Society (France)

La France O’tacos

- PAR PIERRE-PHILIPPE BERSON, À VALENCIENN­ES, TROYES ET SENS PHOTOS: ROMAIN BERNARDIE-JAMES ET RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

En moins de dix ans, l’enseigne de restaurati­on rapide et hypercalor­ique est devenue un succès économique. Mais aussi un phénomène de société, permettant aux génération­s de se croiser, aux centresvil­les délaissés de retrouver un peu de vie et aux “bédaveurs” de reprendre des forces. Reportage.

En moins de dix ans, l’enseigne de restaurati­on rapide et hypercalor­ique O’tacos est devenue davantage qu’un succès économique: un phénomène de société. Le fast-food où l’on traˆı ne longtemps après avoir fini son plateau, celui que l’on snape pour faire baver les copains et les copines. Et celui aussi, désormais, que l’on rêve de faire venir dans sa ville quand on est un élu en mal de commerces.

ens, C’est ville vrai bourgeoise? qu’on a longtemps Allons donc... eu cette image mais ce n’est pas entièremen­t vrai.” Pas entièremen­t faux non plus. Nicole Langel s’anime sur son fauteuil, provoquant le mouvement coordonné de son foulard en soie et de son collier en or. L’adjointe au maire en charge du commerce et du “rayonnemen­t de la ville” aimerait bien dézinguer l’image pépère qui colle à sa commune. Compliqué, tant Sens ressemble à la petite ville proprette de carte postale, avec ses façades à colombages et ses géraniums aux lampadaire­s. Nicole Langel concède d’ailleurs un déficit de fun: “On devrait offrir davantage à notre jeunesse.” Oui, mais quoi? À chaque fois que la commune du Nord-bourgogne hume l’air de la modernité, elle se tourne vers Melun, ville voisine de 70 kilomètres et porte d’entrée de l’avant-garde pour les Sénonais. “On a vu que O’tacos marchait très fort là-bas,

les jeunes adorent, ça redynamise le centre-ville”, observe, envieuse, Mme Langel. C’est pour cela qu’en début d’année, quand l’enseigne est venue toquer à la porte de la mairie de Sens avec le projet d’y ouvrir un restaurant, elle et ses collègues ont déroulé le tapis rouge: acceptatio­n illico du dossier, aide à la recherche d’un local et suivi étroit des travaux. Selon l’adjointe au maire, O’tacos devrait permettre à Sens de rattraper Melun sur l’échelle du cool, et de faire plaisir à ses jeunes. Mieux, l’enseigne favorisera la mixité sociale et le vivre-ensemble. “On va montrer que l’on a beau être une ville de province, on sait répondre aux besoins de notre jeunesse. Entre les collèges privés et des gens du quartier HLM, ça va créer de la mixité, se réjouit l’élue. Tout ce monde va se croiser à O’tacos. C’est très bien qu’il y ait du brassage! Mais attention, on va être vigilants. On sait qu’il va falloir surveiller de près, ça peut entraîner des nuisances.” Nouveau frisson de la restaurati­on, O’tacos sentirait donc autant la frite que le soufre? Il est vrai que l’ouverture d’un restaurant de la chaîne peut virer à l’émeute, comme l’an dernier à Valencienn­es. Ce 13 septembre 2017, la ville trépigne d’impatience. L’établissem­ent doit ouvrir sur la place d’armes à midi. Depuis 9h, des dizaines de clients se massent devant les grilles. À l’ouverture, surprise. Le rappeur Gradur pointe le bout de sa casquette. Invité prestige de l’inaugurati­on, il est assis sur un canapé à l’étage, trois tacos posés sur un plateau. Sa présence provoque un mouvement de foule qui se transforme en bagarre, avec police et bombes lacrymogèn­es. “On a dû fermer, des familles

se réfugiaien­t dans le magasin, canarde un commerçant

voisin. Les mecs du tacos n’avaient prévenu personne, ni la mairie ni la préfecture. C’était un événement monté complèteme­nt à l’arrache. Pour canaliser la foule, ils ont piqué des barrières au chantier d’à côté.” Bilan de l’ouverture: deux gérants du restaurant en garde à vue, deux personnes mises en examen et quinze jours de fermeture administra­tive. “C’est vrai qu’il y avait du monde...” concède Kevin Isekusu, employé du franchisé, organisate­ur de l’événement et ami d’enfance de Gradur. Passés ces débuts agités, le resto cartonne –il ne communique pas de chiffres, si ce n’est celui de 500 repas servis par jour. Ce jeudi midi, toutes les tables sont occupées. Sur les plateaux, une dégoulinad­e de gras. Les clients composent leur tacos à partir d’un choix de six viandes, treize sauces et des garnitures légères de type raclette, Boursin, lardons ou gouda. À quoi s’ajoutent des frites et de la sauce fromagère, mélangées avec le reste dans une galette de blé. La recette n’a rien à voir avec le tacos mexicain et s’apparente à une fusion entre burrito, kebab et panini, le tout culminant à 1 000 calories le sandwich, contre 500 pour un Big Mac. O’tacos repousse les frontières de la malbouffe en reléguant les légumes en option. Lors de la commande, alors qu’un client choisit d’ajouter des falafels, la caissière le met en garde: “Je vous préviens, ce sont des légumes...” “C’est majestueux, toute cette viande” Camille, Romane, Alix et Sohane sont lycéennes et viennent presque tous les jours, après les cours. Elles commandent un sandwich ou seulement une boisson. “À chaque fois que je viens, je prends une photo et je la poste sur Snapchat. Ça fait rager les gens du lycée. Mcdo? Je ne snape jamais là-bas. Y a pas de canapé, y a pas de télé, c’est moche. Ici, c’est plus chaleureux, y a des murs en bois”, déroule Alix, la blonde. Camille, anorak fourré et créoles aux oreilles,

hoche la tête et inclut O’tacos dans

la shortlist de ses passions. “Dans la vie, mes trois trucs préférés, c’est Snapchat, Netflix et O’tacos.” Même enthousias­me chez les quatre loulous attablés dans un coin, dos vouté sur leur tacos et regards

en coin. “On vient trois fois par semaine. Je prends toujours le poulet-cordon bleu, c’est ma

signature”, rigole Dimitri, la bouche pleine, entouré de Lucas, Alexis et Ludovic, tous potes depuis la maternelle. Ils ont aujourd’hui 20 ans et vivent chez leurs parents à La Sentinelle, une commune à cinq kilomètres de Valencienn­es. Lucas, physique de fil de fer enveloppé dans un survêtemen­t Lacoste surmonté d’une casquette Yamaha, détaille le programme de leurs festivités nocturnes, lesquelles débutent immanquabl­ement par un encas généreux: “On se prend un tacos ; après, on achète une bouteille de whisky chez Auchan ; on la siffle dans le garage de l’un de nous ; on se change et on va en boîte, à L’agora. Ici, il n’y a rien d’autre à faire. Et le tacos, ça plâtre: avec lui, tu encaisses mieux l’alcool.” Ludovic acquiesce. Il finit son sandwich XL, un assemblage de trois viandes dont il vient à bout sans peine, traquant du bout des doigts les dernières miettes sur son plateau. “Mon voisin fume plein de joints et quand il a une fringale, y a qu’un tacos qui le remplit. Ça cale plus qu’un burger ou une pizza. Tous les bédaveurs kiffent

O’tacos.” Mais il n’y a pas qu’eux. Les familles aussi adorent. Comme les Liénard. Romuald et Céline, les parents, font plaisir à leurs enfants, Julie, Lydie et Tanguy. À 12 ans, ce dernier devient lyrique au moment d’évoquer son amour des tacos: “C’est majestueux, toute cette viande.” Ils sont venus spécialeme­nt d’orchies, à 20 minutes de voiture. “Il nous

faudra bien plus longtemps pour digérer”, vanne le père en se tenant la panse.

Avec un taux de vacance commercial­e de 20% qui culmine à 49% dans certaines rues, Valencienn­es downtown respire l’abandon. Même Mcdonald’s a foutu le camp. Coup de grâce, la station de tramway Hôtel de Ville, censée desservir l’ultracentr­e, est restée fermée un an. “Trop d’embrouille­s, trop de deals, la mairie l’a condamnée”, éclaire un commerçant. L’activité s’est déportée à l’extérieur, autour du Satellium, un centre commercial avec cinéma, bowling et moult restos, laissant les rideaux gris tomber sur les devantures des rues piétonnes. Dans ce centre-ville désolé, O’tacos détonne. Même les détracteur­s le reconnaiss­ent, tel

Marcel, serveur dans un troquet de la place d’armes: “Ils ont une clientèle qui fait jaser mais ça tourne, ils ont toujours du monde.” Chez Foot Locker, situé juste en face du tacos, “la fréquentat­ion progresse, surtout vers 11h. Mais ça n’a aucun impact sur les ventes. Ce sont les lycéens qui viennent squatter en attendant l’ouverture du resto”, soupire un employé. En vérité, la popularité de l’établissem­ent se mesure surtout sur les réseaux sociaux. Le compte Facebook de O’tacos Valencienn­es rassemble 25 000 personnes, pour une ville qui compte officielle­ment 43 000 habitants. Un succès qui s’explique par une communicat­ion ultraciblé­e

“Des maires nous interpelle­nt sur Twitter pour qu’on ouvre chez eux, à Châteaurou­x, Beauvais, Dreux” Patrick Pelonero, cofondateu­r de l’enseigne

à base de géolocalis­ation et de recoupemen­ts de

données. “Nos messages sont mis en avant, par exemple, chez tous les garçons qui likent des clubs de foot dans un rayon de 30 kilomètres. Ce qui marche le mieux, ce sont les appels à l’action, du type ‘Mentionne un pote pour qu’il t’offre un tacos’. Celui-ci a été vu plus de 100 000 fois, se

félicite Kevin Isekusu, l’index sur l’iphone. Et toute cette publicité ciblée ne nous coûte presque rien. On verse à Facebook moins de 100 euros par mois pour ces services.”

“C’est peut-être dégueu, mais ça sonne vrai”

C’est ainsi que O’tacos fonctionne depuis ses débuts: débrouilla­rdise et petits moyens. Avant de devenir une success-story flamboyant­e avec 200 millions d’euros de chiffre d’affaires et bientôt 220 établissem­ents en France, aux Pays-bas, en Belgique et au Maroc, O’tacos était d’abord un resto de poche. Depuis le boulevard des Alliés, à Grenoble, l’affaire est lancée en 2007 par trois amis, Patrick Pelonero et les frères Traoré, Silman et Samba. Le trio se lance dans la grande aventure de la restaurati­on avec l’ambition de tout casser et des moyens précaires pour y parvenir. “J’ai conçu la sauce fromagère chez moi, dans ma cuisine. J’ai fait des dizaines de tests avec de la crème fraîche en pot, du comté et du gruyère, retrace Patrick Pelonero, à l’origine spécialisé dans le bâtiment. Il fallait que la recette soit parfaite parce qu’il y avait déjà de la concurrenc­e. Le tacos à la française avec de la crème, ça existe à Lyon depuis le début

des années 2000.” Une fois trouvée la bonne alchimie fromagère, restait encore à concevoir le marketing. À l’époque, les trois fondateurs n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’une agence de com’. Ils marchent au flair et restent fidèles à leur ville d’origine, Grenoble. L’enseigne sera donc savoyarde et le fera savoir, avec des murs couverts de bois et un logo représenta­nt un taco en forme de montagne coiffée d’une coulée de neige couleur cheddar. En 2010, O’tacos ouvre un second restaurant à Bordeaux. Puis, vient le moment de conquérir la capitale, là encore avec les moyens du bord. “On avait un budget de 10 000 euros. On a trouvé le local le moins cher d’île-de-france sur Leboncoin, à Tremblay-en-france. On a donc commencé avec des emplacemen­ts de fortune. Ce n’était pas une stratégie, juste qu’on ne pouvait pas faire autrement”, replace le fondateur. Moins de dix ans plus tard, O’tacos quadrille la France avec une prédilecti­on pour les centres-villes, un emplacemen­t plus rentable pour les franchisés. “Ouvrir un Mcdo coûte trois fois plus cher qu’ouvrir un O’tacos. En plus, si vous allez en périphérie, il faut une superficie commercial­e plus élevée et un parking”, évalue Rédouane Belgherbi, le propriétai­re de la franchise de Troyes. Lui a lâché sa pizzeria à Issy-les-moulineaux pour planter la bannière de l’enseigne dans la préfecture de l’aube, au beau milieu du centre historique, dans un dédale de ruelles serpentine­s et de maisons à colombages. Un emplacemen­t charmant, mais en pleine dégringola­de. Le centre-ville de Troyes se vide en effet de ses commerces, à tel point que la cité champenois­e,

comme 222 autres communes de France, bénéficie du plan de revitalisa­tion urbaine. Ce programme, baptisé Action coeur de ville, prévoit de distribuer cinq milliards d’euros de subvention­s pour ramener des habitants et des commerces dans ces zones désertées.

Une aide pas vraiment nécessaire pour O’tacos. À Troyes, en ce jour de début novembre, les tables sont quasiment toutes occupées. Parmi les clients du jour, Jacqueline, venue manger un (gros) morceau avec Sylvie, une ancienne copine de fac: “Y a pas grand-chose d’excitant à Troyes. C’est sympa ici, c’est nouveau, c’est plein, ça fait

une sortie.” Le succès semble surprendre

le boss des lieux. “Mon banquier hallucine, un O’tacos est rentabilis­é en deux ou trois ans”, s’émerveille Rédouane Belgherbi, qui a ouvert son restaurant en décembre 2017 mais prospecte déjà pour en ouvrir un deuxième. Le succès de l’enseigne est même tel que ce sont désormais les collectivi­tés locales qui solliciten­t O’tacos. “Des maires nous interpelle­nt sur Twitter pour qu’on ouvre chez eux, à Châteaurou­x, Beauvais, Dreux”, hallucine Patrick Pelonero. Selon le fondateur, tout cela est dû au fait que l’enseigne a réussi à “donner une âme” à son concept: “Sur les réseaux sociaux, on poste des photos de tacos dans lesquels on a déjà croqué. C’est peut-être dégueu, avec des frites qui débordent et la sauce qui coule, mais ça sonne plus vrai que les photos de burgers entiers de Mcdo. Nous, on est authentiqu­es, le succès vient de là.” À l’arrivée, la marque a accompli ce qu’aucun kebab n’a réussi à faire: structurer une chaîne de fast-foods sur toute la France. Désormais racheté par un fonds d’investisse­ment, Kharis Capital, O’tacos ne change pas d’un iota son business model. La viande reste 100% halal –“pour n’exclure personne”, dit Patrick Pelonaro–, et les horaires sont à rallonge, les restaurant­s fermant rarement avant minuit. Le lieu doit rester aussi convivial que possible –la plupart des restaurant­s ont des télévision­s et diffusent du foot les soirs de match. “On laisse les gens manger, puis ils peuvent rester après, sans problème. On met de la musique. Du rap, mais pas trop vulgaire. Pas

des chansons avec des ‘nique ta race’ ou ‘je vais te baiser’

quand les gens déjeunent”, professe Rédouane Belgherbi. Quant à l’aspect malbouffe, l’enseigne est loin de la réfuter: elle la revendique, même. En témoigne son concours du gigatacos. Tous les jeudis soir, un mastodonte de 2,2 kilos de viande est servi dans chaque restaurant. Les participan­ts ont trois heures pour venir à bout de cet Himalaya du gras. S’ils y parviennen­t, le plat leur est offert. S’ils échouent, ils règlent l’addition de 18 euros. Depuis son lancement, l’événement attire gros mangeurs, petits plaisantin­s et youtubeurs, comme Florianona­ir ou Mohamed Henni, ébahi devant le gabarit du plat: “Ce n’est pas un tacos, c’est

une cantine scolaire!” Sympa, Rédouane Belgherbi et ses équipes préviennen­t ceux qui “croient encore qu’ils viennent manger dans un restaurant mexicain” qu’il s’agit d’autre

chose. “Des mamans de 40 ans viennent et commandent un XL. On leur conseille de plutôt prendre un L. Sinon, ce serait comme vendre des chaussures taille 45 à quelqu’un qui •TOUS fait du 39.” PROPOS RECUEILLIS PAR PPB

“Mon voisin fume plein de joints et, quand il a une fringale, il n’y a qu’un tacos qui le remplit. Tous les bédaveurs kiffent O’tacos” Ludovic, client

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Le Boursin ou la vie.
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À Lille.
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À Valencienn­es.

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