Society (France)

Mystère au Vatican

En 1983, une jeune adolescent­e du nom d’emanuela Orlandi disparaiss­ait au coeur de la cité du Vatican. Le point de départ d’une énigme qui a mené sa famille et les enquêteurs dans les méandres de la guerre froide, du banditisme italien et de la cité papal

- PAR MARGHERITA NASI, À ROME ILLUSTRATI­ON: ALINE ZALKO POUR SOCIETY

En 1983, Emanuela Orlandi, une jeune adolescent­e, disparaiss­ait au coeur de la cité papale. Le point de départ d’une énigme qui n’a jamais trouvé de réponse. Jusqu’à aujourd’hui?

C’est un somptueux palais entouré de cèdres, palmiers et pins parasols. Sur le portail d’entrée, une inscriptio­n –“Inter sidereos Roma recepta polos”– rend hommage à la beauté de Rome, “reçue parmi les étoiles du firmament”. Les quatre ouvriers qui effectuent des travaux de terrasseme­nt, ce lundi 29 octobre, dans l’ambassade du Saint-siège auprès de l’italie, n’ont pourtant pas les yeux rivés vers les astres, mais les mains dans la terre. Alors qu’ils posent une nouvelle chape pour le sol, leurs doigts butent sur des fragments d’ossements humains. Quelques heures plus tard, la macabre trouvaille provoque un tremblemen­t qui agite l’italie. Dans tous les JT, dans tous les journaux, la même question: et si le corps retrouvé était celui d’emanuela Orlandi? La figure de cette jeune fille de 15 ans à la longue chevelure lisse et noire, fille d’un employé de la préfecture de la maison pontifical­e vivant dans la cité du Vatican, hante le pays depuis maintenant plus de 30 ans. Emanuela a été vue pour la dernière fois le 22 juin 1983 alors qu’elle sortait d’un cours de musique. Depuis, plus de nouvelles. “S’il s’agit des os d’emanuela, je serai quelque part soulagé. Il faudra ensuite se battre pour savoir qui a tué ma soeur et pourquoi elle a été mise là. En même temps, l’idée qu’emanuela puisse

avoir été tuée et placée sous une brique, les souffrance­s qu’elle a dû endurer, tout

ça m’attriste et accroît ma colère”, réagit presque en direct Pietro Orlandi. Avec son blouson en cuir noir et son regard de loup, le frère de la disparue pourrait tout aussi bien passer pour un flic ou un voyou. Probableme­nt le résultat de plus de 35 années d’enquête, qui ont amené celui qui n’était qu’un simple employé de la banque du Vatican à s’intéresser aux relations internatio­nales, se documenter sur les milieux de la pègre et côtoyer des personnage­s douteux. Car les pistes concernant la disparitio­n de la jeune Emanuela s’égarent dans des chemins sombres et glissants, où l’on croise, pêlemêle, la mafia, des agents bulgares, les Loups gris turcs, des officiers de la Stasi, la célèbre organisati­on criminelle italienne Banda della Magliana, ou encore un réseau de prêtres pédophiles.

C’est pourtant sous un resplendis­sant soleil romain que commence cette histoire. Le mercredi 22 juin 1983, Emanuela Orlandi, 15 ans, et sa soeur Cristina, 12 ans, sortent acheter de quoi cuisiner la pizza du soir. Les citoyennes de la cité du Vatican se baladent puis rentrent à la maison et déjeunent en famille. Emanuela joue ensuite de la flûte traversièr­e pendant que son grand frère, Pietro, écoute les Sex Pistols dans sa chambre. À 15h30, Emanuela

frappe à sa porte. Elle veut savoir s’il peut l’accompagne­r, à moto, à son cours de musique. Pietro refuse. La dernière image qu’il aura de sa soeur restera pour toujours celle d’une adolescent­e en chemise blanche, jean et baskets, claquant la porte de la maison avec ses partitions sous le bras. Les heures qui ont suivi cette sortie ont, depuis, été passées au peigne fin par une foule d’enquêteurs, journalist­es, policiers et magistrats. Il en ressort que sur le chemin de l’école de musique, Emanuela a discuté avec un homme élégant de près de 35 ans, au volant d’une BMW. Puis qu’elle est arrivée en retard à son cours de flûte, auquel elle a participé distraitem­ent. Ensuite, lors de la leçon de chant choral, elle a demandé à sortir dix minutes en avance, à 18h50. Elle a appelé sa soeur Federica et lui a parlé d’une offre de travail, très bien rémunérée, pour faire de la publicité pour des produits cosmétique­s. Puis a emprunté le chemin du retour avec son amie Raffaella. Mais contrairem­ent à sa copine, Emanuela n’est jamais montée dans le bus qui devait la ramener à la maison.

La piste bulgare

Lorsque la famille Orlandi s’inquiète, l’alerte est prise au sérieux. Voilà quelques mois en effet qu’une rumeur fait planer un risque d’enlèvement d’un citoyen du Vatican pour demander la libération d’ali Agca, le terroriste turc qui avait atteint de deux balles le pape Jean-paul II place Saint-pierre, à Rome, le 13 mai 1981. C’est donc logiquemen­t sur cette piste que se focalisent les premières enquêtes. Le commandita­ire pourrait être le lobby procommuni­ste du Vatican, pense-t-on. Un inside job, en quelque sorte. “À l’époque, le Vatican était scindé en deux factions rivales: la frange anticommun­iste, représenté­e par Jean-paul II, et une moins radicale, qui prônait un dialogue entre le Saint-siège et les régimes communiste­s. À la suite de la tentative d’assassinat du pape, le bloc de l’ouest du Saint-siège bénéficiai­t d’un fort soutien populaire. La frange adverse voulait à tout prix éviter que les responsabi­lités de l’attentat contre le pape ne retombent sur les pays de l’est”, rappelle Fabrizio Peronaci. Ce journalist­e aux cheveux en bataille enquête pour le Corriere della Sera sur la disparitio­n d’emanuela Orlandi depuis plus d’une décennie. Il a coécrit avec Pietro Orlandi le livre Mia sorella Emanuela. “Dans la version initialeme­nt

donnée aux policiers italiens après son arrestatio­n, Ali Agca impliquait l’ex-union soviétique et les services secrets bulgares, rappelle-t-il. L’enlèvement d’emanuela, c’était donc la monnaie d’échange contre sa grâce, à condition qu’ali Agca revienne sur ses propos pour ne pas compromett­re le bloc de l’est. C’est d’ailleurs ce qu’il a

fait.” L’intrigue a beau être alambiquée, le journalist­e est sûr de lui. Pour le prouver, il met en avant les révélation­s de Marco Fassoni Accetti. Ce drôle de personnage, photograph­e d’art, proche des milieux ecclésiast­iques et adepte des déguisemen­ts, s’est dénoncé en 2013. Il affirme avoir été le ravisseur d’emanuela Orlandi et évoque ce même complot internatio­nal. Mais cette thèse s’est effondrée comme un château de cartes: le témoignage de Marco Fassoni Accetti a été déclaré non fiable par la justice italienne, qui avait écarté la piste du terrorisme internatio­nal en 1997 lorsqu’elle avait classé une première fois l’affaire Orlandi. Il faudra attendre le 11 juillet 2005 pour que l’enquête rebondisse. Ce jour-là, au beau milieu de l’émission de télévision Chi

l’ha visto, le Perdu de vue italien, un appel téléphoniq­ue anonyme, passé par une voix masculine qui ne sera jamais identifiée, ressuscite le spectre Orlandi: “Si vous voulez en savoir plus sur Emanuela, allez regarder qui est enterré dans la crypte de la basilique Saint-apollinair­e.” Quelques jours plus tard, la police découvre, dans cette église située en plein centre de Rome, le corps d’enrico de Pedis, dit Renatino, figure du grand banditisme romain. Pourquoi le chef de la bande de la Magliana –la célèbre organisati­on criminelle romaine qui a inspiré le livre et le film

Romanzo Criminale– repose-t-il aux côtés de papes et de cardinaux? Et quel est son lien avec l’adolescent­e disparue en 1983? À la première question, celui qui est alors recteur de la basilique répond en mettant en avant les “bonnes oeuvres auprès des

pauvres” du malfrat. Le lien avec l’affaire Orlandi, lui, est un autre nid à théories. La plus célèbre d’entre elles, soutenue par le magistrat Rosario Priore, mène encore à la guerre froide. Elle évoque le scénario d’un prêt de la Banda della Magliana pour la cause Solidarnos­c, le syndicat de Lech Walesa qui s’opposait alors au pouvoir communiste en Pologne. D’après le juge italien, l’organisati­on criminelle aurait prêté entre quinze et vingt milliards de lires au Vatican, qui à l’époque avait besoin de fonds pour financer Solidarnos­c et faire tomber les régimes communiste­s. Cette somme n’ayant jamais été restituée, la Banda della Magliana aurait voulu faire pression sur le Vatican en enlevant une de ses citoyennes.

Cette enquête-là, “extrêmemen­t complexe

et fouillée”, selon les mots du procureur de Rome, Giuseppe Pignatone, s’est finalement arrêtée en 2015, faute de preuves. Mais Giancarlo Capaldo, en charge de l’affaire, a refusé –fait rarissime– de la classer. Le magistrat, ancien responsabl­e de la direction antimafia de Rome, croit lui aussi que la Banda della Magliana a joué un rôle dans la disparitio­n d’emanuela Orlandi, au moins en tant que “main-d’oeuvre”. Pourquoi? Qui tirait les ficelles? Le magistrat peine à répondre à ces questions, mais brandit une autre certitude: le Vatican possèderai­t un dossier sur Emanuela Orlandi, et refuserait de le transmettr­e. “Plusieurs sources me l’ont confirmé.”

Le Vatican aurait-il sa part de responsabi­lité? C’est ce que pense Emiliano Fittipaldi. Ce journalist­e de L’espresso est devenu célèbre en publiant des documents confidenti­els du Vatican mettant au jour un scandale financier au sein de l’église, point de départ de l’affaire “Vatileaks 2”. Il est aujourd’hui, dit-il, en possession d’un autre document confidenti­el en provenance du Vatican, intitulé “Compte rendu sommaire des dépenses soutenues par l’état de la cité du Vatican pour les activités relatives à la citoyenne Emanuela Orlandi”. Ce courrier de cinq pages daté du 28 mars 1998 énumère les dépenses engagées par le Vatican pour éloigner

“TOUT LE MONDE A PEUR AU VATICAN, MÊME CEUX QUI NE SAVENT PAS CE QUI S’EST PASSÉ” Pietro Orlandi, le frère de la disparue

Emanuela Orlandi, dont 500 millions d’euros pour la dissimuler dans des instituts religieux à Londres. “Si le document est authentiqu­e, cela prouverait que le Vatican a mené sa propre enquête sur le cas Orlandi en déployant de gros moyens financiers, sans jamais rien transmettr­e aux autorités italiennes. Pire encore, cela signifiera­it que l’adolescent­e aurait été cachée pendant de longues années. Mais pourquoi?” s’interroge le journalist­e. Il n’a pas trouvé de réponse auprès des autorités religieuse­s. Nous non plus: Greg Burke, le directeur du bureau de presse du Saint-siège, qui a taxé le document de “faux et ridicule”, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. “L’absence de réaction du Vatican est étonnante, estime

Emiliano Fittipaldi. Même s’il s’agit d’un faux, il faudrait ouvrir une enquête pour comprendre qui est à l’origine de ce canular!” Si l’affaire Orlandi est aussi l’histoire d’hommes –magistrats, journalist­es et proches– qui ont sondé les abîmes de cette disparitio­n et en sont ressortis avec des avis diamétrale­ment opposés, tous tombent d’accord sur un point: l’absence de collaborat­ion de l’état pontifical est totale, et surprenant­e. Pietro Orlandi: “Tout le monde a peur ici, même ceux qui ne savent pas ce qui s’est passé.”

“Ne t’inquiète pas, maman”

De tous les faits divers transalpin­s, le cas Orlandi est, sans contexte, celui qui se renouvelle le plus spectacula­irement. Services secrets, mafia, Vatican… Pietro Orlandi, le frère de la disparue, n’a jamais réussi à exclure aucune hypothèse. “Chaque piste contient

des bribes de réalité, dit-il. L’enquête sur le terrorisme internatio­nal, par exemple, a été classée, mais on sait que des agents bulgares se sont immiscés dans l’affaire en écrivant des lettres de chantage. Après, est-ce qu’ils l’ont fait parce qu’ils avaient effectivem­ent enlevé Emanuela ou simplement pour tirer profit de la disparitio­n d’une citoyenne du Vatican? Je ne sais pas…” La pieuse mère d’emanuela a elle aussi gardé la foi. Sa fille lui rend régulièrem­ent visite, en rêve: elle lit sous un arbre, au loin, et la rassure: “Ne t’inquiète pas, maman, rentre à la

maison, tout va bien ici.” Emanuela aurait aujourd’hui 50 ans. Pour célébrer son anniversai­re, Madame Orlandi a écrit une lettre déchirante. “Je devrais t’imaginer avec les cheveux grisonnant­s et quelques rides sur le visage, mais je n’y arrive pas. Je te revois encore gamine, tu sautes dans mes bras, tu m’embrasses et tu me dis que tu m’aimes.” Les Orlandi auront-ils un jour un corps sur lequel pleurer? La réponse se trouve peut-être dans ce petit tas d’os ensevelis au coeur de la capitale italienne que les ouvriers viennent de retrouver. Pietro Orlandi a rencontré les procureurs qui enquêtent sur les ossements. Un détail pourrait aider les experts de la police scientifiq­ue à déchiffrer ces restes humains: la présence d’une dent, potentiell­ement de sagesse. Dans ce cas, il s’agirait du corps d’un adulte, puisque les dents de sagesse apparaisse­nt généraleme­nt entre 16 et 25 ans. Après le terrorisme, le banditisme et les arcanes du Vatican, les enquêtes se focalisent donc sur une molaire. Au risque, comme toujours, de se casser les dents.

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