait dessus. Il y a cinq ans, ça aurait été différent. Si on m’avait tué à l’époque, tout le pays, même mes ennemis, aurait dit: ‘C’était un héros, souvenez-vous de son engagement, du regard de ce jeune.’ Aujourd’hui, non. Toutes les digues ont sauté. Quan on voit des corps flotter dans la mer, il y en a pour dire: ‘Ils l’ont cherché’. L’époque est tellement féroce…”

Quelques années avant de mourir, dans une lettre à son ami Alberto Moravia, Pier Paolo Pasolini avait écrit: “Je mène la vie que vous menez jusqu’à 22h. Après 22h, je mène une vie que vous ne menez pas, parce que je vais dans des endroits que vous ne fréquentez jamais.” Ce fut aussi, jusqu’à Gomorra, la vie de Roberto Saviano. Le jour avec les intellectu­els et les livres, le soir avec les voyous et les corps sans vie. Pour passer de l’un à l’autre, le jeune écrivain se déplaçait en Vespa, quittant la ville pour s’enfoncer dans des endroits où le bitume disparaiss­ait au fur et à mesure que la zone semblait ravagée par le crime, la drogue et la saleté. Les menaces de mort ont signé la fin de cette existence. Depuis, l’italien ne roule plus qu’entouré de carabinier­s, en voiture et en convoi, comme une vedette –ou comme un prisonnier. Cela l’attriste. “La Vespa a été l’une des choses les plus belles de ma vie, confie-t-il quelques jours plus tard, après avoir quitté la France. Et c’est aujourd’hui l’une des choses qui me manque le plus. Une fois, un magazine m’a demandé de faire un tour à moto. J’ai préféré éviter. J’avais peur de ne pas pouvoir supporter l’émotion. La Vespa, pour moi, c’est l’italie, le Sud, la liberté. Tout ce que je n’ai plus. J’en suis à un point de ma vie où je suis sans vie.” Qu’estce qui vient ensuite? “Je ne sais pas. Je ne sais même pas combien de temps je vais durer. S’ils ne me mettent pas hors course avant, s’ils ne m’arrêtent pas avant… Je ne sais pas ce qui va arriver, mais c’est fini.”

“Si on m’avait tué il y a cinq ans, toute l’italie aurait dit: ‘C’était un héros.’ Aujourd’hui, la moitié du pays me cracherait dessus”

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