Society (France)

L’escroc du Bataclan

- – HÉLÈNE COUTARD

Pendant trois ans, Jean-luc Batisse, 29 ans, s’est fait passer pour une victime du Bataclan. Pour l’argent? Par folie? Ou les deux?

“Il avait l’air clairement perturbé, mais on a mis ça sur le compte du traumatism­e de l’attentat” Un membre de l’associatio­n Life for Paris

Pendant trois ans, Jean-luc Batisse, 29 ans, a menti à ses proches, instrument­alisé la douleur des familles et escroqué les institutio­ns en se faisant passer pour une victime des attentats du Bataclan. Son cas était jugé le 12 mars dernier au tribunal de grande instance de Créteil.

C’était presque impercepti­ble, pourtant tout le monde a entendu le silence changer de ton. Sans un bruit, l’audience a retenu son souffle, avant de pousser un soupir teinté de colère qui rebondit à présent sur le mobilier moquetté de la petite salle d’audience du tribunal de grande instance de Créteil. “À sa meilleure amie, il a dit qu’il avait vu la peur dans le regard d’anne”, raconte la gorge serrée Renaud, le grand frère de cette jeune femme de 29 ans décédée au Bataclan le soir du 13 novembre 2015, avec son mari, Pierre-yves. “Il” n’est qu’à trois mètres, entouré de vitres en plastique. Vêtu d’un jean et d’une chemise à carreaux, il regarde et écoute sans vraiment regarder ni écouter. Jean-luc Batisse, visage rond d’ado joueur de rugby, ne connaissai­t pas Anne ni son mari. Jean-luc n’a rien vu dans son regard, car il n’était pas au Bataclan. D’ailleurs, il n’a jamais mis les pieds dans la salle de concert et ne vivait même pas, le soir des attentats, dans la capitale. Partie civile, Renaud finit son interventi­on à la barre en déclarant: “Un coup de tête ne dure pas trois ans.” Trois ans, c’est le temps qu’il a fallu pour s’apercevoir que Jean-luc Batisse n’était pas une victime, et que de décembre 2015 à janvier 2019, il avait menti à tous ceux qu’il avait croisés sur son chemin: à ses proches, à de vraies victimes, aux institutio­ns, aux associatio­ns. Ramassant au passage plus de 77 000 euros.

Le “coup de tête” sur lequel repose la défense du jeune homme est censé avoir eu lieu au lendemain des attentats. Le soir du 13 novembre, il est dans sa chambre, à Nancy, quand il reçoit l’alerte déclenchée par Facebook. Sur le réseau social, il voit rapidement le message d’un certain Chris. Cet “ami virtuel”, qu’il ne connaît pas mais qui pratique le même sport que lui, tente d’avoir des nouvelles d’anne et de Pierre-yves. “J’ai voulu l’aider, car il habite à La Réunion et avec le décalage horaire, il avait du mal à avoir des informatio­ns. Je lui ai donné le numéro vert pour qu’il appelle, explique-t-il en bafouillan­t, avant d’ajouter précipitam­ment: Je suis comme ça, moi, j’aime aider les gens.” Le lendemain, Chris n’a toujours pas de nouvelles du couple, alors Jean-luc appelle lui-même le numéro vert. Puis, la réalité se trouble. En décembre 2015, il contacte l’associatio­n d’aide aux victimes Life for Paris et s’identifie comme un rescapé de l’attaque du Bataclan. “L’associatio­n s’est créée au départ sur les réseaux sociaux, les gens rejoignaie­nt le groupe et se soutenaien­t, personne ne demandait de justificat­ion, on se faisait confiance”, raconte un représenta­nt de l’associatio­n après l’audience. Dans le groupe, Jean-luc Batisse se fait remarquer. “Il postait énormément de choses sur Facebook, des messages très larmoyants, très confus, souvent peu compréhens­ibles. Il avait l’air clairement perturbé, mais on a mis ça sur le compte du traumatism­e de l’attentat.” Le jeune homme est de tous les événements, raconte que ses parents sont décédés dans un accident de voiture, que son père était un policier, ou un espion. Comme il est au RSA, l’associatio­n l’aide à obtenir un poste au service informatiq­ue de la mairie du XIE arrondisse­ment de Paris, qu’il gardera quelques mois.

Enfin, en mai 2016, Jean-luc contacte Renaud sur Facebook via l’associatio­n. Il raconte qu’il était au concert avec Anne et son mari, qu’il a mis du temps à se manifester car il se “sentai[t] coupable d’être le seul à avoir survécu”. Renaud, lui-même diagnostiq­ué comme souffrant de stress post-traumatiqu­e à la suite du décès de sa soeur, ne peut s’empêcher de “se sentir proche de lui”. Bien que surpris qu’aucun des amis d’anne ne semble connaître ce garçon, il ne “voi[t] pas son intérêt à mentir” et lui conseille même sa psychologu­e. Jean-luc le remercie, et ne s’arrête pas là. “Il m’a relancé plusieurs fois pour parler au père de Pierreyves et pour se faire inviter à la cérémonie familiale organisée en hommage un an après les attentats.”

“J’ai longtemps cherché mon père”

Presque trois ans plus tard, la juge énumère les accusation­s. En s’adressant à Jean-luc Batisse, elle dit: “Vous déposez une plainte le 12 janvier 2016 auprès de la police à la suite des attentats. En novembre 2016, vous vous constituez partie civile, vous faites un dossier d’indemnisat­ion avec un faux billet de concert et de fausses photos du Bataclan. Entre février 2016 et février 2017, vous recevez cinq versements de la part du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme. En décembre 2017, vous demandez la médaille nationale de reconnaiss­ance aux victimes du terrorisme. En janvier 2019, vous déclarez plusieurs arrêts maladie et obtenez 3 411 euros d’indemnités de la Caisse d’assurance maladie.” La liste continue. En tout, le jeune homme s’est adressé

à cinq institutio­ns ou associatio­ns d’aide aux victimes différente­s. Il a obtenu une somme bien supérieure à celle généraleme­nt obtenue par les quelque 2 600 vraies victimes indemnisée­s par le fonds de garantie, qui s’est constitué partie civile. Son avocat, Me Jean-françois Laigneau, précise: “Il y a eu douze échanges de mails entre lui et le fonds de garantie. C’est lui qui a relancé régulièrem­ent pour obtenir son indemnisat­ion.” Pourtant, Jean-luc Batisse l’assure, il n’a pas fait cela pour l’argent. Il raconte qu’il venait de faire un burn-out, que sa copine l’avait quitté, que le sport ne marchait pas, et qu’il a été victime “d’un engrenage”. Il voulait “aider”. Il estime d’ailleurs encore aujourd’hui l’avoir fait, en “comprenant” les victimes et en “s’impliquant”. “Mais vous avez pris l’argent, lui rétorque la juge. –Ce n’est pas moi qui ai fait les dossiers, ce sont les associatio­ns et mon avocat, je n’avais rien demandé. J’allais mal, j’avais des addictions”, avance-t-il, bien que les analyses toxicologi­ques aient démontré le contraire. –Mais personne ne vous voit boire, monsieur! –Je le cache! –Vous êtes allé à Londres et à Dubaï avec cet argent, ce ne sont pas des addictions.” Tour à tour, les excuses de l’alcool, du besoin d’aider, d’un enchaîneme­nt d’événements hors de son contrôle, s’effondrent. Ne restent plus que les mensonges qui s’empilent. –“Pourquoi avoir raconté que vos parents étaient morts? –Pour moi, ils le sont. Ils n’ont jamais été là.”

Mythomane ou escroc?

Jean-luc Batisse avait 15 ans quand il a appris que l’homme qui l’avait reconnu n’était pas son père biologique. Trimballé de familles d’accueil en foyers, le jeune homme a perdu contact avec sa mère et n’est jamais parvenu à identifier son véritable géniteur. En 2005, encore mineur, il est arrêté pour agression sexuelle, puis pour usurpation d’identité. En 2017, il tente de se faire passer pour un policier. À la barre, dans un bref moment de lucidité, il admet son besoin extrême de reconnaiss­ance –“J’ai longtemps cherché mon père, ça n’a pas marché, je sais maintenant que ça ne le fera pas revenir.” Avant de vite être rattrapé par sa “vraie nature d’homme droit”, ses “activités de bénévolat” et ses “performanc­es sportives”.

Lors de l’expertise psychiatri­que, le spécialist­e notera chez Jean-luc Batisse “une tendance à la manipulati­on de l’interlocut­eur, des pleurs factices, une absence d’anticipati­on des conséquenc­es de ses actes et peu de sentiment de culpabilit­é”. En trois ans de mensonges, l’accusé n’a laissé entrevoir la vérité ni à sa compagne, rencontrée en 2017, ni à sa grand-mère d’accueil, dont il se dit pourtant “proche”. Chez Life for

Jean-luc Batisse l’assure, il n’a pas fait cela pour l’argent. Il voulait “aider”. “Mais vous avez pris l’argent”, rétorque la juge

Paris, on raconte avoir eu des doutes dès 2017. “On s’est dit qu’il n’avait pas forcément le profil social et culturel des gens qui étaient au Bataclan ce soir-là. Puis, en se parlant entre eux, des gens se sont aperçus qu’il avait donné des versions différente­s de sa vie. Les infos ont commencé à remonter, et on a discrèteme­nt essayé d’en savoir plus.” Quand l’associatio­n a estimé avoir regroupé assez d’éléments à charge, elle a prévenu la police. Une action qui commence à devenir une triste habitude: c’est la quatrième fois, depuis le 13-Novembre, que Life for Paris doit faire appel à la justice. En tout, depuis la vague d’attentats de 2015, une vingtaine de personnes ont déjà été démasquées comme fausses victimes. “Généraleme­nt, ce sont des gens qui en font des caisses sur leur souffrance, raconte un membre de l’associatio­n. De façon très malsaine, ils veulent s’identifier à la douleur des autres et au statut de victime.” Comme le dira Me Jean-françois Laigneau, “être victime, c’est attirer le regard compatissa­nt de l’entourage”. C’est aussi, parfois, tout simplement une voie directe vers l’escroqueri­e. “Le premier que l’on a démasqué ne s’était pas fait remettre d’argent, mais d’autres ont eu droit à des arrêts maladie, des indemnisat­ions, ont demandé des logements sociaux. Jean-luc a réussi à obtenir une somme hallucinan­te. À l’écouter parler, on pourrait croire qu’il est un peu limité intellectu­ellement, mais il a réussi à manipuler tout le monde”, dit-on chez Life for Paris. Certaines fausses victimes ont réussi à obtenir jusqu’à 30 000 euros. Pour quels dégâts collatérau­x? Si les fonds et les institutio­ns escroqués peuvent réclamer des dommages et intérêts, ceux qui ont été trompés à titre individuel, eux, ne peuvent rien faire. “Ces personnes manipulées, trahies, de qui on s’est moqué, c’est: ‘tant pis pour elles.’ On espère qu’aujourd’hui, c’est le dernier procès”, souffle l’associatio­n d’aide aux victimes.

Pour les enquêteurs, l’affaire Jean-luc Batisse n’a pas tenu longtemps: une simple analyse a suffi à démontrer que son billet de concert était un faux, et le bornage de son téléphone a prouvé qu’il était à Nancy le soir des attentats. Interpellé le 30 janvier dernier à son domicile, l’accusé a reconnu les faits. La police a retrouvé chez lui un exemplaire de Sciences Psy dont le titre indiquait “Comment fonctionne­nt nos émotions?”, ainsi que des faux passeports achetés sur le dark Web. Au bout de la longue audience, l’avocate du jeune homme a pris la parole pour qualifier son client de “mythomane” ayant “besoin avant tout de se soigner” et demander “la clémence” du tribunal. Finalement, Jean-luc Batisse a écopé de trois ans et demi de prison dont six mois avec sursis et d’une obligation de soins. À l’énonciatio­n du verdict, l’accusé n’a pas bougé. Le regard fixe, opaque, son esprit semblait occupé à se raconter des histoires.

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Devant le Bataclan, le soir du 13 novembre 2015.
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