La dérive bitcoins
Le Français Mark Karpelès vient d’être condamné par un tribunal de Tokyo à deux ans et demi de prison avec sursis. En cause, son rôle dans la disparition de 650 000 bitcoins. Le journaliste Jake Adelstein, qui consacre un livre à l’affaire, raconte ce qu’il sait de lui.
Le 15 mars dernier, Mark Karpelès était condamné par un tribunal de Tokyo à deux ans et demi de prison avec sursis, échappant à la peine de dix ans ferme réclamée par le procureur. Ce Français installé au Japon avait été arrêté en août 2015 dans le cadre d’une enquête sur la disparition de 650000 bitcoins (à l’époque, environ un demi-milliard de dollars) appartenant aux utilisateurs de Mt. Gox, la plateforme d’échange qu’il a créée et par laquelle passaient alors 70% des transactions mondiales de la cryptomonnaie. Après s’être infiltré dans le monde des yakuzas dans son best-seller Tokyo Vice, Jake Adelstein consacre aujourd’hui un livre à l’affaire.
Àl’origine, le bitcoin a été créé comme une sorte de rêve libertarien. Aujourd’hui, n’est-il pas devenu qu’un objet de spéculation?
Je partage ce sentiment. Il y a ce proverbe dans la Bible: ‘L’amour de l’argent est source de tous les maux.’ Le bitcoin ne fait pas exception. Ses fluctuations ont rendu des gens riches, mais elles ont aussi corrompu tous ceux qui l’ont manipulé. Même si je n’en ai jamais été un grand adepte, c’est vrai qu’au début des bitcoins –disons jusqu’en 2014–, il y avait une sorte de communauté d’idéalistes, très ouverts et soudés, qui organisaient des rassemblements et voulaient éviter un nouvel effondrement financier. Ce n’était pas une question d’argent. Aujourd’hui, ce n’est devenu que de l’or virtuel. Même Satoshi Nakamoto (mystérieux créateur du bitcoin, jamais identifié, ndlr) a pris ses distances, comme s’il avait donné naissance à une créature de Frankenstein.
Reste-t-il quelque chose du rêve originel? Quand mon agent me paye mes droits d’auteur, il utilise un service qui les transforme d’abord en bitcoins, puis en yens. Ça coûte quelques centimes au lieu de 35 dollars. C’est pas mal quand on ne veut pas payer 35 dollars à une banque qui n’a rien fait. Mais c’est vrai que les pionniers avaient autre chose en tête: une monnaie indépendante des gouvernements, qui ne causerait pas d’inflation et qui préserverait l’anonymat. Quelque chose de très utile pour des pays pauvres, où les systèmes bancaires sont instables et où les gouvernements fliquent la population. Mais l’anonymat des bitcoins a disparu il y a un moment.
Mark Karpelès semble avoir péché par naïveté, comme avant lui Ross Ulbricht (créateur de Silk Road, sorte d’amazon de la drogue, condamné à la perpétuité en 2015, ndlr). Comment ces gens ont-ils pu croire que les bitcoins ou le dark web resteraient éternellement anonymes? Parce que quand ils ont fait leurs débuts dans ce monde, ce dernier était amical, plein d’idéalistes. Il y a eu de longs débats en ligne assez drôles entre Mark Karpelès et Satoshi Nakamoto sur l’usage que feraient les gens de leurs bitcoins. Mark disait que c’était parfait pour les paris en ligne, Satoshi Nakamoto pensait que ça servirait pour le porno. Au début, ils avaient raison, personne ne pouvait tracer un bitcoin jusqu’à son propriétaire. Mais il n’y a pas de système impossible à infiltrer. Mark Karpelès dit qu’il adore le Japon parce que quand il oublie son ordinateur sur un banc, on le lui rapporte. C’est une histoire charmante, mais quelqu’un qui oublie son ordinateur sur un banc ne devrait pas être à la tête d’une entreprise qui gère des millions de dollars en monnaie virtuelle!
Pourquoi Mark Karpelès n’est-il pas devenu une icône libertarienne, au contraire de
Ross Ulbricht? Parce qu’on peut trouver des vidéos d’ulbricht parlant de libertarianisme, alors que Karpelès n’est pas vraiment un libertarien. Mais aussi parce que Ulbricht a eu du succès, alors que Karpelès a échoué. Pendant trois ans, le gouvernement n’a pas réussi à attraper Ulbricht, et ce dernier a démontré que l’on pouvait avoir un marché libre, avec un système de notation des vendeurs comme sur Amazon, grâce auquel 97% des drogues saisies étaient exactement au niveau de qualité décrit sur le site. Lors du procès d’ulbricht, l’accusation a fait venir des parents d’enfants morts d’overdose à cause des drogues achetées sur Silk Road. Mais au fond, Ross Ulbricht a sans doute sauvé des vies, parce que en achetant sur son site, les consommateurs ne se retrouvaient pas avec de la coke coupée à l’héroïne. Pour les libertariens, c’était un exemple de libertarianisme qui marche. Mark Karpelès, de son côté, a coulé son business et, en plus, il a collaboré avec la police, ce qui fait de lui un ennemi des libertariens.
Pendant l’affaire Carlos Ghosn, certaines voix en France se sont élevées pour ériger la justice japonaise en exemple de la façon dont il faut traiter les délinquants en col blanc. Mais dans votre livre, vous décrivez à travers le cas Karpelès un système qui, au contraire, broie les accusés au détriment des droits de la défense. Les charges retenues contre Karpelès n’avaient rien à voir avec les bitcoins volés, elles n’étaient là que pour le pousser à avouer quelque chose qu’il n’a pas fait. Au Japon, seulement 1% des accusés sont jugés non coupables. C’est un système qui conduit des innocents en prison pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. On doit avoir des preuves contre les gens, on ne peut pas juste les garder en prison jusqu’à ce qu’ils avouent. Je comprends que les gens n’aiment pas les criminels en col blanc ; je comprends que Carlos Ghosn est un arrogant ; je ne l’aime pas ; s’il était sur des rails et qu’un train arrivait, je devrais avoir un débat interne d’une seconde ou deux pour décider si je risque ma vie pour l’aider ou pas. Mais qu’il soit aimable ou coupable sont deux choses différentes. Quiconque dit qu’il faut s’inspirer du système japonais est mal informé.
Lire: J’ai vendu mon âme en bitcoin, de Mark Karpelès, avec Nathalie Stucky (Marchialy)
“Mark Karpelès a coulé son business et, en plus, il a collaboré avec la police, ce qui fait de lui un ennemi des libertariens”